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3.2 Vers une sociologie politique de l’eau ?

3.2.3 Processus d’hégémonie et hydropolitiques régionales

3.2.3.2 Hégémonies et Institutions internationales

La question du rôle des institutions internationales pose l’enjeu de l’internormativité des normes produites à différents niveaux et l’importance de normes internationales. Dans le cas de l’eau, ces institutions sont incontournables en ce qui concerne le financement, mais également de l’expertise.

La BM elle-même s’oriente plus vers ces enjeux normatifs et de production intellectuelle dans la mesure où les financements privés tendent à la supplanter dans le marché du développement.103 La Banque opère une reconversion analogue à celle qu’elle avait mise en œuvre sous l’impulsion de MacNamara vers la lutte contre la pauvreté, lorsque son mandat premier de reconstruction des pays ravagés par la Deuxième Guerre Mondiales avait été accompli.

L’hégémonie globale contemporaine serait le libéralisme de marché, qui aurait succédé à l’hégémonie en termes de sécuritisation de la période de la Guerre Froide. Ainsi, selon certaines approches critiques de géographie politique, ces idéologies hégémoniques ont un rôle dans la manière dont est conçu le management des rivières internationales. Furlong évoque par exemple un cas d’étude sur le Mékong qui montre comment ce fleuve est passé d’une représentation en tant que front à tenir face à la menace communiste, à un couloir de commerce, exemplifiant ainsi comment le renouvellement de l’idéologie hégémonique a impliqué un changement radical dans la définition même de ce cours d’eau.104

Une autre dimension de ce discours dominant est qu'il promeut une conception monétarisée et commercialisable de l'eau comme ressource naturelle, par opposition avec une autre conception possible de celle-ci comme un bien commun inaliénable :

In the empirical ‘water discourse’, these actors are most often powerful funding organizations like the World Bank […] In its involvement with international water resource projects, the World Bank for example, defines the core of its approach as ‘the treatment of water as an economic good, combined with decentralized management and delivery structures, greater reliance on pricing and fuller participation by stakeholders’. (Furlong, 2006:443).

Cette citation montre l’apport essentiel de la BM au WD international et illustre de manière limpide comment cette institution véhicule notamment l’hégémonie du libéralisme de marché au travers de la commodification de la ressource eau et la privatisation de l’eau qu’elle promeut. Il s'agit

103 « In recent years, the World Bank appears to be shifting away from its conventional role as the key loan provide for infrastructure projects. Instead, it seeks to be a leading player in development expertise and knowledge transfers in international development » (Mehta, 2001:188).

104 (Furlong, 2006:443).

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de la production sociale de la relation à l'eau, mais cette fois d'un point de vue économique, selon les termes de l’hégémonie libérale, qui conçoit cette ressource comme exploitable et privatisable.

L'écologie politique s'en fera la discipline la plus critique de cette conception de l'eau essentiellement promue par le discours techniciste, libéral et dépolitisant du Management intégré de l'eau.

Mais l’étude d’une éventuelle généalogie des hégémonies globales dépassent de loin la prétention de ce travail. Par contre, en se tenant à l’extension géographie par exemple d’un bassin déversant ou d’une organisation régionale, la notion d’hégémonie comme idéologie ou corpus de norme à la légitimité transnationale est beaucoup plus saisissable empiriquement, notamment au travers des acteurs qui la performent autant que dans les réalisations qu’elle légitime et des structures de distribution de ressources sociétales et naturelles qu’elle voile du vernis de l’évidence. Cela sera l’objet de la partie de l’analyse du LHWP.

Par ailleurs, l’analyse historique de la géographie de l’espace hydraulique sud-africain, dans la contextualisation du cas du Lesotho Highlands Water Project (LHWP), va servir à illustrer ce processus de coproduction de l’espace hydraulique et d’une forme étatique, notamment au travers de l’exemple très explicite du régime de l’Apartheid. Cela sera également l’occasion de soutenir l’hypothèse du caractère fondamentalement politique de l’eau à partir des outils de la sociologie politique et de géographie politique, alimentées de notions de l’écologie politique, pour dénaturaliser l’espace hydraulique sud-africain, dans un premier temps, et de montrer son caractère politique en l’historicisant.

Ces arbitrages reviennent le plus souvent à redoubler les relations asymétriques qui structurent une société et éventuellement contribuent à « produire » de la rareté pour certaines catégories d’acteurs. Du fait qu’un bloc historique est à même d’infléchir les régimes discursifs par sa mainmise sur l’appareil étatique. Au travers notamment des processus de sécuritisation (et de désécuritisation) il sera d’autant plus à même de faire prévaloir le concept hégémonique hydraulique qui institue, en naturalisant, les principes d’allocation qui servent son agenda.

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Le cas du Lesotho Highlands Water Project va permettre d’illustrer le paradoxe, évoqué en introduction, d’une tension entre l’hypothèse de ce travail – selon laquelle les infrastructures hydrauliques sont des formes politiques et à ce titre lieu d’inscription d’agendas politiques, idéologique, symbolique – et des conceptualisations de ces enjeux en des termes essentiellement technocratiques et dépolitisants. Les notions développées dans la partie qui se précède vont servir à mettre en exergue les lieux d’investissement politiques que les approches dominantes du WD se montrent difficilement à même de saisir du fait des postulats qui présupposent des Etats territoriaux et des dynamiques infranationales essentiellement dépolitisées. Cela sera l’occasion de relever que les approches analytiques relevant du WD sont parfois difficilement distinguable des discours politiques sur le Projet, notamment du fait que le « piège territorial » qui caractérise le WD est partagé par les acteurs investis dans celui-ci. Par exemple, la tension entre la conception hégémonique des

« bénéfices partagées » qui représente ce Projet comme un cas exemplaire de coopération entre acteurs égaux, basée sur un intérêt mutuel à leur mise en situation d’interdépendance, et les conceptions contre-hégémoniques qui ont cherché à pointer les effets politiques et socio-économiques du Lesotho Water Highlands Projet, ainsi que son historicité marquée d’une élaboration sous le régime de l’Apartheid, est presque systématiquement résolue par un parti-pris en faveur des conceptions hégémoniques dominantes, ratifiant ainsi la marginalisation des voix que la contre-hégémonie représente. Cela permettra de mettre en lumière les faiblesses critiques de ses approches dans le même mouvement que cela illustrera la pertinence des approches qui viennent d’être développée ici, en tant qu’elles sont susceptibles de palier à ces carences et de proposer des outils d’analyse très relevant pour ce qui est d’appréhender les dimensions politiques des infrastructures hydrauliques, en tant que formes du pouvoir, doublement dissimulé derrière une technicisation et une naturalisation des enjeux hydrauliques.

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4 Cas d’étude: le Lesotho Highlands Water Project

Schéma des infrastructures hydrauliques du LHWP.

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