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3.2 Vers une sociologie politique de l’eau ?

3.2.1 Déconstruction du stress hydrique (Water Scarcity)

3.2.2.1 Guerres de l’eau, Paix de l’eau

Statements about pending threats to international security – that in the 21st century armed conflicts, both international and civil wars, ‘will be fought over water not oil’ – have become common place. (Gleick, 1993: 737).

Le WD est un champ hétérogène, porté par des acteurs extrêmement divers : des chercheurs, des politiciens locaux aux chefs d'État, des journalistes de quotidien au quidam. Ce discours s'est développé dans des contextes aussi différents que le Moyen-Orient80 et l'Afrique Australe. Le WD peut être considéré comme une hégémonie, dans le sens qu’il domine les discours politiques et médiatiques, le monde académique, ainsi que le « sens commun », dès qu’il est question d’eau.81 Le paradigme des guerres de l’eau est une « conception hégémonique » en particulier dans les relations entre la Palestine et Israël sur la question de l'eau. Le WD s'est fondamentalement « désécuritisé » en Afrique Australe, pour devenir une sorte de discours de « Water peace ».

Le paradigme dominant du WD a d’abord privilégié une conception conflictualiste des relations entre états partageant une ressource hydrique. Mais depuis les années 90, il est possible de constater un déclin relatif des approches en termes de « water wars » auxquelles se sont substituées des approches qui conçoivent plutôt l’eau comme un facteur incitatif de coopération entre des états partageant un cours d’eau, évolution analogue à celle qui a amené les approches dominantes des RI à ne plus exclusivement réfléchir en termes réalistes, mais à s’orienter vers des approches libérales, envisageant positivement la coopération entre états – grâce à l’apport critique du « projet constructiviste »82.

Il parait consistant de considérer le WD comme véhiculant des concepts hégémoniques, dans sa représentation des relations internationales sur un même continuum de la guerre à la paix sur l'enjeu de l'eau. Problématique dans la mesure où une homogénéisation des dynamiques internes des états est postulée à chaque « degré » de cette échelle. Alors qu’une situation de coopération entre les institutions étatiques de deux pays n’impliquent pas forcément une volonté de coopération et une pacification entre, par exemple, les acteurs locaux impliqués dans un projet transfrontalier de part et d’autres du transfert, ou encore l’absence de dissension, voire de conflit entre un État, qui entreprend ou participe à un projet au nom de l’intérêt national, et des populations locales qui en subissent les effets néfastes. Ainsi, ce continuum exclut ces « nuances » qui font pourtant la différence entre la simple ratification du discours officiel et l’analyse des dynamiques dans toute l’épaisseur du champ

80« The water war concept has been essentially developed using Middle East examples » (Trottier, 1995: 8)

81« As for all hegemonic concepts, many members of civil society who do not benefit at all from the propagation of the water war idea have nevertheless contributed to its growth and maintenance. University researchers and graduate students have clearly played an important role here » (Trottier, 1995: 11).

82 (Battistella, 2009).

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social et pas seulement la fine « couche » des relations interétatiques. Ces notions sont hégémoniques dans le double sens qu’elles affirment des « vérités » qui excluent un pluralisme dans le sens sociétal qui peut être donné à un projet par les acteurs impliqués et impactés, mais elles performent une réduction de ce pluralisme également au sein même du WD, en tendant à discréditer toute analyse alternative de la construction d’ « espaces hydrauliques » transfrontaliers.

La notion d’hydro-hégémonie, notamment, a bénéficié de l’approche néo-gramscienne d’hégémonie en permettant de prendre en compte des éléments que l’approche réaliste en termes de stabilité hégémonique ne permettait pas de considérer. Cependant, l’approche en termes d’hydro-hégémonie ne semble pas rompre complètement avec le caractère stato-centré qui caractérisait l’approche réaliste et tend à considérer l’hydro-hégémonie émanent essentiellement des Etats –au travers de soft-law83 au vue de la légitimation de la poursuite de leurs intérêts nationaux respectifs.84 Cette notion de soft-law dans le WD semble réserver aux acteurs non-étatiques une position subalterne d’ « hégémonisés », d’agents réagissant au discours produit par les coalitions dominantes sans lieu à partir desquelles ils pourraient produire des positions singulières.85 Ce n’est qu’à la condition de ne pas souscrire à ce stato-centrisme et de ne pas considérer la question des conflits et des coopérations qu’entre acteurs étatiques qu’il devient possible d’envisager une multiplicité d’acteurs transnationaux véhiculant des concepts hégémoniques, potentiellement en concurrence, contribuant à la légitimation de leur position.86

Significantly, interdependence and reciprocity do not address the experiences of individuals and communities residing in and around the basins, and, in maintaining the ‘state as container’ model of analysis, they are inattentive to more complex forms of conflict and cooperation that emerge when large-scale redevelopments of a region’s hydrosocial geography are at stake. (Furlong, 2006:445).

Ainsi, à une échelle régionale, la variable explicative pour la formation d’un régime structurant les relations entre les états, en particulier la position d’un hégémon comme garant d’un certain ordre normatif comme condition sine qua non à la coopération, semble bien moins pertinente que

83 « soft power which creates the desirable effects by co-opting people rather than coercing them. Soft power is often attached to intangible resources such as culture, political values and policies seen as legitimate or having moral authority » (Davidson, 2006:178).

84 « well-entrenched hegemonic concepts […] distorted and rationalized unequal distributions of resources and specific distributions of power in various societies » (Trottier, 1995:10).

85 « Influences beyond regional power-relationships were not receiving consideration reflective of their influence on interstate water policy. […as] historical relationships, international norms and hegemonic ideologies[…], other multi-lateral groupings, shifts in relationships, and collusion among as opposed to competition between state representatives » (Furlong, 2006:812-813).

86 « [The flaw of the water war theory] lies in the fact that it does not deconstruct the “competition for water” into the numerous conflicts and competitions opposing a great variety of local, national, and international social actors. Such a deconstruction shows that many social actors of both nationalities are advantaged or disadvantaged by the present water sharing and water discourse » (Trottier, 1995:12).

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l’historicité régionale, du fait de la proximité87 spatiale et éventuellement institutionnelle, voire politique, des acteurs régionaux. Cependant, lorsqu’il y a remise en question de la légitimité d’un acteur régional important à entreprendre des projets hydrauliques impliquant d’autres acteurs régionaux du fait d’une co-dépendance par rapport à une ressource, cela accentue le poids relatif d’acteurs internationaux dans le processus de légitimation de telles projets et donc la place donnée aux normes internationales et des idéologies hégémoniques au niveau global, comme cela va être abordé plus loin dans ce travail.

L’approche « coopératiste », ou de « Paix de l’eau », du WD s’inscrit du point de vue théorique dans le cadre des approches en termes de régimes internationaux, liées aux théories de l’interdépendance que Furlong évoque ici.88 Comme cela a déjà été vu, la « synthèse néo-néo » tend à considérer que l’État est le seul acteur pertinent en RI en tant qu’unité fondamentale de l’environnement anarchique international. L’approche néo-libérale institutionnaliste institue ainsi l’État comme représentant univoque de la société. Le WD tend également à considérer les enjeux hydrauliques dans ces termes et à ce titre tend à négliger la question des intérêts servis par les stratégies poursuivies par les états impliqués.89 Il soutient ainsi implicitement le postulat de l’ « État-conteneur ».

The ‘state as container’ model assumes that decisions of the state reflect the will and benefit of all within that state. This is where the problem of state collusion for the unequal benefit of groups within states gets overlooked. (Furlong, 2008:812).

Ce mode d’appréhension ne permet aucunement de saisir des nuances internes à un territoire, que ce soit dans les effets qu’une infrastructure ou une politique de l’eau peut avoir. Alors que précisément que, comme la déconstruction de la notion de « stress hydrique » a permis de le monter, toute infrastructure hydraulique implique des arbitrages politiques pour l’allocation de la ressource, mais également pour l’allocation des bénéfices et répercussions négatives inhérente à une telle infrastructure. Aussi, la conception irénique de la relation État-Nation qui prévaut dans le cadre d’analyse en termes de régimes ne permet pas de saisir ces enjeux politiques, pourtant essentiels pour saisir les dynamiques sociétales et les processus de politisation autour d’une ressource telle que l’eau.90 Certaines approches, notamment celle de Homer-Dixon, ont cherché à saisir ces enjeux en termes de conflits déterminés par la rareté des ressources.91 Mais en postulant une causalité entre une

87 (Talbot, 2010).

88 « In general the implicit theorization [of the WD] focuses on international water basin organizations as ‘regimes’ » (Furlong, 2006:441).

89 « Most contributions [in the WD] tend to ‘speak’ from the vantage-point of state actors, and none explicitly represent the alternative non-state viewpoint » (du Plessis, 2000:20).

90 (Furlong, 2006:442).

91 « The Homer-Dixon thesis is subscribed to in respect of the causal relationship between water scarcity and societal violence. » (du Plessis, 2000 :21).

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situation de stress hydrique et l’occurrence de conflits, ce type d’approche ne permet guère mieux de saisir les dynamiques de compromis et de coalitions entre groupes sociaux et leurs comportements stratégiques en vue de la captation de ressources naturelles.

Following from this, the dynamics of international water cooperation and conflict produce new geographies of water that simultaneously reinforce and reflect distributions of privilege and disadvantage within and between households, communities and states. Thus even where states cooperate, we must ask who (beyond the state as container) benefits and loses from such cooperation. (Furlong, 2006:445).

Par ailleurs, l’adhésion au discours « libéral-idéaliste » des RI, selon lequel l’État aurait comme seul objectif la défense du bien-commun sous la forme de l’Intérêt National, risque d’occulter les dynamiques de luttes entre groupes sociaux pour la définition du concept hégémonique hydraulique qui instituera les logiques d’allocations, et donc les « gagnants » et « perdants », qu’elles déterminent.

Ainsi, lorsqu’il s’agit de l’eau, le caractère politique de la relation d’un État par rapport à la société qu’il domine est indéniable, du fait qu’une ressource, par définition avec une disponibilité limitée, implique des arbitrages politiques dans la mise en place de principes de répartition des ressources naturelles entre les différents groupes sociaux, d’autant plus un enjeu politique majeur qu’il s’agit d’une ressource aussi essentielle à l’autonomie que l’eau. Ces arbitrages reviennent le plus souvent à redoubler les relations asymétriques qui structurent une société et éventuellement contribuer à

« produire » de la rareté pour certaines catégories d’acteurs. Dans la mesure où « the water discourse is predominantly embedded in and representative of mainstream theorising of a positivist, explanatory and problem-solving nature », il tend à ratifier ces constructions comme des conditions naturelles, il ne s’agit pas de les questionner, mais au contraire de produire des « solutions » dans ce contexte donné.92

Ce chapitre a permis de relever les difficultés des approches de WD pour se départir d’une vision monolithique de l’État-nation et prendre en compte des positions et des intérêts divergents entre l’État et la société, alors que la question de « stress hydrique » avait permis de montrer que dans le cas de l’eau, il y a inévitable des « perdants » et des « gagnants » à toute politique public et cela comporte une saillance toute particulière pour l’eau, vu comme il s’agit d’un enjeu décisif pour la survie et l’autonomie de tous acteurs sociaux. La discussion théorique autour des RI dans le WD a permis de mettre en avant certaines dimensions transnationales, d’ordres culturel, politique, ainsi qu’économique pour lesquels les modèles dominants des relations internationales peinent à leur donner leur place légitime. Si l’accent mis sur les relations interétatiques des RI n’est pas sans poser

92 (du Plessis, 2000:12). « what Cox calls problem-solving theory: theory that takes the world as it finds it, including the prevailing social and power relationships and institutions, and uses them as the framework for action » (du Plessis, 2000:19).

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des problèmes épistémologiques autant que métathéoriques pour la discipline dans son ensemble, cet accent semble encore moins adéquat pour analyser les relations intriquées entre, et de part et d’autres des frontières, tous les niveaux d’organisation sociétal qu’impliquent les enjeux inhérents à des ressources en eau transfrontalières.

Il a été également l’occasion d’avancer un certain nombre de notions qui vont permettre précisément d’analyser les processus d’émergence d’hégémonie sur des enjeux de l’eau. Le premier est précisément de « concept hégémonique » en tant que notion qui s’affirme comme unique conception légitime sur les enjeux d’eau prévalent dans une région à un certain moment. Si cette notion est utile, elle est réellement pertinente, par rapport à l’hypothèse des dimensions politiques inhérentes aux enjeux hydrauliques qui sous-tend ce travail, que dans la mesure où elle ouvre la voie à la compréhension des processus qui amènent à certains discours de prévaloir. Il est défendu ici que le WD doit être considéré comme un champ, caractérisé au même titre qu’un champ scientifique par la prédominance de paradigmes « normalisés » qui tendent à marginaliser toutes approches alternatives. A ce champ correspond une communauté épistémique qui participe aux processus de lutte dont résultent l’émergence ou la perpétuation d’un paradigme. Cette communauté épistémique a la particularité d’être hétérogène, composée de scientifiques, d’ingénieurs civils, d’experts internationaux, etc. A ce premier champ orienté vers la production intellectuelle, un autre champ de lutte déjà abordé dans la partie précédente, le bloc historique. Il est considéré qu’un bloc historique est à même de participer à l’émergence d’un concept hégémonique dans la mesure où les intérêts, les systèmes de croyance et valeurs incorporée, de la « constellation de forces sociales »93dont il procède, auront des affinités avec des concepts prévalant dans le WD. Dans la mesure où une conception hégémonique réussit à articuler les stratégies et valeurs d’acteurs pouvant appartenir autant aux instances étatiques, aux élites économiques, aux fonctionnaires internationaux, de manière transversale entre les territoires nationaux et les échelles impliquées en une communauté d’interprétation très hétérogène, elle accomplit sa fonction première qui est d’assurer un soutien pour la mise en œuvre d’une politique (policy).94

93 (Swatuk, 2010).

94 « As the critical analysts of policy discourse rightly argue, power lies in narratives that maintain an organisation's own definition of the problem – that is, success in development depends upon the stabilisation of a particular interpretation, a policy model […] » (Mosse, 2005:8).

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