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Chapitre 2 : Les mutuelles de santé, actrices de l'ESS et potentielles sources de promotion

1. Une histoire de l’ESS et des mutuelles de santé en Afrique

1.3. La mutualité à l’heure actuelle : entre dynamisme et instrumentalisation

1.3.2. Une instrumentalisation par la coopération internationale et les pouvoirs publics

Ce sont les conséquences néfastes de la libéralisation économique des années 1980 sur l'économie et sur le social, qui ont amené l’émergence d’une ESS pouvant porter les besoins de la population. Mais la domination du marché peut se révéler dangereuse pour les organisations de l'ESS, par leur instrumentalisation, mais aussi par la diffusion des valeurs du marché empiétant sur celles de la réciprocité. Ainsi, les frontières entre ces trois sphères sont floues (Baron, 2007). Ces organisations connaissent des problématiques similaires à celle des pays du Nord, telles que

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l’instrumentalisation des concepts ou le risque d’une « banalisation ». L’ESS est reconnue comme participant à l’élaboration de l’empowerment42 des individus, ce qui légitimise les plans

de développement par l’intégration de dimensions sociales. Dans cette vision, l’ESS se limite à une économie de la pauvreté, de la subsistance. En plus d’une instrumentalisation du concept, les organisations de l’ESS connaissent également des difficultés à se faire entendre face à l’État ou au marché. Les mutuelles de santé au Sénégal connaissent beaucoup de limites à la fois techniques (notamment financières) et institutionnelles (difficulté à se positionner en tant qu’acteur autonome légitime dans la protection de la santé). Pour soutenir leur développement, l’État (comme nous le verrons à travers le DECAM dans les chapitres suivants) comme les bailleurs de fonds et les Nations Unies préconisent de plus en plus une harmonisation des mutuelles et une meilleure formation des gestionnaires afin de responsabiliser l’organisation de celles-ci et de diffuser des normes privées de gestion. Dans une publication préparée pour l’USAID (Agence des États-Unis pour le Développement International), les auteurs, d’Abt Associates, estimaient ainsi que « les mutuelles de santé devraient connaître une extension sur les plans fonctionnel et organisationnel. Les paramètres fondamentaux des mutuelles de santé devraient tendre vers plus d’harmonie pour faciliter l’interaction avec les interventions des pouvoirs publics. Le Ghana et le Rwanda ont étendu et harmonisé les paquets de bénéfices des mutuelles de santé afin que tous leurs citoyens aient accès à un paquet minimum de garanties comparables sur l’ensemble du pays, pour les catégories les plus aisées de la population et les catégories les plus pauvres » (Diop, Ba, 2010, p27).

De plus en plus souvent les programmes de santé présentent les mutuelles comme des prestataires, nécessaires pour agir dans l’urgence. Les mutuelles, cherchant à survivre, peuvent ainsi être conduites à mettre leur facette revendicative de côté. Les ONGD, créées dans les années 1960, sont un autre exemple. Elles se sont développées en grande parties grâce à l’aide de donateurs extérieurs. Beaucoup sont ainsi devenues dépendantes de leurs bailleurs de fonds, reproduisant les politiques promues par ceux-ci, appliquant ainsi une logique similaire à la plupart des actions menées sur le terrain et évacuant toute réflexion politique. Elles sont ainsi considérées comme des prestataires de services efficaces (Castel, 2007). Les groupements féminins, associations permettant une importante dynamique social au Sénégal et ailleurs (Badiane, 1995), combinant approche sociale et économique, subissent également les effets de l’implication des bailleurs de fonds internationaux, avec une division se formant entre

42 Selon la Banque Mondiale, l’empowerment correspond au fait d’améliorer les capacités des individus ou des communautés à faire des choix et à transformer ces choix en actions pour obtenir les résultats souhaités (Traduction par l’auteur, définition disponible sur la fiche dédiée sur le site de la Banque mondiale :

http://go.worldbank.org/TB9B2B7JS0, consultée le 13/01/2015). Mais de nombreuses approches de l’empowerment existent au sein des acteurs du développement.

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groupements traditionnels et groupements adaptés désormais aux conditions et objectifs de ces bailleurs (Piraux, 2000).

De la revendication de la société civile à la marchandisation de la santé

Le mouvement de l’ESS en Afrique peut ainsi être mis en parallèle à la vague du renouveau associatif des années 1980 en France par exemple, destiné à faire face à la montée des inégalités et traversé par des normes de gestion provenant du secteur privé. Dans cette perspective, les associations doivent s’adapter à des actions tournées vers l’urgence pour les exclus dans un monde centré sur la compétitivité. Ce n’est plus l’idée d’un système alternatif qui domine, mais celle de la contribution au bien commun et à l’intérêt général à travers des organismes alternatifs. L’État ne se désengage pas, mais délègue, en offrant des subventions accordées sur des critères marchands. Les économistes orthodoxes eux-mêmes estiment que le marché n’est pas tout puissant. Les associations sont en bas de la hiérarchie dominée par le marché, définies négativement pour combler les imperfections de celui-ci. Plaçons-nous dans le cadre des mutuelles sénégalaises. Jean-Louis Laville (2010) détaille trois voies possibles concernant l’ESS : une marchandisation par les pouvoirs publics dans le cadre du New Public Management, diffusant les méthodes de gestion et de management du privé ; une instrumentalisation par le capitalisme marchand, se basant sur la moralisation de celui-ci ; et enfin une prise en compte de l’associationnisme marquant la fin de la dualité entre marché et État. Ce cadre se retrouve alors pour les mutuelles en trois scénarii similaires. Elles risqueraient ainsi de tendre vers un statut de prestataires de soins ou d’assurance santé, par les pouvoirs publics dans le cadre de la contractualisation. Elles sont de plus en plus vues comme des outils permettant d’améliorer la participation économique des personnes par les bailleurs de fonds. Ces derniers ont une vision fonctionnelle des mutuelles, permettant de combler les déficiences de l’État et du marché, utilisant leur capacité démocratique dans la diffusion de la responsabilité. Enfin elles pourraient se développer pour elles-mêmes, possédant une place légitime, en cohérence avec les autres systèmes publics ou privés et perdurer sur le long terme afin de contribuer à la protection de la santé de la population. Les mutuelles de santé se placent dans un contexte de marchandisation de la santé, au Sénégal comme ailleurs.

Dans le domaine de la santé, l’extension marchande n’est cependant pas sans imperfections, elle ne peut se faire sans l’intervention de l’État, ce qui brouille les frontières entre les deux (Batifoulier, 2008). Mais, comme nous l’avons vu précédemment, les États africains sont soumis à des problèmes de « mauvaise gouvernance » d’après les institutions internationales dominantes. Pour contrer cela, les critères de « bonne gouvernance » favorisent les actions de la société civile pour compenser les défaillances à la fois du marché et de l’État, tout en encadrant

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ces actions. Ainsi, dans les pays développés, comme en France, et dans les pays en développement, comme le Sénégal, la trajectoire marchande du système de santé s’est installée depuis les années 1980. En France, cette tendance est marquée par une désocialisation à travers la montée des mécanismes de coassurance. Il s’agit de mettre en place un « marché institué », l’État étant le constructeur de ce marché (Batifoulier et al., 2006). Le Sénégal n’a pas connu cette mutation. Les mutuelles elles-mêmes, comme nous le verront plus précisément dans le chapitre 6, ont dès le départ appliqué le système du ticket modérateur, les ménages demeurant un large financeur de la santé dans le pays. L’action des mutuelles est ainsi dès le départ écartelée entre deux tendances : marquer une réelle revendication des individus, ou marquer leur glissement vers une plus forte marchandisation de la santé, aux côtés d’un État qui lui-même adopte les normes de gestion du secteur privé et les critères de performances internationaux. Il s’agit de mettre en place les institutions favorables à cette marchandisation, plaçant bien les mutuelles et l’ESS au bas de la hiérarchie.

1.3.3. Les mutuelles, sources potentielles de développement endogène de la santé ?

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