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CHAPITRE 4 Analyse des activités d’élaboration de contenuAnalyse des activités d’élaboration de contenu

4. Analyse des activités d’élaboration de contenu

4.4. Propositions négociées

4.4.2. Négociation déclenchée par un problème d’intercompréhension

[Corpus 1 : transcription complémentaire 1] S (Sud-coréenne) et E (Emirienne)

Extrait 8 : « la machine ne marche pas »

Dans ce fragment, les deux apprenantes répondent à la consigne intermédiaire 3 qui demande de raconter le dialogue qui s’engage entre les cosmonautes et les habitants de la planète (devenus des extraterrestres- femmes-de- ménage pour cette dyade). Elles se sont mises d’accord précédemment, quant au fait que les cosmonautes disposent d’une machine à interpréter pour communiquer avec les extraterrestres qui ne parlent pas la même langue qu’eux.

Texte conversationnel Découpage micro-actionnel

1S et: je veux bien dire aussi euh: la machine: à interpréter euh avec ça on peut les éc on peut les comprendre mais eux ils ne peuvent pas: euh 2E non à à travers ces machines on peut

ils peuvent nous comprendre

3S mais maintenant ça marche pas

4E ah maintenant ça marche la machine ne marche pas°

5S hm hm

6E ah:“ ok alors il y a

7S donc euh: c’est c’est notre limite quoi 8E ouais

9S notre limite scientifique

10E ok J (lit sur l’écran) ils se précipitent 11S bon ouais on a: on a essayé de le ur

expliquer euh: notre

12E ouais ouais 13S situation 14E ouais

15S mais ça ne marche pas à cause de la machine

16E oui et on a mal euh on a mal compris 17S on a mal

18E alors on a pensé que on a croyé que on croyait que c’était comme: bienvenu 19S hm hm

20E qu’ils débarrassent les choses 21S J ouais

22E c’est comme un bienvenu alors euh 23S ouais

S : proposition de contenu inachevée (= avec la machine à interpréter on peut comprendre les extraterrestres mais eux ne peuvent pas nous comprendre)

E : achèvement/reformulation de la dernière partie de la proposition de S (= les extraterrestres peuvent nous comprendre) S : complète la proposition de E pour rétablir le sens premier de sa proposition (= la machine ne marche pas ils ne peuvent pas nous comprendre)

E : demande de confirmation à propos du sens de la proposition de S

S : satisfaction de la demande

E : ratification de la proposition et amorce de reformulation

S : explication-justification de sa proposition E : régulateur

S : auto-reformulation de son explication E : validation et lecture du texte à l’écran S : proposition de mise en forme du contenu sémantico-référentiel (reformulation de la proposition de contenu précédemment formulée) E : régulateur S : auto-continuation de la proposition [11] E : régulateur S : auto-continuation et achèvement de la proposition [11]

E : validation et enchaînement sur une nouvelle proposition de contenu

S : amorce en chevauchement E : auto-continuation de l’élaboration de contenu commencée en [16] S : régulateur E : auto-continuation de l’élaboration de contenu commencée en [16] S : régulateur E : auto-continuation de l’élaboration de contenu commencée en [16] S : régulateur

24E on jette J (fait le geste de jeter des choses par terre)

25S J ah“ oui c’est mieux c’est mieux oui ben:

26E on jette les choses

27S hm hm + ah non + euh ce ce que je voulais dire c’n’est pas ça donc avec cette machine

28E hm hm

29S on peut comprendre ce qu’ils disent +

30E oui on peut comprendre ce qu’ils disent mais ap

31S hm hm mais eux ben donc euh on on veut dire: quelque chose comme: non on est [00]

32E oh ils peuvent ils

33S c’est ça

34E ah ok ok ok je comprends maintenant ok (lit le texte sur l’écran) qu’est-ce que c’est que ce (petit rire : bordel) ils se précipitent pour débarrasser nos affaires nous:

E : auto-continuation de l’élaboration de contenu commencée en [16]

S : ratification et appréciation positive de la proposition

E : achèvement de sa proposition de contenu commencée en [16]

S : évaluation négative de la proposition de E et amorce de reformulation (à valeur explicative) de sa propre proposition

E : régulateur

S : auto-continuation de la reformulation de sa proposition commencée en [27]

E : hétéro-répétition et amorce d’hétéro-continuation

S : auto-continuation de son explication qui reste inachevée

E : signal de compréhension et amorce de reformulation à valeur de demande de confirmation

S : confirmation

E : ratification, signal de compréhension et lecture du texte déjà saisi sur l’écran

Dans ce fragment, le même schéma interactionnel se produit à deux reprises : - S formule une proposition de contenu et/ou de mises en mots. ([1] – [11]) - E ratifie cette proposition en la complétant. ([2] – [16])

- S intervient pour repréciser son idée initiale, signalant ainsi que la proposition complémentaire de E n’est pas pertinente par rapport à son idée. ([3] – [27])

Les propositions de E ne sont pas pertinentes par rapport à celle de S puisque E développe un scénario fondé sur l’idée que les cosmonautes ne comprennent pas les extraterrestres, alors que la proposition initiale de S est inve rse. Les deux premières interventions de cet extrait pourraient laisser penser que E soutient consciemment une proposition de contenu différente de celle de S, auquel cas le « non » en [2E] serait à interpréter comme un indice d’évaluation négative. Cependant les marqueurs de compréhension en [6], après que S a apporté une information supplémentaire pour rétablir le sens de sa proposition initiale ("mais maintenant ça marche pas" [3S]) incitent plutôt à considérer que E avait mal interprété l’apport informationnel de S au départ. Le problème d’intercompréhension semble donc être résolu en [6], mais ce n’est pas le cas. Un peu plus loin, lorsque E réalise une nouvelle proposition de contenu [16-18] suite à une auto-reformulation par S de sa proposition initiale [11-13-15], cette dernière

comprend que l’apport de contenu formulé par E n’est pas cohérent avec sa proposition. Elle signifie donc explicitement à sa partenaire qu’elle avait une autre idée en tête ("ah non + euh ce ce que je voulais dire c’n’est pas" [27S]) qu’elle entreprend de lui expliquer à nouveau (emploi du marqueur de structuration "donc"). Finalement, elle change de stratégie explicative en amorçant la formulation d’un exemple ("ben donc euh on on veut dire: quelque chose comme: non on est [00]" [31])123. Et cette fois, elle ne laisse pas sa partenaire reformuler ses propos ; elle intervient en chevauchement avec cette dernière en [31] pour reprendre son tour interrompu et poursuivre son explication. Finalement, ce n’est qu’une trentaine de contributions après la proposition initiale de S que E comprend véritablement le sens de cette proposition qui sera finalement présente dans leur texte.

Au plan du rythme de progressio n dans la tâche, on constate que cette modalité d’accomplissement d’une activité d’élaboration de contenu est beaucoup moins « rentable » qu’une proposition validée qui permet à la dyade de progresser rapidement. Elle est en outre, extrêmement coûteuse au plan cognitif et langagier. Cependant, elle rend compte d’un véritable effort de co-construction du sens et de coordination des actions par les deux apprenantes. Ce fragment illustre le fait que les difficultés d’intercompréhension rencontrées par une dyade d’apprenants, liées ici à l’affrontement de deux scénarios distincts relatifs à l’univers fictionnel en construction, peuvent susciter un travail cognitif et discursif important manifesté par des reformulations et des changements de stratégie explicative. Il révèle, en outre, que la rentabilité dans le cadre d’une interaction entre alloglottes n’est pas toujours compatible avec la collaboration. En effet, si l’on admet que pour collaborer, les apprenants doivent construire et entretenir une conception partagée de la tâche en progressant de façon co-orientée et coordonnée, il apparaît nécessaire que les désaccords et les problèmes d’intercompréhension, en lien notamment avec l’accomplissement de la tâche, soient levés. Dans l’extrait ci-dessus, on est loin du respect du principe de pertinence tel qu’il est défini par D. Sperber et D. Wilson (un minimum d’effort pour un maximum d’effet). Pourtant, c’est ce maximum d’efforts qui nous semble rendre compte d’une forte collaboration entre des alloglottes en situation d’interaction finalisée par

123

Précisons que le « on » réfère aux cosmonautes auxquels se sont identifiées les scripteures dès le début de l’interaction rédactionnelle.

l’accomplissement d’une tâche, surtout si ce travail de négociation du sens aboutit effectivement à l’intercompréhension.

Les deux exemples de propositions négociées rendent compte de deux types de négociation distincts : dans le premier cas, elle est provoquée par un désaccord de L2 avec une proposition de contenu de L1 entrant en conflit avec sa propre représentation de l’univers fictionnel et dans le second cas, la négociation est due à une incompréhension de la part de L2 de la proposition de L1. Cependant, L2 semble ne pas avoir conscience –à l’inverse de L1- de cette interprétation erronée. La configuration des échanges est très différente dans les deux cas, mais dans les deux fragments, le proposant est amené à expliciter ou justifier sa proposition afin de la faire accepter à son partenaire et d’aboutir à la mise en place d’une représentation partagée de l’univers fictionnel ou encore à ce que J. P. Bernié (2001) a appelé la construction de « l’espace

discursif »124. Or cette étape apparaît nécessaire à la poursuite de l’interaction.

Soulignons que l’intérêt et la nécessité de devoir négocier, ou discuter (« conflit

socio-cognitif »125), dans ce type d’interaction sont plusieurs fois évoqués par les étudiants interrogés à l’issue des séances de travail :

"il faut discuter je crois il faut se discuter [000] qu’est-ce c’est ça oui il faut comparer les deux et puis il faut trouver une solution en discutant ça c’est je crois que c’est ça les les intérêts pour euh de travailler par donc il faut se discuter" (Mé/Entr.8 : 44)

"[…] j’aime mieux que ils sont différents que moi parce que quand il y a le même oui le même direction de penser oui tu peux le faire toi-même aussi donc comme ça on peut

124

C'est-à-dire le « lieu où peuvent être circonscrites des significations partagées au prix d’opérations

diverses. […] Il s’agit d’une construction dynamique des interlocuteurs. A l’aide de moyens linguistiques dont l’utilisation repose sur les significations partagées, ils déploient un nouvel espace à l’intérieur duquel de nouveaux objets pourront être posés et des transformations effectuées. L’espace discursif, ce sont donc des significations actualisées ET les opérations effectuées sur elles (Brossard, 1994). L’approche de la co-construction d’un espace discursif dépend des indices qui témoignent, dans les productions langagières, de la prise en charge par chacun des interlocuteurs des significations créées dans l’interlocution. D’une prise en charge et rien de plus : la notion n’implique pas coïncidence stricte des représentations, c’est à dire du contexte intrapsychologique. Lorsque les interlocuteurs sont réunis autour d’une production commune, l’espace discursif peut rester hétérogène, mais il ne peut exister sans recherche d’un « contexte de pertinence », c’est à dire sans accord, même à renégocier en permanence, sur la sémiotisation des objets ou des questions susceptibles d’y figurer » (Bernié, 2001 : 151).

125

Rappelons que la notion de « conflit socio-cognitif » a été élaborée à partir des années 1970 dans le champ de la psychologie sociale du développement cognitif par des chercheurs (Doise, Mugny, Perret-Clermont) qui s’inscrivent dans la lignée des travaux de J. Piaget mais qui se focalisent principalement sur le rôle des interactions sociales dans le développement cognitif. Le conflit socio-cognitif survient lorsque différents individus confrontent, par rapport à un même sujet, des réponses contradictoires. La résolution du conflit socio-cognitif dans l’interaction est censée entraîner des progrès cognitifs chez l’un ou plusieurs des participants.

discuter et c’est pas mal je trouve que voir une autre manière de penser oui de réfléchir ou" (Il/Entr.13 : 42).