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CHAPITRE 2 Ancrage théoriqueAncrage théorique

2. Ancrage théorique

2.1. De l’acteur social à l’action conjointe

2.1.2. Principes et modèles d’analyse de l’organisation des interactions

2.1.2.1. Les principes établis par les analystes de la conversation

Sous l’impulsion de H. Sacks, un groupe de chercheurs se réclamant de l’ethnométhodologie, dont E. Schegloff et G. Jefferson (1974), se donne comme champ d’investigation l’analyse des conversations et initie le courant de l’analyse conversationnelle. « Pour ces chercheurs, les échanges langagiers les plus ordinaires

de la vie quotidienne, comme les discours ritualisés, sont des activités socialement structurées que la sociologie peut constituer en objet d’étude » (Bachmann et al., 1981 :

d’organisation qui guide leur choix ; les conversations correspondent au type de communication verbale sur lequel pèse le moins de contraintes extérieures, elles constituent une forme de base de l’organisation sociale et sont par ailleurs faciles à délimiter et à observer (notamment grâce aux possibilités d’enregistrement). A. Coulon résume en ces termes les principales hypothèses de l’analyse de la conversation :

Afin qu’elles puissent se dérouler, nos conversations sont organisées, respectent un ordre, que nous n’avons pas besoin d’expliciter pendant le cours de nos échanges, mais qui est nécessaire pour rendre nos conversations intelligibles. Autrement dit, nous démontrons, dans le cours de nos conversations, notre compétence sociale à échanger avec nos semblables, d’une part en exposant, en rendant compréhensible notre comportement et d’autre part en interprétant celui des autres. (Coulon, 1996 : 66).

Ce courant vise donc à révéler « les procédures et les attentes à travers lesquelles

l’interaction est produite et comprise » (Heritage, 1992 : 119), à dégager la façon dont

les interlocuteurs coordonnent leurs activités ainsi que les différents niveaux d’organisation de la conversation, à partir de la transcription fine d’interactions authentiques.

§ Le système d’alternance des tours de parole

Au niveau local d’abord, les auteurs ont décrit les règles de distribution de la parole entre les participants. Une prise de parole correspond à la contribution d’un locuteur à un moment précis dans une conversation, et est appelée « tour de parole ». Il importe de préciser avec C. Bachmann et al. que le tour de parole

est une unité interactionnelle, qui recouvre une multitude de moyens linguistiques, allant des constructions lexicales autonomes aux phrases complexes, en passant par le rire, l’onomatopée et les types de syntagmes les plus divers » (Bachmann et al, 1981 : 142).

H. Sacks, E. Schegloff et G. Jefferson (1974) montrent qu’il existe un système d’alternance des tours de parole (« turn taking system ») reposant sur un certain nombre de règles et permettant la coordination des actions verbales individuelles des interactants.

La construction des tours

- En règle générale, « un seul partenaire parle à la fois » et deux grands principes permettent de coordonner le passage d’un tour de parole à l’autre : la minimisation des silences et des chevauchements (« minimization of gap and overlap »). Les

chevauchements sont des énoncés ou des parties d’énoncés prononcés simultanément par au moins deux locuteurs ; ils sont fréquents mais brefs.

- Un tour de parole peut être constitué d’un morphème ou d’une ou plusieurs phrases complètes au plan syntaxique. Il n’y a pas nécessairement équilibre entre la longueur des tours de parole des différents locuteurs.

- Le transfert d’un tour à l’autre ne peut s’effectuer à n’importe quel moment ; il a lieu lorsque le locuteur en place est arrivé de manière prévisible pour le locuteur suivant à une place pertinente pour le changement de locuteur ; ce que l’on appelle un point de transition ou une place transitionnelle (TRP : « transition relevant place »). Le TRP peut être indiqué par des signaux de natures diverses : verbale (exemples : la complétude syntactico-sémantique d’un énoncé, le statut illocutoire d’un acte comme une question), paraverbale (exemples : pause de la voix, ralentissement du débit, marqueur intonatif), non verbale (exemple : le locuteur sollicite son partenaire du regard ou par un mouvement de tête). Il importe de souligner que ces places transitionnelles ne sont pas définies par le seul locuteur ; cette coordination du déroulement de la conversation repose sur un « savoir pragmatique qui permet au récepteur de prévoir les

activités possibles en ce point de l’interaction » (Bange, 1992 : 33).

L’allocation des tours

Dans une interaction, le mode de sélection du locuteur suivant peut se faire de deux façons différentes :

- Le locuteur suivant est sélectionné par le locuteur en place (hétéro-sélection). Lorsque le locuteur en place sélectionne le suivant, le participant sélectionné a le droit et l’obligation de prendre le tour suivant.

- Le locuteur suivant se sélectionne lui- même (auto-sélection). Si personne n’a pris la parole au moment du TRP, le locuteur en place continue à parler.

Nous illustrons à présent ce modèle à l’aide d’un exemple issu de notre corpus :

[Corpus 3 : 8-12] Jo (Etasunien) et Su (Hollandaise)

Extrait 3 : La signification de colline

1Jo on peut commencer la description de (3s) [000] sur une colline y a quoi de particulier sur une colline° +

2Su euh + <qu’est-ce que c’est une colline> J +

3Jo <ben une colline comme: dans les montagnes t’as des t’as des collines> (désigne du doigt les montagnes visibles à travers la fenêtre)

5Jo <ah ouais ouais> + 6Su [hill ?] J

7Jo <ouais> ++ (petit rire)

8Su (petit rire) merci euh + oui une colline oui

Même si l’on observe des pauses marquées à la fin des tours [1], [2], [5] et [7], cet extrait illustre le respect des règles d’alternance des tours tel qu’il a été décrit par les conversationnalistes. On constate en effet qu’il n’y a pas de chevauchement ni de silence supérieur à une seconde entre les tours. La pause de deux secondes entre les tours [7] et [8] constitue une pause oralisée puisque les deux partenaires rient à ce moment- là ; les silences sont donc bien minimisés. Les TRP à la fin des tours [1] et [2] sont indiqués par un ensemble d’indices : formulation d’une question avec construction syntaxique complète et contour intonatif interrogatif, suivie d’une pause. Les TRP à la fin des tours [3] et [4] sont repérables grâce à la complétude sémantique des prises de parole. Dans les trois tours suivants, qui sont très courts, les TRP sont marqués par des pauses en [5] et [7] ou par un énoncé apparemment interprété comme une demande de confirmation [6]. Dans cet extrait l’alternance des locuteurs s’effectue de façon régulière, respectant les principes établis par les conversationnalistes, mais nous verrons que cela n’est pas toujours le cas.

§ Alternance des tours et interactions rédactionnelles A propos du « no gaps no overlaps »

Certaines spécificités du système d’alternance des tours ont été observées dans des

types d’interaction, tels que des entretiens ou des situations didactiques36, ou encore

dans des conversations exolingues. Ces spécificités s’expliquent notamment par les statuts distincts des interactants, marqué institutionnellement (enseignant/apprenant, juge/prévenu) ou non (natif/non natif, interviewer/interviewé). Mais lorsque deux apprenants issus d’un même groupe-classe et disposant a priori d’un statut symétrique (cf. 2.1.1.3.), interagissent, on observe également quelques variations du mécanisme d’alternance par rapport aux conversations quotidienne s.

Dans la partie d’analyse des données, nous nous attacherons notamment à observer les moments de chevauchements pour pouvoir rendre compte de leur valeur

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L’alternance des tours y est institutionnellement marquée et les chevauchements par exemple, sont encore plus rares. La méthode utilisée dans ce cas est un système de « pré-allocation » et non pas d’ « allocation locale » des tours (Sacks, Schegloff, Jefferson, 1974)

fonctionnelle. Nous formons l’hypothèse que ces chevauchements constituent fréquemment des traces d’un travail collaboratif entre les apprenants et non des traces

d’un dysfonctionnement37 du système d’alternance des tours.

L’observation du corpus révèle que les silences « inter-tour » peuvent également être très longs dans certaines dyades. Ils surviennent souvent pendant l’inscription ou la saisie du texte, mais il s’agit aussi de silences réflexifs qui marquent la recherche de formulations ou d’idées. Nous relèverons donc ces silences, leur durée et leur contexte d’apparition pour voir s’il s’agit d’un phénomène marqué ou au contraire constitutif de ce type d’interaction. V. de Nuchèze (2001) a montré que le tempo d’échanges entre alloglottes est, en règle générale, plus lent que celui qui prévaut entre natif. Cette lenteur semble être accentuée dans les interactions rédactionnelles à cause des types d’activités qui les constituent.

La question des prises de parole de type régulateur

Lorsque l’on se penche sur la notion de tour de parole en tant qu’unité de base pour l’analyse des interactions, se pose la question du statut de certaines prises de parole dont on considère qu’elles ne permettent pas à leur émetteur d’occuper véritablement le terrain conversationnel (« floor », Sacks, 1972). En effet, dans toute interaction, celui ou ceux qui se trouvent en position de récepteur ne sont pas passifs : ils émettent des signaux d’écoute, d’attention, d’approbation tels que « oui », « d’accord », « hm » ; il

s’agit de « régulateurs38 » ou « signaux de réception » qui peuvent intervenir en

chevauchement avec le tour du « parleur » (L1) ou à l’occasion d’une pause dans la prise de parole de ce dernier, surtout au moment d’une TRP. C’est notamment grâce à ce phénomène de régulation que le locuteur construit son tour, en étroite coordination

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Le modèle du système d’alternance des tours constitue les règles privilégiées de la conversation et, bien entendu, elles peuvent ne pas être respectées. Certains auteurs ont montré que l’on assistait à des ratés du système de tours, à des « incidents » (Traverso, in Charaudeau et Maingueneau, 2002 : 581) et même à d e s « infractions » (Kerbrat-Orecchioni, 1990 : 176), dans le cas de chevauchements aboutissant à l’interruption du locuteur en place. Cependant, interruptions et chevauchements surviennent fréquemment dans la conversation quotidienne et dans d’autres types d’interactions, aussi ne saurait-il être question de statuer a priori sur la valeur fonctionnelle de ces phénomènes, avant de les avoir analysés dans une interaction particulière et en séquences. C’est ce que nous ferons par rapport aux conversations rédactionnelles constituant notre corpus.

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La question du statut des régulateurs au sein de l’organisation séquentielle de la conversation a suscité de nombreux travaux. Certains auteurs considèrent en effet qu’un régulateur constitue un tour à part entière, alors que d’autres défendent le point de vue selon lequel il s’agit d’un « faux tour », car il contribue à maintenir dans sa position de locuteur celui qui parle. Ainsi, par exemple, S. Dunkan et D. Fiske (1985) (cités par Bange, 1992 : 38) distinguent deux types d’ « unité d’interaction » : les « unités de

tour de parole » (speaking turn unit) et les « unités pendant le tour » (within-turn units) constituées par

avec le récepteur. Précisons avec J. Cosnier que « ce système de « back-channel »

comprend en sus des éléments voco-verbaux classiquement considérés, des éléments gestuels et mimiques, l’ensemble s’associant pour assurer le pilotage de l’interaction […] » (Cosnier, 1988 : 183). Les régulateurs, de même que les « phatiques » émis par le

locuteur pour s’assurer de l’attention de son interlocuteur, participent tous deux à la « synchronisation interactionnelle ». Ce phénomène, décrit par A. Kendon (1978, cité par Kerbrat-Orecchioni, 1990 : 20), a été largement exploré par J. Cosnier (notamment 1988) et C. Kerbrat-Orecchioni (1990). La synchronisation interactionnelle est liée aux « influences mutuelles qu’exercent les interactants, et qui consistent dans le fait qu’ils

ajustent, coordonnent, harmonisent en permanence leurs comportements respectifs »

(Kerbrat-Orecchioni, 1990 : 20).

Nous prenons un exemple de ce phénomène dans notre corpus :

[Corpus 139 : 15-19] S (Sud-coréenne) et E (Emirienne) / Scribe : S

Extrait 4 : Décrire la réaction des cosmonautes face à la pancarte (C………...)

16S on commence par une narration ou: par une phrase comme ça entre ( F………

16E hum + qu’est ce qu’on [000] oui oui

( C…….) (C)

17S guillemets hm hm hm hm hm hm

F…………) H H H H H H (D…….)

17E oui oui ouais ça ça c’est le pancarte après y a [00000] bra la la et:: quelqu’un na/ le le: y a un

(F………..……….….) (F…..

(C………....)(E……….)

18S hm hm comme euh: euh

H

(D …………..) ( E………)

18E cosmo:/naute je sais pas et: il peut dire quelque chose oui/ comme: je sais pas: F……)

(C.……….…… ) 19S nous voilà: euh: ++ non° J (D…….)

19E ah/ et par ce que/ ils ont + assez + i/ ils étaient assez: surpris d’ (F………..………

Dans cet extrait, les nombreux régulateurs émis par S (vocalisations de type : "hm

hm"40, accompagnées de signaux non verbaux de type hochements de tête), se situent en

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En raison de problèmes de mise en page, les extraits issus du corpus 1 ont dû être insérés dans le corps du texte en format image ; ceci explique leur lisibilité réduite.

40

Dans le corps du texte, les propos des sujets enregistrés sont cités entre guillemets plats (" ") et dans une taille de police plus petite que celle du reste du texte.

chevauchement avec le tour de E ou pendant des micro-pauses. S laisse E poursuivre son tour de parole malgré ses pauses et ses hésitations, jusqu’à ce que cette dernière ait signalé explicitement qu’elle ne savait plus quoi dire ("je sais pas:" [18E] et pause oralisée). Ces régulateurs ont pour fonction ici de confirmer E dans son rôle de parleur et l’incitent même à poursuivre. Il s’agit donc de signaux d’écoute, mais également d’adhésion au contenu propositionnel développé par E, comme le montre l’intervention de S en [18-19]. En effet, S commence son intervention en répétant le terme par lequel E avait tenté d’initier une proposition ("comme") et elle formule une proposition allant dans le sens de celle émise par E. Dans ce fragment, les formes observées correspondent à des régulateurs et non à de véritables prises de terrain.

Cependant, l’observation de nos données nous amène à souligner, dans certains cas, la difficulté à établir une distinction entre les deux, pour l’analyste comme pour les interactants. C’est ce qu’illustre l’exemple suivant :

[Corpus 3 : 1-2] Jo (Etasunien) et Su (Hollandaise) / Scribe : Su

Extrait 5 : Décrire l’environnement de la pancarte

E……) (E………

1Jo hm

(D……)

1Su euh (3s) on peut euh + continuer avec le sujet de pancarte le: la pancarte était + placée

(désigne la feuille de consignes avec son stylo……….)

(C……….)

2Jo ouais ouais ouais <était placée sur le sol

(D………..)

2Su sur euh sur le sol qui était bla bla bla bla oui° ok +

Jo émet un premier régulateur ("hm" en [1]) au cours d’une micro-pause pendant le tour de Su, répondant ainsi à un phatique (regard adressé) émis par cette dernière. Un second régulateur ("ouais ouais") chevauche légèrement le tour de Su (une proposition volontairement inachevée au plan du contenu propositionnel "bla bla bla" en [2]). Mais au lieu de poursuivre son tour précédent, Su veut s’assurer que le "ouais ouais" émis par Jo constitue bien un marqueur de ratification et non seulement un simple signe de réception ; elle demande donc confirmation de l’accord de Jo ("oui°" avec modalité interrogative). Jo confirme son accord et elle sanctionne à nouveau ce double accord

("ok") qui, dans cette séquence, permet de démarrer concrètement la construction du texte. A travers cette demande de confirmation, Su soulève l’ambiguïté de ces formes classées parmi les régulateurs, susceptibles d’être signaux d’écoute, de compréhension, mais aussi marqueurs d’accord véritables et donc tour à part entière. Elle demande à Jo d’occuper le territoire conversationnel et de prendre son « tour » pour donner son point de vue et non simplement pour manifester son écoute.

§ Le tour de parole comme unité d’analyse minimale de l’interaction ? Dans le modèle du système d’alternance des tours, le tour de parole constitue bien entendu l’unité d’analyse minimale de la conversation. C’est également le point de vue défendu par P. Bange lorsqu’il démontre que cette notion peut s’articuler à une analyse actionnelle et donc constituer l’unité actionnelle minimale :

[…] le tour de parole constitue « le plus petit élément de déroulement de l’action au niveau de l’organisation stratégique » et il représente donc l’étape d’action. Cela correspond bien à la définition du tour de parole en analyse conversationnelle comme unité orientée vers le/les tour(s) précédent(s) et suivant(s). Chaque tour de parole s’achève par la réalisation d’un but partiel autonome (ou encore par sa non réalisation). (Bange, 1992a : 90).

Pour notre part, nous considérons qu’un même tour de parole comprend souvent plusieurs actions langagières qu’il est nécessaire de pouvoir distinguer pour rendre compte de la progression de l’action conjointe des interactants.

Un court extrait de notre corpus permettra d’illustrer notre point de vue.

[Corpus 3 : 96-99] Jo (Etasunien) et Su (Hollandaise) / Scribe : Su

Extrait 6

1Jo ben des: des: euh (3s) des: organismes organiques (petit rire) ++ des: + de tous les matières organiques (petit rire) (3s)

2Su J ok des organismes ++ je ss je pense pense pas que ça marche en français organismes pour ça +

3Jo ouais p’t’être pas ++

En [1], Jo verbalise une proposition de contenu et de mise en forme avec auto-reformulation et ce tour de parole ne comprend qu’un seul mouvement discursif. En revanche en [2], tandis que "ok des organismes" constitue une ratification avec sélection de l’un des termes proposés par Jo, la suite du tour ("je ss je pense pense pas que ça marche en français organismes pour ça") correspond à une remise en question de la pertinence de

l’emploi du terme "organisme", pourtant accepté dans un premier temps. Su initie donc, dans cette deuxième partie de tour, une nouvelle négociation portant sur la validité de ce terme. Situées dans un même tour, il s’agit bien de deux actions langagières correspondant à deux étapes distinctes dans la réalisation de la tâche collective.

L’examen des données nous amène donc à considérer que :

1/ D’un point de vue séquentiel, le tour de parole est une unité essentielle pour :

- le locuteur qui, sur un plan psychologique, revendique son droit à la parole

(donc au tour) et reconnaît ce même droit à son interlocuteur (« c’est ton tour »).

- l’analyste qui, pour examiner son objet, doit dans un premier temps le constituer

dans le respect de la linéarité du flux langagier, donc attribuer toutes les contributions à un locuteur précis et les numéroter pour en assurer la lisibilité. Dans cette perspective, nous considérons comme tour, toute prise de parole quelle que soit sa forme : régulateur, bribe, énoncé inachevé, etc.

2/ D’un point de vue actionnel, chaque interactant, dans chacun de ses tours, est susceptible de réaliser plus d’une action (dans le cadre d’une activité), par le biais – le plus souvent, mais pas systématiquement – de la profération de plus d’un acte de langa ge intentionnel et, à ce stade, virtuel (il est doté d’une valeur illocutoire, orienté vers un but, mais rien ne permet encore de prévoir les effets de son accomplissement, tant vers autrui que vers la tâche).

On peut donc considérer que le tour de parole est bien l’unité minimale au plan

séquentiel, mais non au plan actionnel41. Nous reviendrons sur cette question dans la

section 2.3. lorsque nous examinerons les notions d’acte et d’action.

§ L’organisation de la conversation en séquences

L’apport des ethno méthodologues ne se limite pas à la mise en évidence du système d’alternance des tours, ils se sont également attachés à identifier des unités conversationnelles telles que la « paire adjacente » (adjacency pair), une séquence de deux énoncés successifs produits par deux locuteurs différents (Sacks et Schegloff, 1973), tels les couples question/réponse, offre/acceptation, offre/refus,

41

C’est également ce qu’affirme L. Filliettaz lorsqu’il écrit que « […] la valeur descriptive de la notion

de prise de tour dans une analyse de la conversation ne réside pas dans la constitution de l’unité praxéologique minimale, mais plus précisément dans la gestion matérielle de la participation à l’interaction » (2002 : 141).

déclaration/réplique, etc. Les deux tours de parole qui constituent une paire adjacente sont liés par un « principe de dépendance conditionnelle » (principle of conditional

relevance) ce qui signifie que cette séquence est ordonnée : un premier énoncé

appartenant à un certain type catégoriel donné implique, en réaction de la part de l’interlocuteur, un énoncé appartenant à ce même type. Un tour de parole crée donc un système d’attentes. A travers cette manière d’envisager l’organisation conversationnelle, ce modèle tend à mettre en évidence la manière dont les interactants articulent leur parole à celle qui précède.

En lien avec la notion de paire adjacente, certains auteurs ont conçu celle d’ « organisation préférentielle » des répliques (sur cette notion, voir les références proposées par C. Kerbrat-Orecchioni, 1990 : 272). Ils montrent que dans bon nombre de

paires adjacentes, certains enchaînements d’un tour à l’autre sont dits « préférés42 ».

C’est ainsi qu’à une question, la réplique préférentielle est la réponse informative. Des répliques non préférentielles sont l’affirmation d’ignorance ou le refus de répondre. On parle de répliques ou d’énoncés non préférés parce qu’ils sont moins fréquents et qu’ils contiennent des marques (pauses, hésitations, répétitions) indiquant l’embarras du locuteur.