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3.2 Vers une sociologie politique de l’eau ?

3.2.3 Processus d’hégémonie et hydropolitiques régionales

3.2.3.1 Formes étatiques et hydropolitique

The literature on water treats the state as if it is a real entity that facilitates and imposes changes in the water sector. Gramsci and Foucault turn this conception on its head through detailing how the state is constantly reproduced out of changing water practices.[...] It becomes clear that both water and the practices that are associated with water provision serve to distribute power through the capillaries of the water network. (Ekers & Loftus, the power, of water, 2008:710).

Swatuk (2010) défend également la notion que les formes étatiques, en tant que reflet du bloc historique sont produites par et productrices des formes hydropolitiques prévalant. Ainsi, les mutations des concepts hégémoniques hydrauliques participent de la modification des formes étatiques. Par ailleurs, des changements de paradigme dans l’hégémonie du développement et l’avènement de l’hégémonie globale libérale-de-marché ont mené à des mutations dans les formes étatiques et dans les « concepts hégémoniques », notamment dans une dynamique d’adaptation aux nouvelles donnes internationales. De manière analogue, du processus de co-construction des hégémonies promues par le bloc historique découle des modèles d’infrastructures hydrauliques.

Ainsi, l’eau peut être considérée comme instrument de construction de l’État, comme l’a montré Wittfogel ou encore Swyngedouw (1999), au travers des grands travaux hydrauliques et la production de territoires par la mise au pas de la ressource pour assurer la reproduction de la prééminence d’un bloc historique. 95 Au travers d’un historique du WD régional, mais également des politiques domestiques et régionales, l’exemple de l’Afrique du Sud va servir à relever le caractère instrumental de l’hydraulique sud-africaine. Les phases de ces politiques sont considérées comme le reflet de l’évolution de la forme et la composition du bloc historique dominant.96

‘water theory’ is in fact a constitutive of the reality it purports to explain. On the other hand, it is contended (explicitly) that the discursive elite […] act as ‘guardians’ or ‘gatekeepers’ in order to dominate, legitimise and sanction the prevailing discourse, thereby leading to the creation of a dominant paradigm for the water discourse, within which the ‘normal’ science of water is conducted. (du Plessis, 2000 :24-25).

Un discours émergeant est ainsi celui qui a été propice à un allongement de la chaîne d'équivalence97, plus prosaïquement, qui a permis à nombre d'acteurs hétérogènes : politiques, économiques, épistémiques d'y trouver matière à légitimer leurs pratiques et leur position. Mais ce

95 Sur un principe analogue à celui de l’Espagne franquiste (Syngedouw, 1999).

96 (Swatuk, 2010).

97 (Callon & Latour. 2006: 22).

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travail d'articulation, toujours en chantier et jamais acquis laisse des traces dans le discours, le contraint, autant qu'il contraint les acteurs qui s'y réfèrent dans le processus de co-légitimation du discours et des acteurs qui le prennent en charge.

Les coalitions d’acteurs les plus à même de légitimer leurs intérêts pourront le faire dans le cas de l’eau à travers la performation de concepts hégémoniques hydrauliques qui ratifient les structures de répartition existantes, formant ainsi ce que Mosse désigne sous le terme de communauté d’interprétation98 et du Plessis les élites discursives.99 Il s’agit de coalitions transnationales constituées d’acteurs étatiques, ainsi que d’experts dépendants des rentes étatiques ou des donateurs internationaux. La communauté épistémique productrice du WD du point de vue de l’expertise est en situation de co-dépendance avec les blocs historiques des pays impliqués dans un régime formé autour d’un enjeu hydraulique, pour la formation de concepts hégémoniques validant socialement une interprétation instituant ce régime.

The social groups that benefit from hegemonic concepts are not necessarily the ones that propagate and maintain the hegemony of these concepts. Identifying who benefits from the water war concept and who propagates it is worthwhile. The same exercise needs to be carried out in the case of the water peace discourse. (Trottier, 1995:11)

Ainsi, pour ne pas souscrire à une approche trop intentionnaliste100, il ne faut pas considérer que tout acteur qui contribue à la diffusion et à l’hégémonie de « concepts hégémoniques » agit de manière strictement pragmatiques et intéressées. Les raisons pratiques spécifiques à chaque champ académique, opérationnel, ou politique peuvent aussi impliquer que des acteurs participent à la diffusion de ces notions sans que leur position sociale en tire avantage immédiatement. Il ne faut ainsi pas réduire les comportements des acteurs aux seules logiques internes qui présideraient au paradigme du WD. Certaines logiques externes de positions sociales des acteurs impliqués dans sa production (performation) et sa mise en œuvre ont certainement des effets sur les modalités de son universalisation. L’hégémonie qu’exerce un bloc historique sur un territoire national par exemple en termes de sécuritisation peut ainsi avoir des affinités avec des concepts hégémoniques au sein du champ du WD. Ainsi, les dynamiques spécifiques au champ politique et au champ du WD peuvent ainsi converger vers un intérêt commun de la part des membres de la communauté épistémique et des acteurs politiques dominants par exemple dans le processus de validation d’un projet. C’est une violence symbolique dont la source est ainsi dédoublée épistémique et politique, que la notion de

98 « Development projects need interpretive communities; they have to enrol a range of supporting actors with reasons

“to participate in the established order as if its representations were reality » (Mosse, 2005:8).

99 « The discursive elite – comprising those persons who are in a dominant position within bureaucratic entities, and who can determine the nature, form and content of the prevailing water discourse (also known as the sanctioned discourse) » (du Plessis, 2000 :24-25).

100 « Parler de stratégies n’oblige pas à référer chaque action humaine à un projet mûrement réfléchi, ni surtout à accepter tel quel l’imaginaire économiciste de la délibération par calcul des coûts et des bénéfices escomptés. » (Bertrand, 2008: 21-22).

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« concept hégémonique » recouvre et ces acteurs hétérogènes impliqués forment la « communauté d’interprétation » du Projet en question.

Policy primarily functions to mobilise and maintain political support that is to legitimise rather than to orientate practice. […T]he discourse of policy acts internally and has internal effects (it is donors who are disciplined by their own discourse, Johnston 2002); and (b) that development policy ideas are important less for what they say than for who they bring together; what alliances, coalitions and consensuses they allow, both within and between organisations. (Mosse, 2005:14-15).

De manière analogue à l’analyse faite plus haut sur les projets nationalistes, il est indispensable de prendre en considération des processus d’incorporations qui déterminent l’adhésion de certains acteurs par des dimensions symboliques, des croyances, des éléments de subjectivation, ils sont

« disciplinés par leur propre discours ». Pour illustrer ce point, les conceptions hégémoniques qui prévalaient sous l’Apartheid sont significatives. Elles étaient d’ordre idéologique (pour ne pas dire racialiste) et développementiste. Et le soutien massif dans les populations blanches d’Afrique du Sud que la ligne ultra-nationaliste pouvait revendiquer ne relevait pas que d’une adhésion pragmatique de la minorité blanche à un discours qui défendait ses intérêts. Il y a bien eu subjectivation de cette minorité autour de ces enjeux de préservation d’une identité afrikaner et d’affirmation de la puissance du régime par des politiques de grands projets. L’enjeu de sécuritisation inhérent à cette période et de désécuritisation qui a suivi sera abordé plus en détail dans le chapitre suivant. Il est juste nécessaire de garder pour le moment la notion que des acteurs contribuant à une communauté d’interprétation par leur participation à la production ou la diffusion d’une conception hégémonique potentiellement ratificatrice de leur position de ne le font pas purement par stratégies conscientes, mais ils peuvent aussi le faire par simple affinité avec un système de croyance.

Une double notion de processus antagonistes est pertinente pour aborder ce nexus des formes étatiques et de l’hydropolitique, il s’agit des processus discursifs de sécuritisation et de désécuritisation. La sécuritisation est un processus du même ordre que l’institution de concepts hégémoniques. Cependant, ce processus, en plus d’affirmer la prééminence d’un discours par rapport à des discours concurrents, établit une exceptionnalité qui justifie un traitement hors du commun du problème ainsi « sécuritisé ».101

It argues that discourses of « crisis » and « conflict” privilege high-level interstate planning and action, to the exclusion of those most seriously affected by water insecurity, such as the rural and peri-urban poor. […A]s material and physical conditions worsen for the poor and marginalized, elites enjoy a high level of water security and continue to cooperate on

101 « Ce processus, c’est le processus de ‘sécuritisation (securitization) […]une question sociale devient enjeu de sécurité par la pratique discursive d’agents sociaux qui, grâce à la force performative du langage, parviennent à sécuritiser un enjeu social en le présentant comme relevant […] de la sécurité, et obtenant de ce fait un traitement hors du commun»

(Battistella, 2009 : 528, citant Waever, « Securitization and desecuritization » in Lipschultz, On Security, Columbia University Press, NY, 1995).

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scale infrastructure projects that will in all likelihood be to their further benefit. (Swatuk et Vale, 2000:84).

Comme cela a été avancé précédemment, un bloc historique réussira tendanciellement à infléchir les politiques comme les discours dominants par sa mainmise sur l’appareil étatique, il sera d’autant plus à même de faire prévaloir le concept hégémonique hydraulique qui institue, en naturalisant, les principes d’allocation qui servent son agenda. Une manière d’instituer de tels concepts hégémoniques passe par un processus de sécuritisation des enjeux politiques, sociaux, idéologiques, hydrauliques, etc. en tant qu’ils seraient menacés par des forces, extérieures ou intérieures. Une telle sécuritisation des discours et de certains enjeux permet une dépolitisation au nom de l’Intérêt National en tant qu’il est soumis à des menaces et donc que sa préservation ne peut souffrir d’être débattue politiquement.

Dans son pendant inverse, la désécuritisation, il s’agit pour le bloc historique prévalent de fabriquer du consentement au travers d’un discours de suspension des rivalités et de pacification au nom d’un intérêt commun à coopérer.

Local interventions are global politics – they are the result of the complex interplay of ideas, networks, technologies, and people through space and time. Decisions taken with regard to TBWRM [TransBoundary Water Resource Management] therefore are not simply the joint decision reached by sovereign entities – they result, in fact, from coalition building among variously empowered actors with diverse interests. Thus, a water transfer scheme planned ‘in the national interest’ is, as often as not, not in the national interest at all. (Swatuk, 2007:7).

Dans le processus d'articulation des intérêts collectifs, de violence symbolique par l’affirmation doxique que ces enjeux représentent des valeurs partagées, ces éléments de discours, ces

« consensus »102, ont des effets induits considérables. Cette affirmation de l’intérêt commun à coopérer neutralise également le politique, cette fois non pas au nom d’un agenda sécuritaire, elle se fonde sur l’affirmation d’un bien commun collectif qui dépasse et transcende tous les conflits idéologiques ou politiques pour permettre les échanges, entendez les échanges économiques, à même de pacifier le monde social. Dans les deux faces du processus de sécuritisation, une affinité avec la notion d’ « État-conteneur » pourrait être envisagée, dans la mesure où dans les deux cas, toute rivalité et conflictualité interne, par exemple, des acteurs cherchant potentiellement à interférer dans l’hégémonie prévalant se voient dénier leur légitimité à représenter un intérêt singulier, que ce soit au nom de l’intérêt supérieur de la Nation, c’est-à-dire de l’État, lorsqu’il y a sécuritisation du champ politique, ou au nom d’un bien supérieur collectif, d’autant plus difficile à contester qu’il se pare sous les atours d’un hypothétique Bien Commun.

Ce registre de désécuritisation n’est pas sans affinités avec une forme d’économisme et le contexte de prévalence de l’hégémonie globale libérale de marché, relayée par les OI, en particulier la BM, a certainement une importance dans l’activation d’un tel levier de désécuritisation. C’est cet

102 (Lautier, 2010).

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enjeu de normativité et de diffusion d’hégémonie par ces institutions internationales qui va brièvement être abordé dans ce qui suit.