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Chapitre 2 : Les mutuelles de santé, actrices de l'ESS et potentielles sources de promotion

2. Une mise en avant de la réciprocité dans la prise en charge de la santé

2.4. Les principes économiques au service d’une vision non évolutionniste

Les approches évolutionnistes du développement se basent sur un processus déterministe, les pays ciblés doivent imiter les comportements des autres agents ayant réussi, sans aucune prise en compte d’un quelconque apprentissage individuel. En prenant une approche polanyienne, la réciprocité n’est pas une simple forme primitive d’échange, une étape qui devrait laisser la place au marché ou/et à l’État pour arriver au développement (compris donc dans le sens de la modernité occidentale). Polanyi nous révèle au contraire que les diverses formes coexistent, notamment la redistribution et la réciprocité, rejetant toute hiérarchie entre les formes ou toute évolution nécessaire entre l’une ou l’autre. Les changements que peuvent connaître ces diverses façons de produire et répartir les biens et services ne sont pas considérés dans une approche évolutionniste mais dans une approche de changement et d’adaptation à des processus institutionnels (Servet, 2007). Cette distinction est importante pour le développement de l’Afrique de l’Ouest et centrale dans la mesure où les modèles de développement mis en place depuis leur décolonisation (présentés dans l’encadré 1) ont connus des échecs successifs.

Encadré 1 : Les théories du rattrapage

A partir des années 1950 se développent les premières approches, dites de rattrapage, telles que la théorie de Lewis de la mise au travail de l’excédent de main d’œuvre en la transférant du secteur traditionnel de subsistance vers le secteur moderne capitaliste (Lewis, 1954). Ces théories du rattrapage consistaient au final en la recherche d’un financement de la transition entre une économie traditionnelle, dans un pays à peine décolonisé, et son atteinte de la modernité occidentale. Plusieurs théories se sont par la suite mises en place, cherchant à comprendre comment les pays en développement pouvaient rattraper leur retard, par des financements extérieurs (comme Chenery et sa théorie du double déficit), intérieurs (Paul Baran et le rapport entre surplus potentiel et surplus effectif) ou les deux (Chenery, Strout, 1966 ; Baran, 1967). La théorie des avantages comparatifs a également connu une large diffusion parmi les néoclassiques dans les théories du développement, le libre-échange étant censé garantir l’efficience du système. Les années 1980 voient l’imposition pour ces pays, connaissant alors une forte crise de la dette, des PAS par le FMI. Ces politiques marquent un tournant dans le développement. Il s’agissait auparavant d’industrialiser ces pays de manière à rattraper les systèmes occidentaux et de s’ouvrir au commerce international. Il s’agit désormais de se rapprocher le plus possible de l’idéal du marché afin de tirer ces pays vers la croissance, la société risquant de devenir encore une fois un auxiliaire à partir d’un processus institutionnalisé.

Source : fait par l’auteur

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Toutefois, dans les années 1990, les politiques de développement vont évoluer, sous l’égide des organes de l’ONU, vers une meilleure prise en compte des conséquences des PAS sur le social. Peu à peu, dans les discours des Nations Unies mais aussi des institutions financières internationales, la redistribution et les mécanismes de solidarités communautaires vont devenir des outils pour le développement et pour contrer les effets négatifs des PAS. Pour cela, la vision du développement va se tourner vers les besoins essentiels (Bolouvi, 2007). Les programmes se sont alors mis à prendre en compte le niveau macroéconomique, par la continuité de l’entrée dans le commerce international, le niveau mésoéconomique, lié aux infrastructures économiques et sociales et le niveau microéconomique, c’est-à-dire les ménages entrepreneurs d’eux-mêmes. C’est dans ce cadre que l’empowerment va devenir un concept essentiel dans les politiques de développement, se rapportant aux capabilités d’Amartya Sen qu’il faudrait pouvoir fournir à tous pour entrer dans le processus économique et établir des arbitrages. Dans cette nouvelle lutte, la redistribution et la réciprocité sont mises en avant, dans une optique instrumentale dans la lutte contre la pauvreté, devenue un impératif moral (Lautier, 2001). Mais si la forme des politiques de développement évolue, le fond reste toujours libéral. La redistribution et la réciprocité sont considérés par défaut : dans l’approche des biens publics pour la redistribution (le marché est inefficace pour gérer de tels biens), dans l’optique de la subsistance pour la réciprocité, ce qui est éloigné de la définition des principes économiques selon Polanyi. La lutte pour le développement devient la lutte contre la pauvreté au sein la coopération internationale. Les divers plans de développement soumis à l’Afrique subsaharienne sont ainsi légitimés par la prise en compte des structures locales et de la population, bien que ceci reste dans une optique de mise en place d’une économie marchande. La « bonne gouvernance » et les bonnes pratiques se diffusent dans les politiques de développement, influençant l’aide extérieure selon des résultats précis, à travers notamment les Documents de stratégie de réduction de la pauvreté, promouvant des réformes telles que la libéralisation des marchés, la privatisation des entreprises publiques, la décentralisation et la réforme du système judiciaire. Certains outils permettant d’améliorer la gestion et de diminuer la corruption sont certes importants, mais les idéologies traversant les politiques de développement semblent pour le moment aboutir à un échec.

Deux optiques du développement s’affrontent donc ici. La domination de l’économie standard, établissant l’interdépendance d’individus interchangeables par le biais de l’échange marchand, a conduit à un échec des politiques de développements, et la mise en place d’un cadre désormais standard étendu, donnant une place de plus en plus importante au privé, tout en rétablissant une place à l’État, à travers des logiques contractuelles et incitatives, n’est pas satisfaisant. Une vision non évolutionniste aurait une portée bien différente concernant les politiques de développement, aboutissant à l’idée d’un développement endogène, co-construit entre les acteurs et non imposé de l’extérieur, marquant l’encastrement de l’économique dans des

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relations sociales. Nous en revenons ici aux fondements de l’économie du développement proposés par Albert Otto Hirschman44 et François Perroux45. Ceux-ci considéraient le

développement comme pluridimensionnel, dans un cadre incertain. L’économie, plurielle, était pour eux encadrée dans des règles sociales, dans le politique. Les agents, le sens qu’ils donnent au processus de développement, leurs valeurs, l’éthique sont au centre de la tradition héritée de ces deux auteurs (Hugon, 2003).

2.4.2. Réencastrer l’économie par la démocratie comme fondement de l’ESS

La relecture de Polanyi nous amène à nous interroger sur la domination de la logique du marché financier mondialisé et autorégulé et sur les manières de s’en dégager. Cette relecture va également plus loin en proposant de dépasser la dualité État/marché, celle-ci négligeant le principe de la réciprocité. Les principes d’une économie et d’une démocratie plurielle connaissent de plus en plus de défenseurs dans les pays développés comme en développement. A travers le cadre normatif de l’ESS, il s’agit, pour reprendre les termes de Polanyi, de réencastrer l’économie dans les relations sociales à travers des moyens démocratiques. « Une nouvelle façon de vivre et de penser l’économie à travers des dizaines de milliers de projets dans les pays du Nord comme ceux du Sud » pour reprendre les termes du Président du RIPESS (Réseau Intercontinental pour la Promotion de l’Économie Sociale et Solidaire) en 200446. L’économie n’est pas naturellement

marchande, encastrée dans des relations, elle est plurielle et évolue. Lorsque la lecture formelle de l’économie devient universelle, tous les comportements proviennent d’un calcul rationnel individuel comme collectif ; tout citoyen est au final réduit à un consommateur, la démocratie perdant son sens. Favoriser les formes et les espaces de démocratie permettrait de considérer l’économie de manière plurielle, de s’interroger sur les voies que la société pourrait emprunter face au tout marchand.

Le changement démocratique, selon Polanyi, passe notamment la force du collectif, dépassant l’individualisme méthodologique. L’apprentissage individuel comme collectif y est fondamental, tout autant que l’impact sur les politiques publiques, l’affirmation de la redistribution et la défense de la réciprocité pour encadrer le principe du marché (Caillé, Laville, 2007). Autant de questionnements que l’ESS s’approprie, comme nous avons pu le voir précédemment. Il est possible de se rapprocher de Marcel Mauss, considérant que le changement démocratique ne peut arriver que par la création de nouvelles institutions à travers des processus

44 A partir de 1958, avec son ouvrage The strategy of Economic Development (Yale University Press).

45 En 1955, François Perroux publiait, dans les Cahiers de l’ISEA, Trois outils d’analyse pour l’étude du sous- développement. En 1960 paraissait Économie et société, contrainte, échange, don (PUF).

46 Interview de Abdou Salam Fall, chercheur à l’Institut Fondamental d’Afrique Noire, disponible à cette adresse :

http://www.traversees.org/article125.html (consulté le 13/01/2015).

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collectifs (Mauss, 2010 [1950]). Ainsi l’ESS, en appliquant une participation interne, démocratique, prend également la parole dans une participation externe aux débats politiques, héritant de ces visions. Elle possède une caractéristique constituante.

Les mutuelles de santé au Sénégal sont hétérogènes, mais les diverses formes combinent bien réciprocité (création de liens entre les individus), redistribution (mise en commun de ressources) et intérêt (prévoyance de la santé), à des niveaux variables. Les acteurs mutualistes sont en accord, que ce soit au sein des mutuelles communautaires ou au sein des mutuelles de grande envergure, dans leurs discours, avec l’importance de la solidarité, d’après les entretiens effectuées de 2013 à 2015, comme nous le verrons dans les chapitres 5 et 6. Mais cette définition de la solidarité et les principes qui en découlent varient fortement selon les acteurs sénégalais. Les mutuelles communautaires mettent plus généralement en avant la réciprocité, alors que les mutuelles de grande envergure se concentreront sur l’intérêt. Au sein des mutuelles communautaires, d’après nos observations, la volonté est bien présente de vouloir construire une identité commune afin de repenser la manière de gérer la santé, à travers une organisation démocratique, ce qui sera étudié plus en détail dans le chapitre 4. Ces acteurs se posent en contrepouvoir des autorités publiques, de la coopération internationale, des prestataires de santé. Nous étayons cette situation dans l’encadré suivant, à l’aide d’extraits d’entretiens.

Encadré 2 : Mutuelles communautaires et ESS au Sénégal : le point de vue exprimé par les acteurs « Nous mettons en avant la citoyenneté des individus, la dimension politique des mutuelles » nous disait le directeur exécutif d’Intermondes, une association venant en appui aux mutuelles communautaires de Guédiawaye, dans la banlieue de Dakar (ANNEXE 1). Il ajoute qu’il est nécessaire de « promouvoir le dialogue entre les acteurs économiques, sociaux et politiques, en vue de renforcer la participation citoyenne pour la prise en compte des intérêts de la population ». « Il y a deux éléments qui sont jusque-là importants », nous expliquait le coordinateur du GRAIM (Groupe de Recherche et d’Appui aux Initiatives Mutualistes) à propos des mutuelles communautaires du réseau, « accéder aux soinx et organiser la communauté en termes de pouvoir de proposition, de négociation, de plaidoyer, de défense par rapport à l’offre mais aussi aux gouvernants ». Dans un entretien ultérieur, il nous précisait la vision du réseau concernant les mutuelles de santé : « La cohésion est un capital sur lequel on peut bâtir une mutuelle. Les mutuelles se sont développées dans ce contexte-là […] Il n’y aura de durabilité qu’à travers l’appropriation que

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les communautés feront de la mutualité et les éléments internes qu’ils mettront en œuvre pour que cela deviennent de véritables communautés. »

Le président de la mutuelle Goxu-Mbathie nous présentait les forces des mutuelles de santé : « cultiver l’esprit de solidarité et d’entraide entre les populations d’un même terroir. C’est une générosité de cœur et le sens du partage ».

Lorsque nous discutions de la tendance à la massification des adhérents des mutuelles communautaires, le président de la mutuelle Lalane-Diassap estimait qu’il fallait être prudent, par rapport à l’identité commune derrière la communauté des membres : « Il faut que les gens aient à peu près un même point de vue, une même orientation, un même objectif globalement pour qu’ils puissent cheminer ensemble, pour éviter certains dérapages ».

Source : Présentation de l’auteur d’après les entretiens effectués en septembre 2013 à Guédiawaye auprès de Mamadou Ndiaye (Directeur exécutif d’Intermondes), en juin 2014 et en février 2015 à Thiès auprès d’André Wade (Coordinateur du GRAIM), en septembre 2013 à Saint-Louis auprès de Lamine Mbaye (Président de la mutuelle Goxu-Mbathie), en février 2015 à Lalane auprès de Thomas Diop (Président de la mutuelle Lalane- Diassap).

Citoyenneté, dialogue, participation, défense, cohésion, appropriation, solidarité, sens du partage, une même orientation : autant de termes évoqués par les acteurs rencontrés qui se rapprochent fortement de la définition que nous avons posée de l’ESS. Cependant, s’ils cherchent à mettre en pratique ce cadre de l’ESS, ce que nous avons pu constater sur le terrain montre que la réalité est bien plus complexe. Les mutuelles communautaires, comme nous le préciserons par la suite, peinent à réellement enclencher cette réciprocité, à l’origine des autres principes (économie et démocratie plurielle, remise en cause de la dualité État/marché, mise en avant d’un autre développement). La solidarité se restreint trop souvent au respect des cotisations, à travers une définition mécanique. La prévoyance à travers la solidarité organisée, à travers les mutuelles, peine à trouver sa légitimité. L’importance des liens entre les membres diffère aussi entre les milieux ruraux et les milieux urbains, ce qui fait que les mutuelles communautaires sénégalaises se créent souvent à partir de groupes, de communautés déjà existantes. De ce fait, et du fait des tensions exercées par les échelons nationaux et internationaux, cette grille d’analyse montre les difficultés d’application entre le cadre normatif de l’ESS et les réalisations sur le terrain. L’importance de l’application de la réciprocité nous permettra de distinguer les mutuelles de santé, communautaires comme de grande envergure, dans la volonté d’application, de rassemblement derrière le cadre de l’ESS, et dans leur potentiel en tant que source de développement endogène.

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