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Chapitre 2 : Les mutuelles de santé, actrices de l'ESS et potentielles sources de promotion

2. Une mise en avant de la réciprocité dans la prise en charge de la santé

2.2. Les apports de la vision de l’ESS

Bien que le terme en lui-même d’ESS soit peu utilisé (par les acteurs) en Afrique, nous considérons que les diverses initiatives font bien écho à ce concept, allant plus loin que le tiers- secteur ou le « non profit ». Dans la mesure où l’État et le marché se révèlent insuffisant pour le développement de ces pays, et ici à l’accès à la santé, les initiatives de l’ESS permettent de rechercher de nouvelles manières de répondre à des besoins sociaux, mettant en avant la réciprocité au sens de Polanyi. Contrairement au tiers-secteur et à l’économie sociale, qui sont pensés en complémentarité avec le marché et l’État, l’ESS, parfois raccourcie en « économie solidaire », s’inscrit dans un cadre plus large, en dessinant les contours d’une économie alternative (Defalvard, 2013). Dans les deux premières approches, l’ESS est en effet restreinte à

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ses organisations, qui sont efficaces du fait de leur non lucrativité mais ne peuvent être à la base d’un changement au niveau de la société. Cette troisième approche est destinée à comprendre l’origine et l’évolution des diverses organisations, les liens créés au sein de la communauté, le rapport avec le politique. Elle étudie les associations, les mutuelles, les coopératives, mais aussi toutes autres expériences combinant les diverses caractéristiques exposées ci-dessous. Au sein de la coopération internationale, le BIT se rapproche plutôt de cette vision (Favreau, 2003).

Les organisations appartenant à l’ESS se basent sur plusieurs caractéristiques, registres, qui ont été abordés précédemment :

- La pluralité économique

Les impératifs économiques sont à l’origine des organisations en Afrique de l’Ouest et centrale. Il s’agit alors de chercher des moyens différents de gérer des biens, des services, de créer et de partager la richesse. Ces expériences alternatives permettent une pluralité économique, leur but est d’humaniser l’économie.

- La pluralité démocratique

La démocratie est double. Elle doit être interne ; les membres sont à la fois décisionnaires, chacun peut faire entendre sa voix et compter dans les prises de décisions. Elle est aussi externe : ses organisations font le lien avec le politique, les pouvoirs publics. La démocratie, tout comme l’économie, est plurielle. Les organisations de l’ESS permettent de constituer des lieux de discussion, de proximité, afin de faire le lien entre le niveau communautaire et les niveaux plus élevés (collectivités, État, International). La coordination passe par la délibération, cœur du processus démocratique. Cette délibération consiste en la construction de règles à travers la confrontation de divers points de vue dans une relation d’égalité. La délibération collective constitue un principe économique, tout comme la régulation marchande ou étatique (Dacheux, Goujon, 2010).

- Une identité commune

C’est la réflexion collective propre à l’organisation qui permettra la constitution d’une identité propre, partagée par les membres. Cette identité se crée en établissant des liens sociaux entre les membres, ainsi qu’à travers la légitimisation de la mutuelle, de sa finalité, de ses valeurs. Le projet de la mutuelle doit faire sens auprès des membres potentiels afin que ceux-ci puissent partager un intérêt commun et prendre la décision de se réunir collectivement afin de prendre en charge, dans notre cas, la santé. Les valeurs véhiculées par la mutuelle sont dans

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ce cas partagées par les membres. Les valeurs ont une dimension de coordination, elles permettent l’évaluation des actions par les individus et forgent l’appartenance à une communauté (Batifoulier, 2011).

La réciprocité intervient dans les trois registres : elle intervient dans l’objectif d’humanisation de l’économie, donc dans le premier registre ; elle participe à l’identité commune, les membres mettent en commun des ressources dans un contexte de confiance, de relations réciproques ; elle favorise l’implication des membres dans le processus démocratique, dans l’évolution de la mutuelle, dans les prises de décision.

2.2.2. Une ESS traversée par les dynamiques locales

Après avoir analysé les diverses théories, du tiers secteur à l’ESS, précisons également que l’économie sociale et solidaire revêt des réalités différentes selon le lieu où elle prend place, comme le montre le schéma suivant.

Schéma 2 : Les notions d’économie sociale et solidaire

Sources : Castel (2008)

Nous retenons la seconde conception dans ce schéma en ce qui concerne les mutuelles de santé, l’ESS, qui est étudiée surtout en Europe et au Québec. Les formes principales de l’ESS sont les associations, les mutuelles, les coopératives, les entreprises sociales. Mais, dans notre vision de l’ESS, toute organisation qui reprend les trois registres (pluralité économique, démocratique –

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interne et externe- et identité commune), en se basant sur la réciprocité, appartient, à notre sens, à l’ESS. L’économie populaire peut être considérée comme une branche de l’ESS, dans la mesure où l’on y retrouve des intentions similaires, avec un projet collectif d’économie alternative à l’économie capitaliste et une identité commune entre les travailleurs. Certaines de ces organisations populaires hybrident, de la même manière que l’ESS, des ressources marchandes, non marchandes et non monétaires (Castel, 2007). Mais, si parfois l’économie populaire se base sur la réciprocité ou la redistribution, la démocratie n’est pas forcément un mode de fonctionnement propre à cette économie, elle peut être très hiérarchisée par exemple quand elle prend place dans la société sénégalaise. C’est pourquoi nous ne pouvons intégrer dans son ensemble l’économie populaire à l’ESS.

Les cultures locales doivent être prises en compte afin de mieux cerner l’ESS en Afrique de l’Ouest et centrale. La culture, au sens anthropologique, désigne un ensemble de valeurs, de croyances, de pratiques et de techniques permettant de construire une certaine représentation du monde. Les valeurs issues de cette culture sont donc très fortes, elles façonnent la réalité et se pérennisent. Ainsi l’ESS et ses valeurs universalistes rencontrent la culture africaine, afin de ne pas seulement transférer cette économie mais bien d’amener la possibilité d’un développement endogène en donnant sens à son adaptation dans les pays d’Afrique de l’Ouest et centrale. Les économies dites « traditionnelles » reposaient sur une production communautaire, une certaine conception du travail et surtout la réciprocité, dans un cadre d’obligation provenant des diverses affiliations (filiale, tribale, devoirs religieux, etc.). La division du travail était telle que chacun, homme ou et femme, était indispensable dans le processus de production. Les échanges étaient fondés sur la réciprocité, qui jouait un rôle de régulateur des prix, et la redistribution, et non sur le marché (Tsafack Nanfosso, 2007). L’ESS est ainsi considérée, dans notre approche, comme une économie alternative à part entière et non une économie de la subsistance. Cette ESS mobilise des ressources non monétaires, non marchandes et marchandes autour d’un projet, d’un bien commun, appuyant la pluralité des principes économiques et leur cohabitation.

Il ne s’agit pas ici de présenter la mutualité comme un cadre idéal d’organisation de la prise en charge de la santé. Les difficultés des organisations de l’ESS sont nombreuses, elles manquent de visibilité, sont fragiles (financièrement, dans la gestion), et peinent à atteindre le modèle proposé. Toutefois ce mouvement, observé en Afrique de l’Ouest et centrale et plus particulièrement au Sénégal, atteste d’un dynamisme local important, bien que celui-ci soit fortement appuyé par des intervenants extérieurs. De plus, ces organisations ne doivent pas être considérées en dehors des réalités de la société dans laquelle elles s’inscrivent. Les structures de l’ESS sont traversées par des dynamiques institutionnelles locales, des rapports de forces, des règles qui, en réalité, compliquent ce modèle. La distinction est importante entre solidarité et

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réciprocité. Les deux sont indubitablement liés : la réciprocité s’applique dans un cadre solidaire, la solidarité est un lien social d’engagement et de dépendance réciproques. Mais la réciprocité, plus large que la solidarité, est un principe d’intégration économique, qui contribue à la production et la subsistance de la famille (Polanyi, 2009 [1944]). Si la solidarité est positive, la réciprocité peut être négative (la vengeance peut par exemple être à l’origine du maintien d’un ordre social). Ainsi, la réciprocité, au sein des organisations de l’ESS, s’organise dans le cadre d’une solidarité entre les membres, qui partagent une identité commune. Mais ces organisations doivent coexister avec des réciprocités déjà existantes au sein des contextes dans lesquelles elles se créent. La société ouest africaine est marquée par plusieurs modes de sociabilité : la réciprocité, ritualisée, organisée sur un mode hiérarchique (contribution aux cérémonies familiales) ; la sociabilité quotidienne, codifiée, élargissant les contours de la communauté considérée (activités productives collectives, formation civique et culturelle) ; la sociabilité volontaire, qui prend forme dans des associations de développement local, de défense de certaines causes, dans le cadre de l’intérêt général (Vuarin, 2000). Si les trois formes sont à l’origine d’une protection sociale différente, elles partagent des valeurs propres à ces sociétés. L’ESS s’inscrit dans les formes quotidienne et volontaire en codifiant les relations, la réciprocité, et doit composer avec la sociabilité ritualisée.

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