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3.1 Relations Internationales et historicité de l’État-Nation

3.1.2 Sociologie politique de l’État en Afrique sub-saharienne

3.1.2.2 Esquisse d’une Gouvernementalité néocoloniale

3.1.2.2.1 Nationalisme et Stratégies d’extraversion

Even the counterhegemonic discourses of the colonial era and the subversions of European notions of modernity become enmeshed in concepts – the nation-state most prominent among them –that redeploy ideas of surveillance, control, and development within post-independence politics, fracturing and producing unities and reconfiguring resistances.

(Cooper, 1994 :1533).

Ainsi, comme Bayart le souligne également, il y a « universalisation de l’État-nation comme mode d’organisation et de souveraineté politiques » sur tout le continent africain. Cela illustre la puissance hégémonique des catégories politiques européennes.37 Malgré leur rôle en tant qu’éléments centraux de ralliement dans les luttes pour l’Indépendance, les catégories européennes ainsi

34 « Only in mainstream schools of the discipline of International Relations is ‘hegemony’ understood in the state-centric fashion. » (Selby, 2007:5).

35 « Gramsci (1971) describes this as the "constellation of social forces". Where this constellation of social forces achieves consensus, a 'historic bloc' is said to emerge giving rise to a particular state form. […] ‘distinctive forms of state.

The principal distinguishing feature of such forms are the characteristics of their historic blocs, i.e. the configuration of social forces upon which state power ultimately rests.’ (Swatuk, 2010 :521-22,citant Cox, Millennium, 1981,10: 126-155).

36 « "what European imperialism and third-world nationalisms have achieved together" is "universalization of the nation-state as the most desirable form of political community." » (Cooper, 1994: 1538, citant Dipesh Chakrabarty,

"Postcoloniality and the Artifice of History").

37 (Bayart, 2009: 32).

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détournées, le nationalisme en tête, participent cependant de l’hégémonie coloniale en véhiculant ses catégories politiques.38 L’hypothèse qui va être poursuivie ici est cependant de les considérer comme des catégories hybrides, fruits des « transactions hégémoniques » pour ne pas réifier une forme de l’État-nation et risquer de tomber dans le « piège territorial ». Aussi, l’État-nation, en étant la forme de société politique hégémonique dans le continent africain, elle n’en a pas moins été revisitée dans le processus de vulgarisation du pouvoir. En se risquant à faire une généralité, les formes étatiques du continent Africain tendent à s’articuler autour de deux modalités de nationalisme et d’extraversion.

En analysant les stratégies nationalistes déployées par les élites africaines, il faut se préserver d’un travers intentionnaliste qui décrirait ces comportements stratégiques en termes de simple opportunisme et d’intérêts à investir ces catégories politiques « importées ». Une telle approche se méprend sur le processus de « vulgarisation du pouvoir » en voulant en faire un monument de pure rationalité stratégique, les élites africaines y ayant trouvé l’instrument au service de leur soif de pouvoir, s’y seraient entreprises selon des manigances purement pragmatiques. Comme le précise Bayart, « Il n’est point de stratégie sans imaginaire», aussi, ne faut-il pas perdre de vue que les formes culturelles du pouvoir, telle que cette hégémonie coloniale, se diffusent et s’imposent par l’entremise de processus d’incorporation et d’articulation à des systèmes de croyance dont ces élites ont été les acteurs à part entière dans cette vulgarisation des catégories politiques européennes, non sans remaniements et hybridations inhérents au processus d’importation.39 Le nationalisme des élites politiques africaines doit ainsi se comprendre comme le fruit de comportements stratégiques d’acteurs dont la subjectivation même est le produit des « transactions coloniales ». Cependant, si l’hégémonie coloniale semble se perpétuer chez les élites africaines, sous le couvert de ces catégories, le nationalisme, en tant que forme d’allégeance territoriale, semble avoir échoué dans son processus d’incorporation populaire. L’articulation d’une identité nationale unique par-delà les rivalités entre groupes sociaux dans ce processus de « vulgarisation du pouvoir » s’est soldée par un vernis nationaliste bien fragile pour recouvrir des sociétés politiques encore très hétérogènes.

Selon Cooper, la relative impopularité des nationalismes africains s’expliquerait par le fait que les nationalistes, ayant repris le flambeau des colonisateurs, exerceraient une « domination sans hégémonie ».40 Cooper semble utiliser la notion d’hégémonie dans sa définition stato-centrée, il parait cependant pertinent de le suivre en caractérisant ces projets nationalistes, avec la réserve de les considérer quand même comme des processus hégémoniques, mais contestés. Cela peut s’expliquer

38 « In analyzing hegemonic struggle it is important to demonstrate the way in which discourses and actions can be simultanously resistant and consensual, uniting and dividing, radical and conservative » (Mumby, 1997:368).

39 (Bayart, 2008:7).

40 « […C]olonial regimes seek legitimacy by hitching themselves to indigenous notions of authority and obedience.

Nationalists, seeking to displace colonial rulers without undermining their own authority, continued to practice dominance without hegemony » (Cooper, 1994:1531).

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par le fait qu’ils ont perpétué les formes politiques nées de la « Rencontre coloniale », comme le principe de cooptation des élites traditionnelles, sur le modèle de l’indirect rule, et de néo-patrimonialisme, afin de s’assurer des soutiens de la part de réseaux clientélaires. Ces pratiques gouvernementales « particularistes » sont loin d’être favorable pour établir un sentiment populaire d’identification nationale.41 Les luttes pour l’indépendance articulées autour de valeurs à portée universalistes ont contribué à exacerber ces tensions et n’ont pas manqué d’alimenter des revendications contre-hégémoniques de groupes lésés par les équilibres que l’État colonial avait institués et que les blocs historiques émergents de ces luttes n’ont pas manqué de perpétuer en leur faveur.

Ainsi, ces nationalismes officiels n’ont su ni former une identité nationale commune, ni lui donner un ancrage « territorial » sur les frontières héritées de l’ère coloniale – contrairement à ce que les « postulats géographiques » des RI auraient laissé espérer. Ainsi, le processus d’homogénéisation du champ social évoqué par Agnew n’a pas eu lieu et les temporalités« incommensurables » (qui sont également des espaces, des échelles poussées aux marges) ne se sont pas épuisées dans ces projets nationalistes. Dans cette idée de « provincialiser l’Europe » et d’illustrer l’idéalisation des trajectoires historiques des états européens dont le « piège historique » procède, il est extrêmement à-propos de relever qu’une logique analogue a prévalu en Europe au XIXème siècle, lorsqu’il s’est agi, pour les dynasties régnantes, de s’approprier de manière opportunistes les nationalismes émergents en cherchant à se « naturaliser ». « In almost every case, official nationalism conceale a discrepancy between nation and dynastic realm ». 42

Il serait difficile de trouver formulation qui met une lumière plus crue sur l’inadéquation de la catégorie d’ « État-conteneur » à saisir les trajectoires mêmes des états dont l’idéalisation a servi de modèle pour l’État-nation. Dans son analyse de l’émergence des nationalismes, ou de « communautés imaginées (Imagined Communities) » comme il les nomme, Benedict Anderson utilise pour décrire cette période de l’histoire européenne les notions de « nationalisme oligarchique » et de

« nationalisme vernaculaire ».43 La notion de « nationalisme oligarchique » – dans lequel l’intérêt national promu tend à se confondre avec les intérêts du bloc historique monopolisant l’appareil de l’État – semble adéquate pour rendre compte de ces nationalismes africains ayant émergé dans la lutte pour les Indépendances et s’étant étatisés suite aux indépendances. Il semblerait vain de chercher à tracer la frontière entre un « nationalisme oligarchique » et un « nationalisme populaire » sur le critère de sa popularité. Cela n’aiderait que peu à saisir les logiques sous-jacentes à ces enjeux d’allégeance.

41 « The public's nationalist sentiment was actually quite thin. Attempts at building national institutions were inevitably read as building up particularistic interests: for the leader's tribe, for his class, for his clientele, for himself » (Cooper, 1994:1539).

42 (Anderson, 2006: 113).

43 (Anderson, 2006: 90-92 ; 105 ; 108).

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Il paraît plus pertinent de se pencher sur les coalitions d’acteurs que ces nationalismes sont à même de fédérer en s’articulant à leur mode de vie et leur système de croyance. Les formes culturelles du pouvoir qui sont rendues hégémoniques au travers des projets nationalistes oligarchiques tendent ainsi à être autant produit et reproducteur de la prééminence du bloc historique. Ce faisant, ces projets tendent à structurer le champ politique en amenant la marginalisation de certains acteurs. Un tel processus peut potentiellement amener ces acteurs marginalisés à construire une contre-hégémonie légitimant leur forme de « société politique » qu’il semble légitime de désigner comme une forme de nationalisme vernaculaire. L’autre dimension qui caractérise cette gouvernementalité coloniale esquissée ici relève des relations vers l’extérieur pour lesquelles les acteurs cooptés par l’État-colonial avait su se donner un rôle de gatekeeper, afin de pallier aux faiblesses en termes de ressources économiques, financières et de légitimité domestiques, stratégie d’extraversion qui s’est perpétuée dans l’ère postcoloniale.

Les Africains ont été les sujets agissants de la mise en dépendance de leurs sociétés [..] le paradigme de la stratégie de l’extraversion, qui insiste sur la fabrication et la captation d’une véritable rente de la dépendance comme matrice historique de l’inégalité, de la centralisation politique et des luttes sociales, continue d’être heuristique[…]. (Bayart, 1999 :100).

Comme le précisait Cooper, durant le Moment colonial, le principe d’exercice du pouvoir au travers des catégories « traditionnelles » d’autorité s’est perpétué par cooptation des élites, alors même que le projet de « modernisation » de l’organisation politique affaiblissait de plus en plus la légitimité « traditionnelle » à mesure que le processus de bureaucratisation et de centralisation de l’État a progressé. Ainsi, un double principe de cooptation des élites et de remise en question de leur légitimité à exercer leur autorité a résulté en une dépendance mutuelle de l’État-colonial et de ces élites, dont le principe n’a pas été fondamentalement modifié après les Indépendances. Sous le couvert de projets nationalistes, les états africains après les Indépendances n’ont pas rompu avec cette logique de cooptation des élites et d’appropriation des ressources extérieures à des fins clientélaires, qui n’a pas été sans affaiblir par son principe même la légitimité de ces nationalismes dans les populations africaines, conséquence de la perpétuation de ces logiques fruit des « transactions coloniales ».

[…L]es chefferies historiques ou pseudo-traditionnelles cooptées par le colonisateur, les élites allogènes impériales et « transnationales » […] ont œuvré au jour le jour et contribué à la cristallisation du clientélisme de l’« État-rhizome », ainsi qu’à la consolidation de son économie politique rentière et à la fortune de ses gatekeepers. (Bayart, 1999: 118).

Ainsi, ce principe d’extraversion qui caractérise les trajectoires historique des états africains a servi de compensation à la faiblesse de leurs ressources et à la fragilité de leur autonomie par rapport aux instances de l’Empire colonial, ou de l’ « Empire néo-libéral », partant, de leur légitimité populaire. Ainsi, cette forme de gouvernementalité alimentée par l’extérieur est le fruit des trajectoires

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historiques des états africains. La question ne se pose pas en termes de continuité ou de rupture, l’historicité des formes étatiques africaines et la « continuité hégémonique » (voir ci-dessous) participent de cette reproduction des logiques propres nées dans la « Rencontre coloniale ».

Extraversion financière, sous la forme d’une aide directe de la part des États amis et des institutions multilatérales [...] Extraversion économique, […par l’extraction] des produits primaires du pays […C]es deux stratégies d’extraversion […] correspondent bien à notre modèle initial de l’exercice de la souveraineté par construction de la dépendance. (Bayart, 1999 :104-105).

Cette citation permet de relever les deux types de stratégies d’extraversion dominant, en premier lieu, l’utilisation rentière de ressources financières « importées » au nom de l’aide au développement, en second lieu, les ressources économiques retirées de l’extraction de ressources autochtones à destination des marchés internationaux. Ce second type de stratégies a trait à ce qui est communément taxé de « malédiction des ressources », conformément à ce paradigme de l’extraversion, les mannes qui en sont retirées tendant effectivement à entretenir des réseaux clientélistes, ce qui nuit certainement au potentiel « multiplicateur » de ces ressources économiques. Un deuxième point essentiel relevé ici par Bayart tient à cette souveraineté elle-même reconduite et entretenue par et au travers de ces stratégies d’extraversion, antithèse de son acception « territoriale » véhiculée par les RI, en tant que principe d’autorité exclusif sur un territoire.

En suivant Agnew sur l’argument que le « piège territorial » est incorporé par les acteurs politiques – et c’est bien là le problème de son caractère implicite dans les théories de RI, qui ratifie ainsi un sens commun qui mérite tout au moins d’être discuté – dès lors, le postulat de la

« souveraineté territoriale » est une catégorie politique dont la reproduction stratégique de l’hégémonie n’est pas sans affinité avec le projet nationaliste. Ainsi, de ce point de vue, le nationalisme peut être considéré, au même titre que cette « extraversion territoriale », comme participant d’une forme d’extraversion discursive qui permet de comprendre les raisons d’une

« continuité hégémonique »44 des catégories politiques européennes – et rend d’autant plus indispensable une « provincialisation » de ces catégories. Ainsi, au-delà de la dimension instrumentale du nationalisme sous la forme de la rhétorique de la nécessité de la poursuite des stratégies d’extraversion économiques et financières pour l’Intérêt National, le nationalisme participe de ces stratégies d’extraversion sur un plan idéel.

Autrement exprimé, les stratégies d’extraversion, dont le nationalisme serait une modalité, participe d’une même souveraineté que l’on pourrait définir comme étant d’interface. Interface entre l’intérieur et l’extérieur du territoire, interface entre ce qui est dans l’État et ce qui lui est extérieur,

44 « L’idée du « développement » ou celle du nationalisme […] sont des produits dérivés de l’hégémonie coloniale et concourent à sa reproduction » (Bayart, 2009:38).