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CHAPITRE 2 Ancrage théoriqueAncrage théorique

2. Ancrage théorique

2.1. De l’acteur social à l’action conjointe

2.1.1. Interactionnisme symbolique : interprétations de rôles, système des faces et rapports de places

2.1.1.3. De la face au rapport de places

La notion de territoire est directement liée à celle de « face » définie par E. Goffman « comme étant la valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement à

travers la ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contact particulier » (1974 : 9) ; il s’agit donc d’une image valorisante de soi qui

(face et territoire)31 sont revendiqués par le sujet, mais sont dans le même temps menacés par cette rencontre, car les revendications identitaires et les attentes de reconnaissance d’un sujet peuvent entrer en conflit avec celles des autres participants. C’est la raison pour laquelle chaque interactant cherche à ménager sa propre face tout en préservant celle de l’autre.

Certaines pratiques sont d’abord défensives, et d’autres protectrices, mais en général, ces deux points de vue sont présents en même temps. Désirant sauver la face d’autrui, on doit éviter de perdre la sienne, et, cherchant à sauver la face, on doit se garder de la faire perdre aux autres. (Goffman, 1974 : 17).

Pour cela, tout individu dispose de moyens constituant son « répertoire figuratif » qui comprend l’ « évitement » (par exemple, changer de sujet de conversation au moment opportun, pour ne pas aborder « un sujet qui fache », éviter la rencontre, cacher ses sentiments) et la « réparation » (justification, excuse qui peuvent être formulés par celui qui a été mis « en danger » dans l’interaction ou par les autres participants). La mise en œuvre de ce travail de figuration (face-work), le respect des règles de bonne conduite interactionnelle proviennent de la nécessité pour les interactants, de rétablir l’ordre rituel de l’interaction. Pour E. Goffman en effet, les interactions sont des pratiques symboliques comportant une dimension rituelle car la face, à la fois protégée et valorisée, est un « objet sacré » (1974 : 21).

La théorie de la face est particulièrement pertinente pour étudier la dimension de la relation interpersonnelle dans une interaction. Au cours d’une interaction entre apprenants en contexte didactique, précisément orientée vers l’élaboration d’un texte commun, la finalité semble a priori prendre le pas sur l’établissement et le maintien de la relation. On s’interrogera donc sur la place du travail de figuration dans ce type d’interaction.

Habituellement, garder la face est une condition de l’interaction et non son but. Mais les buts, qui sont par exemple de se trouver une face, d’exprimer ses opinions, de déprécier les autres ou de résoudre des problèmes et d’accomplir des tâches sont généralement poursuivis de façon à ne pas contredire cette préservation. (ibid.: 15).

Comment situer le travail de figuration par rapport à la collaboration mise en œuvre par les interactants afin de réaliser la tâche ? Constitue-t-il, par exemple, un frein à la

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Ces deux notions de « territoire » et de « face » ont été renommées respectivement « face négative » et « face positive », par P. Brown et S. Levinson dans le cadre de leur théorie de la politesse (1978, 1987). Ces auteurs proposent une typologie des actes menaçants pour l’un ou l’autre des versants de la face, ainsi qu’une présentation des stratégies d’évitement et de réparation de ces actes.

confrontation de point de vue, signe d’un engagement des apprenants dans la réalisation de la tâche ?

Selon E. Goffman, la face ou l’image de soi revendiquée et exposée à l’autre n’est pas définie au début de l’interaction ; il s’agit d’un élément négociable dans l’interaction. La notion de face est donc une donnée interactionniste qui ne prend sens que dans la communication. Cependant, on peut noter avec les auteurs du Guide

terminologique pour l’analyse des discours (de Nuchèze, Colletta, 2002 : 134), que « la face relève plutôt de la problématique subjective de la construction du sujet ». Or, dans

le cadre d’une interaction finalisée tendant à la réalisation d’une tâche commune, on s’intéresse non seulement à la subjectivité de l’individu mais également à la dimension intersubjective de la construction des relations interpersonnelles à travers la co-action, la co-construction sur un axe vertical. Aussi adopterons- nous également la notion de « place » ou plutôt de « rapport (ou système) de place » (Flahault, 1978) comme outil d’analyse des relations interpersonnelles dans cette interaction spécifique.

Qu’on l’appelle pouvoir, « rang », « autorité », « dominance » ou « domination » (vs « soumission »), ou bien encore « système des places » (Flahault, 1978), cette dimension renvoie à l’idée qu’au cours du déroulement de l’interaction, les différents partenaires peuvent se trouver placés en un lieu différent sur cet axe vertical invisible qui structure leur relation interpersonnelle. On dit alors que l’un d’entre eux se trouve occuper une position « haute » de « dominant », cependant que l’autre est mis en position « basse » de « dominé ».(Kerbrat-Orecchioni, 1992 : 71).

Les rapports de place se négocient par le biais d’éléments sémiotiques de type verbal, non-verbal et/ou paraverbal, appelés « insignes de place » (Flahault, 1978) ou « taxèmes » (Kerbrat-Orecchioni, 1992).

Dans le cadre d’une interaction finalisée en contexte d’apprentissage formel, où les deux participants sont issus du même groupe d’apprenants, les interactants sont

considérés comme des pairs32 puisqu’ils jouissent du même statut institutionnel et ont à

peu près le même âge33. Ce statut partagé d’apprenant, dans le cadre de cours constitués

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Définition du Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert (édition 1993) : « Pair, paire,

adj. et n. m., d’abord peer (980), per (1050), est issu du latin par, paris , « égal » (en quantité, en dimension, en valeur), substantivé pour désigné le compagnon, l’homme de même rang et, en latin médiéval, le vassal du même seigneur (856) ». « En tant qu’adjectif exprimant l’idée de similitude (980) l’adjectif français a été remplacé par pareil et semblable ».

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Précisons en effet que nous aurions sans doute hésité à utiliser le terme de pairs si les dyades observées avaient été constituées d’un alloglotte étudiant d’une vingtaine d’année et d’un alloglotte travaillant en

en niveau à peu près homogène, les rend a priori égaux du point de vue du savoir et du pouvoir. Ainsi, par rapport à la distinction établie par les chercheurs de Palo Alto (1972), entre les interactions symétriques qui minimisent les différences entre les interlocuteurs et les interactions complémentaires qui reposent au contraire sur ces différences, les interactions rédactionnelles que nous nous proposons d’étudier,

semblent se situer du côté des interactions symétriques34. Cependant, la question de

l’homogénéité du niveau des apprenants au plan des compétences langagières demande bien entendu à être remise en question. Malgré les efforts des enseignants pour constituer des groupes d’étudiants le plus homogène possible après une phase d’évaluation initiale, le niveau des apprenants varie considérablement selon les compétences visées. Par ailleurs, les interactants « se distinguent par leur sexe, leur

nationalité, leur histoire et leur expérience, par leurs savoirs, y compris linguistiques et culturels, et par leur intention et implication dans la rencontre » (Vasseur, 2000 : 59). Il

importe donc de se montrer prudent face au risque d’association rapide entre l’idée de pair et celle d’égalité, ou encore d’identité. Dans un article, R. Delamotte-Legrand (1998) questionne la notion de « pairs » à partir de l’observation de groupes d’enfants débattant entre eux en contexte scolaire, et elle s’interroge en ces termes : « Les pairs

sont-il des mêmes ou des autres ? ». Elle conclut notamment sur le fait que « mêmes » et

« pairs » ne renvoient pas à des réalités identiques, remarque que nous ferons nôtre. Comme le rappelle M.-T. Vasseur (2000) dans un article intitulé « De l’usage de l’inégalité dans l’interaction-acquisition en LE », de nombreux travaux sur les échanges en langue maternelle montrent que « l’interaction ‘ordinaire’ se caractérise, […], par

l’inégalité des positions, par l’instabilité et par la complexité (Grünig & Grünig, 1985 ; François, 1990 ; Vion, 1992, 1999) » (Vasseur, 2000 : 52). A l’instar de ces différents

auteurs, nous considérons donc que toute rencontre, qu’elle soit exolingue ou non, entre pairs ou non, se caractérise par son asymétrie35. Pour préciser cette asymétrie, nous nous appuyons sur une catégorisation proposée par V. de Nuchèze (2004). Considérant que l’asymétrie est multiforme, l’auteure distingue ses dimensions linguistique,

France, d’une quarantaine d’années, ce qui se produit fréquemment dans les cours dispensés au CUEF, notamment dans les cours du soir.

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Le dernier axiome de l’école de Palo Alto est résumé en ces termes : « Tout échange de communication

est symétrique ou complémentaire, selon qu’il se fonde sur l’égalité ou la différence » (Watzlawick et al.,

1972 : 68).

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Pour les mêmes raisons que celles avancées par C. Heredia-Deprez (1990, cité dans de Nuchèze, 2004 : 18), nous préférons le terme d’asymétrie à celui d’inégalité : « C’est le terme d’asymétrie qui est retenu

ici car il respecte les connaissances de l’autre et n’exclut pas une certaine complémentarité dans les moyens d’expression et de compréhension utilisés ».

interactionnelle, informationnelle et sociologique. Dans la mesure où les sujets que nous observons partagent le même statut d’apprenant alloglotte en contexte institutionnel, nous ne retiendrons que les trois premières dimensions de l’asymétrie évoquées ci-dessus, dont nous reproduisons les définitions ci-après :

- Elle est linguistique : Les compétences respectives sont inégales, et la variation est la règle ; chacun le sait et peut (ou non) l’admettre, ce qui déclenche les procédures d’aide, d’étayage, etc. mais aussi des conduites de domination et de soumission. […]

- Elle est interactionnelle : Les procédures conversationnelles – ethnométhodes – mises en œuvre pas les interactants sont inégales. […]

- Elle est informationnelle : La détention des informations sur le thème des échanges, les activités en cours (plus ou moins explicitement finalisées) et les partenaires (les représentations que l’on en a et les intentions qu’on leur prête) sont inégaux, et cette inégalité donne lieu plus ou moins à partage (« savoir c’est pouvoir », dit le sens commun…) selon le caractère plus ou moins coopératif de la dyade. (de Nuchèze, 2004 : 18-19).

Ainsi, au cours de l’interaction, la relation interpersonnelle se joue sur un axe vertical et des rapports de places se négocient, notamment autour des rôles occupés par chacun. Aucun rôle n’étant prédéfini au départ de cet événement de communication, il n’y a pas de « domination » de l’un ou de l’autre qui soit inscrite dans le contexte, et le rapport de places est donc en principe très ouvert.

Cette brève évocation de l’origine de l’interactionnisme symbolique et de quelques aspects de la micro-sociolo gie d’E. Goffman aura permis de présenter certaines notions qui seront convoquées dans l’analyse de nos données pour étudier, notamment, la dimension de la relation interpersonnelle entre les interactants. Afin d’appréhender la relation des deux apprenants, contraints de travailler ensemble dans ce contexte formel, nous avons vu que la notion de territoire, liée au départ à un sujet, pouvait être envisagée pour la dyade. En outre, nous avons montré que la notion de face demandait à être complétée par celle de rapport de places pour étudier la relation au plan de la verticalité. Enfin, les notions de rôles et de rapports de rôle, de place et de rapports de place, nous conduisent à souligner le caractère central des notions de symétrie, d’asymétrie et de complémentarité qui seront largement présentes dans notre travail.

A présent, nous allons nous pencher sur une autre dimension de l’analyse des interactions, à savoir les principes d’organisation de celles-ci. Nous commencerons par

rendre compte du modèle d’organisation des interactions mis en place par les analystes de la conversation dont les travaux s’inscrivent dans la lignée de l’ethnométhodologie et de l’Ecole de Chicago. Puis, nous aborderons le modèle hiérarchique fonctionnel de l’école de Genève avant de préciser quelles unités interactionnelles nous retiendrons particulièrement pour entrer dans l’analyse de nos données.