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Premier poste « par la petite porte » à Rivesaltes

Un début de carrière anonyme au pays d’Oun Tal (1889-1900)

2.2.3 Premier poste « par la petite porte » à Rivesaltes

En mai 1889, après avis favorable du principal du collège de Perpignan3, Louis Pastre obtient enfin un poste d’adjoint stagiaire, à l’école communale de Rivesaltes, à dix kilomètres plus au nord. Sept années se sont écoulées depuis la première demande d’emploi d’instituteur, qu’il adressa à l’inspecteur d’Académie de l’Hérault, alors qu’il était répétiteur au collège de Béziers.

Si la mutation de Louis Pastre ne fut dictée que par des raisons professionnelles, dans l’espoir d’accéder à un poste d’instituteur, il n’est pas surprenant que le jeune Languedocien ait été affecté en Pays Catalan car, à la même époque, 34,6% des maîtres et maîtresses d’école des Pyrénées-Orientales ne sont pas nés dans le département. Ils sont quasiment tous d’origine occitane ; cependant les Héraultais sont très minoritaires4. La situation est banale. Déjà dix

roussillonnais ». Bulletin de la Société Agricole Scientifique et littéraire des Pyrénées-Orientales, vol. 85, p. 94 ; GUITER Enric (1992). « El català del Nord », p. 189-215. In FERRANDO Antoni (coord.). Miscel·lània Sanchis

Guarner, II. Barcelona, Publicacions de l’Abadia de Montserrat, p. 210.

1 COSTA, Georges Joachim (1994). Répertoire-atlas patronymique des Pyrénées-Orientales au XIXe siècle.

Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, CREC, p. 269, 360.

Au XVIIIe siècle, seulement 3 personnes portaient le patronyme « Pastre » ou « Pastres », parmi les quelques 95.000 conjoints mariés dans la partie catalane du département des Pyrénées-Orientales, entre 1737 et 1790. Voir : PEYTAVÍ DEIXONA Joan (2010). Antroponímia, poblement i immigració a la Catalunya moderna :

L’exemple dels comtats de Rosselló i erdanya (segles XVI-XVIII). Barcelona, Institut d’Estudis Catalans,

annexe 1.

2 COSTA Georges Joachim (2000). Répertoire-atlas diachronique des noms de famille des Pyrénées-Orientales

au XXe siècle (RAPPO 2). Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, CREC, p. 206.

3 Collège de Perpignan, état du personnel 1888-1889, ADH : 1 T 6507.

4 En 1886, dans les P.-O., sur 613 instituteurs ou institutrices, 212 sont nés ailleurs, dont 58 originaires des

Hautes-Pyrénées, 49 d’Ariège, 21 de Haute-Garonne, 18 de l’Aude, 12 de l’Aveyron, 8 du Tarn, et seulement 5 de l’Hérault, 4 des Bouches-du-Rhône. Les autres départements fournissent un nombre d’instituteurs inférieur ou égal à trois ; et aussi 2 nés en Algérie et 2 dans une région de langue catalane d’Espagne. Voir : COSTA Georges (1973). « Les instituteurs roussillonnais de 1887 devant une enquête linguistique ». Bulletin de la Société

Agricole, Scientifique et Littéraire des Pyrénées-Orientales, n° 85, p. 32.

D’autre part, l’étude de l’origine géographique des instituteurs de la circonscription de Prades (arrondissement montagneux du département) ayant répondu à l’enquête de 1888, en vue de l’Exposition universelle de Paris de 1889, donne une proportion supérieure : 46% des maîtres et maîtresses ne sont pas nés dans les P.-O, tous sont d’origine occitane (exceptés 2 maîtres sur 109, nés en Algérie), surtout des Hautes-Pyrénées et de l’Ariège, aucun n’est issu de l’Hérault. Si on ajoutait aux non autochtones, en considérant leur langue maternelle occitane, les 4 enseignants nés en Fenouillèdes, la proportion atteindrait 54%. Cependant, les non autochtones étant presque tous occitans, l’intercompréhension devait être relativement facile. Il en allait de même pour les deux enseignants originaires de l’Oranais algérien : leurs patronymes (Marguerite Berjoan, Jean Béarn), courants en Catalogne, indiquent qu’en tant que Catalans d’origine, ils avaient probablement perpétué la langue, ou qu’elle

ans auparavant, 32% des instituteurs et institutrices étaient réputés « étrangers » au département et, quelques années plus tard, en 1891, les recrues de l’école normale ne permettent toujours pas de modifier la tendance : sur trente élèves maîtres, dix sont d’un autre département1. De gré ou de force, Louis Pastre vient donc grossir les rangs des maîtres d’école non catalanophones2

en Catalogne française car, selon l’inspecteur d’Académie : À aucune époque, les jeunes gens du Roussillon n’ont recherché l’entrée à l’école normale avec l’empressement que l’on remarque presque partout ailleurs ; mais ce goût semble depuis quelque temps aller jusqu’à la répugnance. […] L’armée offre aux jeunes gens instruits et laborieux un avenir plus sortable que celui qu’ils peuvent espérer dans l’enseignement3.

Nous sommes finalement d’avis que la mutation de Louis Pastre dans les Pyrénées- Orientales, où il n’avait apparemment pas d’attaches, est due principalement aux impératifs de la carrière4. En effet, on remarque qu’il est affecté en tant que répétiteur au collège de Perpignan après avoir été titularisé instituteur. Cette mutation est donc transitoire dans l’attente imminente d’un poste de maître d’école publique qui interviendra effectivement à l’issue de l’année scolaire en cours. Étant donné que le nombre d’instituteurs d’origine héraultaise est très minoritaire en Pays Catalan parmi les nombreux enseignants extérieurs, la titularisation loin de la terre natale devait être le gage d’une entrée dans le métier « par la petite porte ».

Louis Pastre, instituteur, confirme donc un début de parcours professionnel particulier. Après une scolarité d’élève primaire, puis de collégien boursier en filière spéciale, dépourvu du brevet supérieur, non-normalien, il est dispensé du certificat d’aptitude pédagogique et titularisé hors de son département d’origine, au bénéfice de son ancienneté en tant que répétiteur, position lui ayant déjà permis d’enseigner en classe primaire. Cependant, cet

ne leur était pas tout à fait étrangère (les sabirs des Pieds-Noirs d’Algérie ont des influences catalanes). Voir : PAYROU Brigitte (1980). L’école républicaine de Jules Ferry à la Grande Guerre : un important outil

d’acculturation pour la atalogne-Nord. Perpignan, mémoire de maîtrise de lettres modernes, p.103 et RECLUS

Onésime (1886). France, Algérie et colonies. Paris, Librairie Hachette, p. 688-691.

1

ADPO : 1 N 49. Cité par TIXADOR Danielle (1993). Les instituteurs des P.-O. de 1833 à 1914. Montpellier, Mémoire de doctorat d’histoire sous la direction de Jean Sagnes, Université de Montpellier III, p. 81.

2 On pourrait y ajouter les maîtres natifs des Fenouillèdes, partie occitanophone du département : entre 1834 et

1895, les élèves maîtres originaires des cantons de Latour de France et de Saint-Paul de Fenouillet représentent, en moyenne, 9,1% de l’effectif global. TIXADOR, ibid, p. 82-83.

3

« Rapport sur l’instruction publique ». Bulletin de l’Enseignement Primaire des P.-O., n°9, 1890, p. 210.

4 Marius Pastre fut répétiteur au collège de Perpignan, de 1883 à 1886, avant le passage de Louis Pastre donc. Né

le 2 mai 1864 à Autignac (Hérault), au vu de son acte de naissance, il ne semble pas apartenir à la même famille (ADH : série T, notices individuelles d’instituteurs ; acte de naissance 3 E 19/9, Autignac). Louise Pastre fut maîtresse adjointe à l’École normale de Perpignan, d’octobre 1888 à juin 1891, au moins : elle se trouvait donc dans la capitale du Roussillon lors du premier séjour perpignanais de Louis Pastre. Née le 18 décembre 1866, à Saint-Victor-de-Malcap (Gard), après consultation de son acte de naissance, elle ne semble pas non plus être de la famille de Louis Pastre (ADH : série T, notices individuelles d’instituteurs ; AD du Gard : acte de naissance, 5 Mi 38/299, Saint-Victor-de-Malcap).

atypisme est moins criant dans les Pyrénées-Orientales que dans l’ensemble du territoire car le recrutement extérieur important, comme nous l’avons déjà évoqué, va de pair avec une proportion importante de diplômés a minima : en 1891, 67% des instituteurs publics ne possèdent que le brevet élémentaire et par conséquent ne sont pas normaliens ou ont échoué au brevet supérieur1.

Il est probable que sa femme et son fils aient rejoint Louis Pastre à Rivesaltes. Le traitement des instituteurs, depuis cette même année 1889 qui correspond aussi à sa première affectation en école communale, est devenu moins aléatoire puisqu’il est passé de la charge de la Commune, à celle de l’État. De plus, une indemnité de résidence, issue du budget communal, proportionnelle au nombre d’habitants, complète le traitement. Le premier salaire de fonctionnaire de la République que perçoit Louis Pastre en 1889-1890 s’élève seulement à 800 francs annuels2 ; par chance, pour l’indemnité de résidence, Rivesaltes est alors la deuxième commune du département.

Peuplé de 6.016 habitants au recensement de 1891, Rivesaltes, sur la haute rive de l’Agly, sillonné par la route de Perpignan à Bayonne et celle de Paris à l’Espagne, la Route de France, est chef-lieu de canton et possède depuis 1857 une gare importante, classée vingtième parmi les 416 du Midi. L’économie toute entière dépend de l’activité viticole. De nombreuses maisons de commerce y sont établies, son muscat jouit d’une réputation jamais démentie depuis les tables royales et papales du XIVe siècle, la loi Arago en garantit la particularité depuis 1872. Cependant, le phylloxera, qui vient d’atteindre le Roussillon en 1884, perturbe l’essor commercial de la cité.

Les Rivesaltais, qui tous les ans pour le carnaval se délivrent du fantastique Babau, furent pionniers en matière de démocratisation de l’instruction : dès 1870, le Conseil municipal institua la gratuité et, en 1877, on bâtit l’école des garçons, suivie de celle des filles et de la maternelle, en 1890. Louis Pastre commença donc sa carrière dans des « bâtiments renfermant des salles bien aérées et de vastes cours avec préaux couverts, différant beaucoup des anciennes écoles aux classes humides, mal éclairées et trop restreintes »3 qui subsistèrent dans les communes plus humbles, ou les moins empressées, jusqu’à la veille de la Grande

117% sont titulaires du brevet élémentaire et du certificat d’aptitude pédagogique (CAP), 10,5% du brevet

supérieur et 5,5% du brevet supérieur et du CAP, dans : « Titres de capacité », Bulletin de l’Enseignement

Primaire des P.-O., n°6, 1891, p. 131.

2

Bulletin de l’Enseignement Primaire des Pyrénées-Orientales, n°6, 1890, p. 121.

Guerre1. Les congrégations enseignantes des religieuses du Saint-Sacrement et des frères de la Doctrine Chrétienne sont présentes également à Rivesaltes, depuis 18472 et 18743 respectivement, et jusqu’à leur départ en 1902, en vertu du décret gouvernemental d’Émile Combes. Rivesaltes est une ville républicaine et anticléricale qui fut la première du département en 1879 à interdire les processions extérieures à l’église. Quand Louis Pastre est en poste dans la cité du Babau, on doit encore avoir le souvenir que, dix ans auparavant, afin de protester contre le prétendu refus du curé d’accueillir dans l’église les élèves de la nouvelle école communale de filles, les partisans du maire chantaient, en dansant la farandole, dans les rues de Rivesaltes :

Çà ira, Çà ira,

Los capellans los cal penjar4. [Les curés il faut les pendre.]

2.2.4 Parlez propre et soyez français ?

En cette dernière décade du XIXe siècle, les Pyrénées-Orientales sont toujours un fief républicain mais, contrairement à la décennie précédente, les opportunistes, des bourgeois de la gauche modérée, ont maintenant pris l’avantage sur les radicaux, la gauche des petits bourgeois, proches des classes populaires. En 1898, la faveur reviendra à la gauche radicale, avec des élections législatives marquées par une percée socialiste et l’élection de Jean Bourrat, dit toca manetes [serreur de mains], sous l’étiquette « républicain-socialiste »5. Alors, même si comme nous l’avons dit la catalanité est transversale dans la société roussillonnaise, du moins par la langue, le climat politique est néanmoins favorable à l’œuvre scolaire de Jules Ferry.

1 Description du local scolaire, en 1889, par l’instituteur d’Espira-de-Conflent, petite commune de montagne,

près de Prades : « Le local scolaire se compose d’une salle ayant une surface de dix-neuf mètres carrés ; l’école est fréquentée par quarante élèves ; le jour y pénètre par deux ouvertures : la porte et une seule fenêtre donnant sur le dehors. […] Dans cette salle d’école, l’air est continuellement vicié par la respiration, les émanations de la transpiration, des vêtements […] ». FRÉNAY Étienne (1983). L’école primaire dans les Pyrénées-Orientales

(1833-1914). Perpignan, Archives départementales des Pyrénées-Orientales, Service éducatif [non paginé], doc.

12.

2

Collection Abans. (2002). Rivesaltes abans, volume II. Rivesaltes, Éd. L’Agence, p. 56.

3 MOREL Émilie (2004). Les Frères des Écoles Chrétiennes au XIXe siècle à Perpignan (1830-1904). Mémoire

de master 1 d’histoire contemporaine, dirigé par Nicolas MARTY, Université de Perpignan, p. 180.

4

Le Roussillon, n°145, 25 juin 1879. Cité par : RAMONÉDA Joseph (2011). La République concordataire et

ses curés dans les Pyrénées-Orientales, 1870-1905. Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan, p. 54. Nous

avons rétabli, après vérification de l’original, l’article los, retranscrit les, dans l’ouvrage cité, car d’un point de la linguistique historique, il est intéressant de relever le maintien de la même forme los, tant pour l’article défini que pour le pronom complément. Ce n’est qu’au début du XXe siècle que la forme els deviendra dominante. 5 Voir : SAGNES Jean, dir. (1983-1985). Le Pays catalan (Capcir-Cerdagne-Conflent-Roussillon-Vallespir) et

Les lois de 1881 et 1882 sur la gratuité, l’obligation et la laïcité de l’école primaire publique ont, dans un état centraliste, leur corollaire: l’article 14 du Règlement scolaire

modèle pour la rédaction des règlements départementaux des écoles primaires publiques. Il

stipule : « Le français sera seul en usage dans l’école ». Même si cela n’est pas une nouveauté à l’école publique française, puisque cette formulation est reprise à l’identique de l’article 29 du règlement scolaire émanant de la loi Falloux, en vigueur sous le Second Empire, l’impact sur la jeunesse n’est pas le même en 1881 qu’en 1851. Au temps de Jules Ferry, la quasi- totalité des communes du département possède déjà une école, et les enfants de 6 à 13 ans, garçons et filles, ont dorénavant l’obligation de la fréquenter assidûment. Alors qu’en 1851, malgré la loi Guizot de 1833 qui imposait à chaque commune l’entretien d’une école, il y avait encore près du tiers des communes qui n’en avaient pas1

. Il n’est donc pas paradoxal que la volonté de renaissance littéraire catalane en Roussillon, symbolisée par les Fêtes de Banyuls de 1883, et la généralisation de l’instruction publique laïque en français, porteuse de la première tentative d’exclusion des congrégations enseignantes non autorisées2

, soient concomitantes. Désormais, l’État s’est efficacement substitué à l’Église pour l’éducation du peuple : le français est en mesure de remplacer le catalan car, partout, s’étend le « blanc manteau des écoles laïques »3, à la manière des églises romanes de l’an mil. Il est même dix- neuf pères de famille d’Ur, dans la pieuse, conservatrice, très catalanophone et très alphabétisée Cerdagne, qui demandent à l’évêque en 1879 le déplacement du curé Joseph de Maury, dit mossèn rellamp [l’abbé-éclair]4, qui persiste à enseigner le catéchisme en catalan5.

1

Nombre de communes sans école, sur un total de 231 communes : 72 en 1834, 71 en 1850, 42 en 1863, 18 en 1867, 4 en 1876, 1 en 1887. Voir : FRÉNAY Étienne (1983). L’école primaire dans les Pyrénées-Orientales

(1833-1914). Perpignan, Archives départementales des Pyrénées-Orientales, Service éducatif [non paginé], doc.

9. ; Bulletin de l’Enseignement Primaire des Pyrénées-Orientales, n°8, 1868.

2 L’article 7, qui cherchait initialement à empêcher les membres des congrégations non autorisées à participer à

l'enseignement, qu'il soit public ou libre, primaire, secondaire ou supérieur, fut rejeté dans sa forme initiale par le Sénat, puis par la Chambre des députés, le 9 mars 1880 ; la loi relative à la liberté de l'enseignement supérieur fut adoptée finalement le 18 mars 1880.

3

D’après la formule du chroniqueur de Cluny, le moine Raoul Glaber, en 1038 : « le blanc manteau d’églises » de l’an Mil, reprise par : CABANEL Patrick (2007). « Un autre an mil: Le blanc manteau des écoles laïques et la mystique républicaine », p. 187-203. In MUNIER Marie-Odile dir. De l’Anti uité à nos jours: Histoire et

mét odes de l’enseignement. Albi, Presses Universitaires Champollion.

Cette métaphore a fait florès ; l’inspecteur d’Académie de la Savoie écrivait dans son Bulletin départemental d’octobre 1889 : « La Savoie, pendant l’année du Centenaire, achèvera de se couvrir d’une "blanche robe", non pas d’églises – comme la chrétienté de l’an mil – mais d’écoles toutes neuves ». Cité par : CHANET Jean- François (2004). « La communale et l’urbanité dans la France de Jaurès », p. 91-110. In BOSCUS Alain, CAZALS Rémy, dir. Sur les pas de Jaurès : La France de 1900.Toulouse, Éditions Privat, p. 92.

4

Rellamp est aussi un juron invoquant la foudre. BOTET Renat (1997). Vocabulari rossellonès. Canet, Llibres del Trabucaire, p. 287.

5 Archives diocésaines des Pyrénées-Orientales, Ur, n°27, 17 août 1879, cité par : FOXONET Francesc (2007).

L’església i la catalanitat a la atalunya del Nord, segle XIX – primera part del segle XX. Perpignan, doctorat

d’Études catalanes dirigé par Ramon SALA, université de Perpignan-Via Domitia, p. 108.

Le haut niveau d’alphabétisation de la Cerdagne (canton de Saillagouse), haut-plateau pyrénéen du département, tourné vers la partie basse de la même comarca, demeurée espagnole, en vertu du Traité des Pyrénées de 1659, mérite que l’on s’y arrête. L’alphabétisation y est plus forte qu’à Perpignan, en 1866, avec 15 à 25% d’illettrés,

Il en était de même dans la plaine où exerçait Louis Pastre, car l’envie de scolarisation en français était, dans toute la société roussillonnaise, transversale, comme l’était aussi la pratique de la langue catalane. Cette posture schizophrène révélait le bilinguisme conflictuel de la société, c'est-à-dire la diglossie1 galopante de l’ensemble des autochtones. À l’imitation des classes dominantes, volontairement francisées afin de maintenir leur position hégémonique, et dont les enfants étaient passés par le collège des Jésuites, au XVIIIe siècle, puis par le collège communal ou le petit séminaire, les classes populaires de la fin du XIXe siècle revendiquaient aussi l’apprentissage du français dès lors que cette acculturation devenait capitalisable dans un reclassement social au sein des catégories subalternes de la fonction publique. L’école primaire, gratuite et obligatoire, pour les garçons et les filles, mais aussi laïque, bénéficia donc d’une adhésion dont la spontanéité relevait à la fois de l’attachement aux valeurs idéologiques de la République et aux avantages matériels que le peuple en attendait. Cependant, on sait que l’école républicaine fut maladroite et coercitive car l’espoir d’une probable existence meilleure grâce à l’apprentissage du français devait être plus évident pour les parents que pour leur progéniture également catalanophone :

Les instituteurs, dont on ne peut mettre en doute – sur le plan personnel – les bonnes intentions, pourchassent la langue catalane au moyen de « procédés pédagogiques » des plus contestables : châtiments corporels, institutionnalisation de la délation, … jusqu’à un véritable conditionnement psychologique procédant par association d’idées et dont témoigne encore une inscription toujours lisible sous le préau de l’école communale d’Aiguatèbia : « Soyez propres – parlez français»2.

Au moins deux réponses au questionnaire d’enquête adressé par le Ministère de l’Instruction publique à tous les instituteurs, en vue d’un état des lieux pour l’Exposition Universelle de Paris de 1889, témoignent de l’utilisation du signal, instrument de

contre 25% à 35% dans le chef-lieu. En 1887, le taux cerdan correspond à la moyenne départementale de 10% d’illettrés approximativement. En effet, « avant les grandes lois scolaires de Jules Ferry, chaque village de Cerdagne, et même des hameaux comme Fanes, avaient une école. Les enfants indigents avaient le droit de les fréquenter gratuitement même si l’école n’était pas communale », dans : BLANCHON Jean-Louis (1973). En

Cerdagne... les écoles de la Belle Époque. Palau de Cerdagne, Coopérative Scolaire, p. 8. « Les Cerdans

émigrent, vivent de colportage, de commerce et apprécient l’instruction. Ils envoient leurs enfants à l’école l’hiver et l’été », dans : FRÉNAY Étienne (1983). L’école primaire dans les Pyrénées-Orientales (1833-1914). Perpignan, Archives départementales des Pyrénées-Orientales, Service éducatif [non paginé], doc. 40). De plus, la tradition orale témoigne que, jusqu’au début du XXe siècle, l’Escola pia [École pie (pieuse)] de Puigcerdà, en

Cerdagne espagnole, scolarisait en catalan et en espagnol (voire en français), des élèves de la Cerdagne française. Voir : BALENT André (2003). La Cerdagne du XVIIe au XIXe siècle : La famille Vigo. Canet, Éditions

Trabucaire, p. 170, note 42. La Cerdagne est le contre exemple du haut-Vallespir, autre territoire très catalanophone, au sud du département, où le taux d’alphabétisation est bien en deçà de la moyenne. En effet, on oublie parfois que l’alphabétisation est le produit de la scolarisation, quelle que soit la langue d’enseignement.

1

Présence simultanée, sur le territoire de la communauté, de deux langues différenciées par les fonctions et le prestige. Voir : GROSSMANN Maria (1991). « Katalanisch : Soziolinguistik », p. 166-181. In HOLTUS Günter, METZELTIN Michael, SCHMITT Christian, éd. Lexikon der Romanistischen Linguistik, Volume V, 2.Tübingen, M. Niemeyer, p. 167.

2 BERNARDO Dominique-J. (1975). «Appareil éducatif et langue autochtone: le cas du catalan», p. 37-61. In

dénonciation de l’emploi du catalan entre les élèves. Le terme « délation » supposerait un motif méprisable du dénonciateur, tel que l’obtention d’une récompense s’ajoutant à l’évitement de la punition personnelle. Le premier témoignage est celui de Léontine Paris, maîtresse de l’école des filles de Serdinya, village du Conflent, en amont de Prades. Il a l’avantage de démontrer la similitude des pratiques par-delà le sexe des enseignants, mais tendrait à souligner davantage de loyauté (linguistique ? en amitié ?) des écolières :

Dans leur intérêt, j’ai essayé de proscrire le catalan ; pour y réussir je mettais à la première qui s’oubliait un jeton, celle-là tâchait de le faire passer à une autre et celle qui le rapportait le lendemain