• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 2 Ancrage théoriqueAncrage théorique

2. Ancrage théorique

2.3. Acte, action, interprétation et co-construction du sens

2.3.4. Coopération et co-construction du sens par les interactants

2.3.4.1. Implicatures et inférences chez H. P. Grice

C’est notamment avec H. P. Grice (1979) que va pouvoir s’opérer le glissement d’une problématique orientée vers l’analyse des intentions du locuteur à une problématique fondée sur le travail interprétatif de l’interlocuteur et plus globalement sur la co-construction du sens dans l’interaction. Partant du constat que les échanges entre individus ne s’enchaînent pas de façon aléatoire mais au contraire de façon cohérente et rationnelle, il explique qu’

ils sont le résultat, jusqu’à un certain point au moins, d’efforts de coopération ; et chaque participant reconnaît dans ces échanges (toujours jusqu’à un certain point) un but commun ou un ensemble de buts, ou au moins une direction acceptée par tous. (Grice, 1979 : 60).

Le principe de base qui selon P. Grice fonde toute interaction du point de vue de l’échange d’informations et de la construction du sens est donc un principe de coopération (cooperative principle) CP, ce principe sera respecté par les participants de la façon suivante : « que votre contribution conversationnelle corresponde à ce qui est

exigé de vous, au stade atteint par celle-ci, par le but ou la direction acceptés de l’échange parlé dans lequel vous êtes engagé » (Ibid. : 61). Ce principe très général

repose sur un certain nombre de maximes dites conversationnelles (ibid.) :

1) La maxime de quantité : « Que votre contribution contienne autant d’information

qu’il est requis. […]. Que votre contribution ne contienne pas plus d’information qu’il n’est requis. […] »

2) La maxime de qualité : « Que votre contribution soit véridique. […] N’affirmez

pas ce que vous croyez faux. N’affirmez pas ce pour quoi vous manquez de preuves »

3) La maxime de relation (ou pertinence): « Parlez à propos. (be relevant) »

4) La maxime de modalité (ou manière) : « Soyez clair. Evitez de vous exprimer

avec obscurité, évitez d’être ambigu, soyez bref, soyez méthodique. »

Formulées ainsi, ces maximes ont souvent été perçues (et critiquées comme telles) comme des règles prescriptives concernant l’encodage des énoncés ; pourtant elles ont été conçues par P. Grice pour rendre compte des processus interprétatifs (ou inférences) réalisés dans l’interaction : « Plutôt que des normes que les interlocuteurs doivent

suivre, les maximes de conversation sont des attentes qu’ils ont face aux locuteurs ; ce sont davantage des principes d’interprétation que des règles normatives ou des règles de comportement » (Moeschler, Reboul, 1998 : 53). C’est à partir de ces principes

interprétatifs que les interactants vont pouvoir formuler un certain nombre d’hypothèses pour tenter de reconstruire le sens d’un énoncé lorsque le locuteur semble avoir transgressé (intentionnellement ou non) l’une des maximes ; ils déclenchent ainsi une « implicitation (ou implicature) conversationnelle ». P. Grice distingue implicitations conversationnelles et implicitations conventionnelles, ces dernières regroupant les implications et présupposés susceptibles d’être directeme nt déduits des énoncés. On peut considérer que cette distinction entre implicitations conventionnelles et implicitations conversationnelles se rapproche de celle proposée par J. R. Searle (1982, chap. 2) entre actes de langage indirects conventionnels et non conventionnels. Avec ses travaux sur les règles du discours et l’implicite dans le langage, P. Grice ouvre la voie d’un nouvel axe de recherche en pragmatique linguistique et en pragmatique cognitive58.

Dans une perspective cognitive, le « principe de pertinence » est repris et développé par D. Sperber et D. Wilson (1989). Censé d’une certaine façon dépasser tous les autres, ce principe extensif repose sur l’idée qu’un énoncé est pertinent lorsqu’il produit un maximum d’effets (dans un contexte donné) pour un minimum d’efforts de traitement

cognitif59. La « théorie de la pertinence » est une théorie de l’interprétation et de

58

D’autres auteurs tels que O. Ducrot (1972) proposent de nouvelles typologies des règles du discours : les « lois du discours ».

59

« Nous soutiendrons que, pour qu’une information soit pertinente, il faut qu’elle ait des effets

contextuels. Nous soutiendrons aussi que, toutes choses étant égales d’ailleurs, plus les effets contextuels sont grands, plus grande est la pertinence » (Sperber, Wilson, 1989 : 182).

l’inférence. Elle permet de rendre compte du processus de traitement de l’information des interactants et plus spécifiquement de l’interlocuteur, considéré comme interprétant parce que capable de construire des inférences à partir des données fournies par l’énoncé, reliées au contexte et à ses connaissances et expériences antérieures. Nous nous interrogerons sur la validité de la notion de rendement dans cette théorie, par rapport aux situations d’interaction qui nous intéressent, dans lesquelles les difficultés linguistiques des interactants nécessitent souvent un maximum d’effort linguistique pour des effets limités.

2.3.4.2. Les indices de contextualisation par J. Gumperz

Dans le prolongement de l’ethnographie de la communication, J. Gumperz, marqué par les recherches des ethnométhodologues et des philosophes du langage ordinaire, met en place une sociolinguistique interactionnelle ; il souhaite intégrer les dimensions pragmatiques et interactionnelles dans l’analyse de l’activité linguistique des sujets parlants et de la dynamique conversationnelle. Cette approche, qu’il développe surtout à

partir des années 70, est aussi nommée sociolinguistique interprétative60 ; c’est

également une sociolinguistique de l’interprétation car J. Gumperz s’intéresse avant tout à la façon dont les interlocuteurs interprètent les messages pour agir de façon efficace en situation d’interaction. Il s’attache à observer les processus de compréhension actualisés par les participants au cours d’une interaction, en fonction d’un certain nombre d’indices. Son approche s’appuie sur deux notions principales : l’inférence et la contextualisation. S’inspirant de la théorie des implicatures de P. Grice, il développe la notion d’« inférence conversationnelle » définie comme un « processus d’interprétation

situé, c’est à dire propre à un contexte, par lequel les participants déterminent les intentions d’autrui dans un échange et fondent leur propre réponse » (Gumperz, 1989 :

55). Ce processus inférentiel, appelé « contextualisation » est guidé par la présence d’« indices de contextualisation » considérés comme « les caractéristiques

superficielles de la forme du message » (Gumperz, 1989 : 28). Ces indices peuvent se

situer au niveau de la prosodie (intonation, accent, accentuation, changement de ton, de rythme, etc.), des choix énonciatifs (alternance codique, stylistique, choix morphologiques, syntaxiques), des expressions métaphoriques ou des routines

60

Il importe de rapprocher cette perspective de la sociologie compréhensive de M. Weber et de l’émergence des approches qualitatives.

d’ouverture et de clôture. Ils fonctionnent comme des « filtres » (Kerbrat-Orecchioni, 1990 : 108) ou des « modes d’emploi » (Colletta, 1992 : 69) qui, rattachés au cadre physique, aux présupposés socio-culturels des participants, à le urs hypothèses concernant les rôles et les statuts de chacun, doivent leur permettre d’interpréter correctement les énoncés et d’évoluer dans la conversation. Ces indices interviennent à deux niveaux dans le processus d’inférence : au niveau global du type d’activité, favorisant ainsi le cadrage, la définition de la situation par les participants, mais également au niveau local des séquences conversationnelles.

Nous nous proposons d’illustrer, grâce à un exemple issu de nos données, le processus interprétatif intervenant dans la co-construction du sens.

2.3.4.3. Illustration par un exemple

[Corpus 1 – 5-6] – S (Sud-coréenne) et E (Emirienne)

Extrait 8 : Désignation du scripteur au clavier

E……….) (E………)(C……….) 5S : hm hm on entre euh tu: je crois que tu manipules bien hein + l’ordinateur parce que tu en as déjà (rire) (reprend la feuille de consignes)(désigne la souris)

(E

5E : c’est déjà: écrit dans:/ sur l’écran ok comment on fait ça° (rire je sais pas oui j’en

(I…) (8……….

6S :

6 E : ai déjà mais/ ça fait longtemps) 8………

Dans sa deuxième prise de parole notée sur la ligne [5], S réalise un compliment destiné à E ("tu: je crois que tu manipules bien + l’ordinateur […]"), aussitôt suivi d’un acte de justification de ce compliment. Ce compliment correspond à la valeur littérale de cet énoncé, mais un certain nombre d’indices révèlent qu’indirectement S réalise un acte illocutoire de sollicitation visant à amener E à se saisir du clavier et à jouer le rôle de scripteur. L’un des indices permettant cette interprétation est de nature non verbale et correspond au geste de désignation de la souris effectué par S au début de sa prise de parole. Mais il faut également s’appuyer sur certains principes généraux évoqués ci-dessus. A ce moment précis de l’interaction, les deux apprenantes ont pris connaissance des consignes figurant sur la feuille distribuée par l’enseignant : elles ont choisi la tâche

qu’elles allaient réaliser parmi celles qui étaient proposées ; l’étape suivante consiste donc à « prendre en main » le logiciel en commençant par cliquer en un certain point de l’écran pour faire apparaître la tâche à réaliser. Ainsi, pour trouver la pertinence de ce compliment dans la situation, le destinataire (E) doit construire une inférence (implicature, selon P. Grice), en lien avec le principe de pertinence, telle que : si S me dit que je manipule bien l’ordinateur parce que j’ai l’habitude de l’utiliser, c’est qu’elle considère que je suis la mieux placée pour m’en saisir et occuper la position de scribe.

Lorsqu’un même énoncé possède plusieurs valeurs superposées, rien ne permet de prédire à l’avance quel sera l’enchaînement discursif choisi, d’où la nécessité d’analyser les actes dans leur contexte. Si l’on observe à présent la réaction de E, au plan verbal d’abord, on constate qu’elle enchaîne sur la valeur du compliment en en minimisant la portée ("(rire : je sais pas oui j’en ai déjà mais/ ça fait longtemps)" et en respectant ainsi la « loi de modestie » (Kerbrat-Orecchinoni, 2001 : 77). Ensuite, au plan non verbal, elle se saisit de la souris et commence à chercher où cliquer sur l’écran ; E a donc interprété le compliment de S comme une suggestion-requête indirectement formulée par celle-ci. Comme nous venons de le voir à travers cet extrait, les maximes conversationnelles ne constituent qu’un des paramètres à prendre en compte dans le processus d’interprétation ou « calcul interprétatif » (Kerbrat-Orecchioni, 1986) d’un énoncé. En effet, pour interpréter la valeur pragmatique d’un énoncé, son sens implicite, les interlocuteurs disposent d’éléments de natures très hétérogènes : informations extraites de l’énoncé (ex : présence ou non de marqueurs de dérivation illocutoire), nature du contenu propositionnel, signaux prosodiques et kinésiques accompagnant la verbalisation de l’énoncé, données contextuelles, bref d’indices de contextualisation, auxquels s’ajoutent les principes interprétatifs qui viennent d’être évoqués. L’activité interprétative repose donc à la fois sur l’identification d’un certain nombre de signaux et sur la formulation d’inférences. Au terme de ce travail interprétatif, l’interlocuteur attribue une valeur à l’énoncé (dont l’analyste peut prendre connaissance à travers l’étude de l’enchaînement des interventions) ; or cette valeur ne correspond pas nécessairement à l’intention du locuteur, notamment à cause du caractère plurisémique d’un énoncé. Ainsi, toutes ces données permettant le travail interprétatif n’empêchent pas pour autant les malentendus ou les difficultés au cours des situations interlocutives. Le travail collaboratif d’apprenants en situation d’apprentissage formel constitue un laboratoire d’observation directe de ces tâtonnements mutuels.

2.4. De la langue à l’interaction en contexte didactique : groupe