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Chapitre 2 : Les mutuelles de santé, actrices de l'ESS et potentielles sources de promotion

2. Une mise en avant de la réciprocité dans la prise en charge de la santé

2.3. Comment définir les mutuelles de santé dans un cadre polanyien ?

Les thèses de Polanyi sont utilisées dans des domaines divers, dans les pays développés comme en développement. Ce second cas, afin d’étudier les implications de ces théories, nous intéressera particulièrement dans ce travail. Polanyi lui-même a étudié les sociétés du sud en contraste avec les sociétés libérales du nord. Il en conclut que l’économie de marché du 19ème siècle, décrite dans la Grande Transformation, était unique, et il en retira une perspective non évolutionniste des principes d’intégration économiques que sont la réciprocité, la redistribution et le marché. Par une relecture de Polanyi, qui met en contraste diverses sociétés, une autre vision du développement est possible par rapport aux approches évolutionnistes.

2.3.1. Le cadre polanyien : revoir l’histoire de manière institutionnelle Dépasser la vision formelle de l’économie

La logique de la réciprocité est transversale aux divers registres de l’ESS, elle sous-tend la pluralité économique, permet de créer une communauté, une identité partagée, et appuie une vision différente du développement. Plus loin que d’humaniser l’économie, il s’agit d’humaniser ce développement. « La découverte la plus marquante de la recherche historique en anthropologie

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récente est que les relations sociales de l’homme englobent, en règle générale, son économie » (Polanyi, 2009 [1944], p91). Face à la domination du marché, les organisations de l’ESS cherchent à retrouver cette relation entre la société et l’économie.

La réciprocité provient de la définition substantive de l’économie. Deux définitions sont distinguées par Polanyi : la définition formelle, socle de l’économie néoclassique, qui se base sur la rareté des ressources, et la définition substantive, qui doit permettre, selon lui, de dépasser la première définition. Dépasser l’économie formelle est nécessaire dans la mesure où celle-ci se limite à une attention récente de l’histoire, aboutissant à la vision d’un marché universel, intemporel. L’économie primitive est négligée et le troc est vu comme une propension naturelle de l’être humain. Le marché s’est naturellement étendu avec l’agrandissement de la communauté vers le commerce extérieur. Dans cette définition formelle, les acteurs économiques adoptent un comportement rationnel pour arbitrer entre fin et moyens afin de gérer cette rareté. L’individu est maximisateur, à la recherche des gains que peuvent procurer les échanges. Le seul moyen efficace de gérer la rareté est, dans ce cadre, le marché autorégulateur organisant la société sous l’égide de la concurrence. L’économie substantive, de son côté, correspond plus généralement à la manière de satisfaire des besoins, et implique la pluralité des modes de fonctionnement. L’être humain n’est pas un atome mais au contraire un être social dépendant de son environnement, c’est-à-dire la nature et les autres êtres humains (Polanyi, 2011 [1977]). Bien différencier les deux visions de l’économie a permis à Polanyi de dépasser le « sophisme économiciste » (economistic fallacy), c’est-à-dire cette tendance à confondre l’économie humaine et l’économie marchande. Il ne faut pas confondre le marché avec le commerce ; celui-ci est ancien et n’a pas toujours relevé uniquement du principe marchant, mais bien au contraire plus de celui du don/contre-don et de la redistribution. Le principe du marché ne s’est imposé que de manière exceptionnelle en certaines parties de l’histoire (Caillé, 2009). L’économie se retrouve réduite, dans ce sophisme, à l’étude d’allocation de ressources dans un contexte de rareté, tout marché est confondu à l’idéal du marché autorégulateur. Le marché est expliqué par une propension naturelle à la maximisation de l’utilité et ne relèverait donc pas d’un processus institutionnalisé.

La grille d’analyse des principes d’intégration économique

Ce tournant dans l’étude de l’économie et de la société consiste ainsi à revoir l’histoire de manière institutionnelle (Maucourant, Plociniczak, 2011). Polanyi va alors faire émerger plusieurs principes d’intégration économique, c’est-à-dire des institutions résultant des règles sociales aboutissant à des formes plurielles de production et de mise en circulation des biens : la réciprocité, reposant sur la symétrie, la redistribution, reposant sur la centralité,

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l’administration domestique et l’autarcie, et enfin plus tardivement le marché, reposant notamment sur le troc. Ainsi, contrairement à la croyance en un marché autorégulateur qui a émergé spontanément, les marchés proviennent également de processus institutionnalisés, tout comme le « quasi-marché » de la santé43. De plus, même au sein de ces divers principes, une

pluralité de formes peut exister, il n’y a pas une forme dominante d’organisation dans chacun d’eux ; leur dimension se rapproche plutôt de préceptes généraux, de systèmes de justification (Servet, 2007). Dans le principe de redistribution, la production des richesses est centralisée pour être ensuite remise en circulation selon des modalités diverses de prélèvements, la logique se base sur des objectifs politiques communs. Dans le principe de réciprocité, la production est partagée dans un cadre solidaire, où chacun possède le souci de l’autre, ce qui résulte en des obligations au sein de la communauté. Un lien durable est créé grâce à une suite de dons effectués dans cette optique. Ce n’est pas un simple don/contre-don bilatéral, la symétrie signifie que les individus sont dans une relation de complémentarité au sein d’un tout social, ils ne sont pas interchangeables. Si la réciprocité peut être négative ou positive, la logique de l’obligation y est commune. Au contraire, dans la logique du marché, chaque individu est interchangeable, équivalent. Les individus sont utilitaristes et y défendent leurs intérêts propres, la recherche de gains. Si le marché est un principe spécial par rapport aux autres, c’est parce que celui-ci est autonomisé, le social y est réduit aux contraintes économiques seules.

2.3.2. Les mutuelles de santé dans un cadre polanyien

Nous cherchons à montrer ici que les mutuelles de santé semblent bien s’inscrire dans l’approche de l’ESS. La société civile met en œuvre un projet collectif d’économie alternative, dans un contexte d’écart entre le droit à la santé pour tous, et l’application réelle de ce droit (cf. Introduction générale). Cette économie alternative se base sur la solidarité, la réciprocité au sens de Polanyi face à l’encouragement à l’individualisme favorisé par les systèmes de santé des années 1980. Ce projet est également politique, par la création d’espaces autonomes de discussions sur le domaine de la santé au sein de ces mutuelles, amenant la participation de la société civile sénégalaise aux décisions touchant la santé. Les mutuelles permettent une interaction entre la sphère domestique, les partenaires extérieurs, les pouvoirs publics et le secteur privé. Mais les formes de la mutualité sont très diverses au Sénégal. Cette grille d’analyse nous permettra d’analyser cette hétérogénéité, afin de comprendre leur rapprochement à cette

43 Comme nous l’avions détaillé dans le premier chapitre, ce « quasi-marché » consiste en une vision contractuelle du développement de la santé, celle-ci étant alors considéré comme une marchandise. Les patients sont dans ce cadre des consommateurs responsables de leur santé. Le terme « quasi-marché » est important dans la mesure où l’on assiste bien à une marchandisation de la santé depuis les années 1980, mais dans un cadre standard étendu, dans lequel la régulation de la santé résulte d’une forme hybride entre marché, intervention de l’État et participation de la société civile locale.

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définition ou au contraire leurs divergences, de savoir s’il est possible de rassembler toutes les mutuelles derrière des fondements communs. La réciprocité pourrait constituer un indicateur pertinent par rapport à l’appartenance ou non des organisations à la vision de l’ESS, en distinguant une réciprocité plutôt faible, appliquant la solidarité mais sans la volonté de mettre en place une communauté de personnes liées par le don/contre-don, et une réciprocité plus forte, mettant justement en avant les relations entre les hommes.

Les apports de Polanyi nous permettent de définir plus finement les mutuelles de santé. La prise en charge de la santé au Sénégal se place principalement au sein de la sphère domestique et se base sur la réciprocité. En cas d’épisode de maladie, les personnes ont recourt en premier à l’aide de leur famille, de leurs proches. La réciprocité fonctionne à divers niveaux. Les mariages, les naissances, les enterrements, les maladies sont autant de situations de la vie courante permettant une mise en place de dons et de contre-dons. Dans la sphère de la réciprocité, expliquée par Polanyi par rapport aux pays qu’il a étudié, traversée par des conventions, ne pas se montrer « généreux » peut conduire à être exclu de ce système. Les mutuelles de santé recoupent à la fois la réciprocité et la redistribution afin d’encadrer un « quasi-marché » de la santé plutôt que l’inverse, de peser différemment dans la prise en charge des soins en cherchant à élargir cette réciprocité entre proches vers une réciprocité entre membres d’une même mutuelle. Ceux-ci mettant en commun, car ils y trouvent un intérêt, leurs ressources au sein d’une structure centrale, la mutuelle, ces ressources seront redistribuées par la prise en charge de la santé en cas de besoin. Les jalons de définitions posés ici, mêlant réciprocité, intérêt et redistribution, vont donc à l’encontre d’une théorie assurantielle des mutuelles de santé, destinées par la contractualisation à lutter contre les opportunismes. L’intérêt est vu différemment de la rationalité instrumentale, les individus sont certes intéressés par leur satisfaction personnelle, mais aussi par leur satisfaction directe, se rapportant à l’identité sociale (Caillé, 2006). L’appartenance à la communauté permet de recevoir, en cas de besoin, l’assistance du groupe sans distinction entre les membres. Cette appartenance, le processus d’intégration dans une communauté mutualiste résulte du registre de l’intérêt, du registre de la réciprocité, du sens donné à l’adhésion et à la participation à ce groupe. Il s’agit « d’intégrer sa propre individualité dans un plus grand que soi pour en tirer avantage et donner du sens à son existence » (De Rosnay, cité par Regnard, Rousseau, 2007, p5).

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2.4. Les principes économiques au service d’une vision non évolutionniste

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