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Le double échec de l’instruction et de la francisation

Une école standard et « un peuple à part »

1.1.4 Le double échec de l’instruction et de la francisation

L’État ne proposait de fait, comme méthode d’apprentissage de la nouvelle langue, que l’exclusion de l’idiome maternel, pourtant le seul vecteur qui permettait l’instruction immédiate du peuple, dans un contexte d’indigence pédagogique, de scolarité payante et de fréquentation très aléatoire. Malgré leur dévouement, et par la force des choses, la plupart des maîtres enseignaient donc en catalan. Certains manifestaient cependant un zèle linguistique probablement contre-productif. Pierre Labrusse (né en 1826), lui-même instituteur formé à l’école normale de Perpignan, en témoigne dans son évocation du maître d’école qu’il eut à Olette, en amont de Prades, vers 1836. Son père avait consenti à payer « la lourde charge »1 des 25 sous par mois de frais d’écolage au maître Vincent Turié, dit cama de parra [jambe de bois (ou de piquet) de treille], à cause de son inséparable canne:

Il ne manquait que d’instruction, mais pas d’intelligence. Il avait passé son enfance en servant tous les jours la messe au curé qui lui avait appris à lire sur des textes latins et lui avait même appris la grammaire latine de Lhomond qu’il savait par cœur, depuis la première ligne jusqu’à la dernière ; mais c’était tout son savoir. En dehors de là, il ne savait plus rien. Il ne savait même pas parler français. Il baragouinait un certain idiôme, composé de latin, de français, de catalan, qui était cocasse. Pendant quarante ans au moins, il a exercé dans le village la profession officielle d’instituteur public en vertu d’une licence de l’évêque de Perpignan qu’avait dû lui faire obtenir le curé pour lequel il était un pratiquant modèle2.

Avant que la loi Guizot de 1833 n’assure un revenu annuel fixe aux instituteurs, versé par la commune, en plus de l’irrégulière rétribution mensuelle des parents, la situation des instituteurs était misérable. Ensuite, elle resta encore très précaire, même si la loi Falloux de 1850 porta leur revenu annuel fixe de 200 à 600 francs. Pour subvenir à leurs besoins, les instituteurs d’avant 1833 devaient exercer une ou plusieurs activités parallèles à l’enseignement, qui n’était pas toujours leur occupation principale. Les instituteurs formés à l’école normale étaient friands, après les dix ans de services dus à l’État, d’un poste mieux rémunéré auquel leur meilleure formation initiale leur permettait de prétendre. Ainsi, l’instituteur Pierre Labrusse devint, à l’âge de 33 ans, vérificateur des poids et mesures3

. L’indigence de la profession lui conférait un statut social peu enviable qui avait des répercussions sur le recrutement des maîtres, sur la qualité de l’enseignement et sur

1 Cité par : ROSSET Philippe (1979). « Pierre Labrusse, instituteur : Les mémoires d’un maître d’école dans les

Pyrénées-Orientales au milieu du XIXe siècle ». Annales du Midi, n°144, octobre-décembre 1979, p. 510.

2

Ibid, p. 511-512.

l’attractivité de l’école1

. Un instituteur semble cependant faire exception : Pierre Vilalte (1803-1875), ancien élève de l’Escola pia (école religieuse) de Puigcerdà (Cerdagne espagnole) et du collège communal de Prades, instituteur public à Mont-Louis. Il fut le premier instituteur des Pyrénées-Orientales élevé à l’ordre impérial de la Légion d’Honneur, par une lettre de Victor Duruy (1811-1894), ministre de l’Instruction publique, du 14 août 18672. Mis à part la Cerdagne, où les montagnards ont besoin d’instruction pour leur activité hivernale de colportage, en 1849, au début du Second Empire, dans les Pyrénées-Orientales, seulement 57,7% des garçons de 7 à 15 ans et 25,1% des filles sont scolarisés3. La même année, un inspecteur primaire attribue à la défection scolaire une origine indépendante de la misère des parents et de celle des maîtres, il y voit plutôt « l’orgueil » coupable des Catalans :

Un sentiment d’orgueil qui leur persuade qu’ils peuvent se passer des livres, attendu qu’ils reçoivent du climat qui, pour ainsi dire, les habille et les caresse, et du soleil toujours brillant qui les éclaire, assez d’intelligence pour se conduire et même assez d’esprit pour se distinguer. On retrouve dans ces idées et ces prétentions le caractère espagnol dont l’habitant des Pyrénées-Orientales ne s’est pas encore dépouillé. Le Roussillon, dont se compose presque en entier le département, n’appartient à la France, comme on le sait, que depuis Louis XIII. L’élément français n’y domine pas encore et tout fait présager, au contraire, que l’esprit espagnol y prévaudra pendant longtemps. Ce qui porte à le croire, c’est le soin que prend et le plaisir que goûte l’habitant des campagnes à se servir de l’idiôme catalan. Par l’usage habituel qu’il en fait, il croit, de bonne foi, qu’il forme un peuple à part, peuple supérieur que, dans sa pensée, il place bien au-dessus de tous les autres4.

Sous le Second Empire, l’analphabétisme recule moins vite dans les Pyrénées- Orientales que sous la Monarchie de Juillet : entre 1831 et 1868, le département est passé de la 65e à la 79e place dans le classement général5. La statistique de l’instruction primaire de 1863 révèle que seulement 57,2% des enfants de 7 à 13 ans sont scolarisés6. L’école libre est très présente pour l’enseignement féminin qui ne deviendra obligatoire pour les communes de

1

Voir annexe 1.1.1 : Extraits du dossier personnel de Pierre (Joseph) Astor, instituteur roussillonnais, sous la Restauration et le Second Empire. Outre le fait qu’il est un de nos ascendants, ce recueil souligne la variété des parcours, le poids de l’Église et la fragilité des carrières au sein de l’Instruction publique. Nous avons intitulé ce recueil : « La descente aux enfers d’un maître d’école ordinaire ». ADPO : 1T427.

2 Un monument sur sa tombe, au cimetière de St Pierre dels Forcats (Cerdagne), est élevé par souscription

publique en 1875. Voir : GIBRAT Joseph (1898). Un instituteur du XIXe siècle : M. Pierre Vilalte. Perpignan,

Imprimerie Saint-Jean, 28 p.

3

D’après : FRÉNAY Étienne (1983). L’école primaire dans les Pyrénées-Orientales (1833-1914). Perpignan, Archives départementales des Pyrénées-Orientales, Service éducatif [non paginé], doc. 22.

4 ADPO : 1T41, cité par : FRÉNAY Étienne (1983). L’école primaire dans les Pyrénées-Orientales (1833-

1914). Perpignan, Archives départementales des Pyrénées-Orientales, Service éducatif [non paginé], doc. 25.

5 FRÉNAY Étienne (1990). Dans les Pyrénées-Orientales, notre école au bon vieux temps. Le Coteau, Horvath,

p. XVIII.

plus de 500 habitants qu’à partir de la circulaire Duruy de 1867. Quatre-vingt six pour cent des écoles primaires de filles sont des écoles libres, sans compter que les religieuses peuvent enseigner dans les écoles publiques, contre 19% des écoles primaires de garçons ou mixtes1. À la faveur de la loi Falloux de 1850, les frères des Écoles chrétiennes (gratuites) s’installent à Perpignan, avant que n’intervienne la loi Combes de 1904. Cinq écoles ouvrent progressivement à partir de 1852, et dans neuf localités2. Les congrégations féminines tiennent, en 1863, trente écoles dans le département, dont vingt-deux dirigées par les sœurs du Saint-Sacrement, présentes dans dix-neuf communes3.

La permanence de la langue catalane est un fait. L’enquête ministérielle de 18604

sur « les besoins de l’instruction primaire » en témoigne, à l’image du village d’Estagel où naquit François Arago trois-quarts de siècle auparavant :

Dans un pays où la langue maternelle n’est pas le français, comme le Roussillon, les peines et les difficultés sont innombrables pour le précepteur de la jeunesse… le patois est utilisé aux récréations et à la maison5.

En effet, la partie « Idiomes et patois » de l’enquête scolaire de 1863 révèle que dans un département où « catalan et languedocien » sont en usage, même si toutes les écoles sont réputées donner l’enseignement « exclusivement en langue française », les écoliers catalans de 7 à 13 ans ont des performances, dans la langue officielle, partout inférieures à leurs voisins occitans de l’Aude et de l’Hérault. Ils ressemblent davantage, sur ce point, aux petits Ariègeois. Plus de 40% des écoliers Catalans ne savent ni parler, ni écrire le français, près de

1

Proportions calculées à partir de la Statistique de l’instruction primaire de 1863, ADPO : 1T52.

2 Saint-Laurent de la Salanque (1854), Prades (1855), Céret (1862), Pézilla-de-la Rivière (1867), Elne (1869),

Rivesaltes (1874), Baixas (1879), Caudiès-de-Fenouillèdes, Cerbère (1887). Voir : MOREL Émilie (2004). Les

Frères des Écoles Chrétiennes au XIXe siècle à Perpignan (1830-1904). Mémoire de master 1 d’histoire

contemporaine, dir. Nicolas MARTY, Université de Perpignan, p. 180.

3

Les Filles de Jésus de Massac ont une école de filles dans 24 villages du Roussillon. Selon : FOXONET Francesc (2007). L’església i la catalanitat a la atalunya del Nord, segle XIX – primera part del segle XX. Perpignan, mémoire de doctorat d’études catalanes dirigé par Ramon SALA, université de Perpignan-Via Domitia, p. 465.

Pour mémoire, en 1856, il y a dix maisons d’enseignement secondaire dans les P.-O. : à Perpignan, le collège communal public et l’école de M. Mirande ; le petit séminaire de Prades, et les institutions libres de Céret (deux institutions), Arles, Formiguères, Maureillas, Prats de Mollo et Vinça. Le petit séminaire de Saint-Louis ouvre à Perpignan en 1869. Cité par : SECONDY Louis (1982). « Enseignement secondaire et vie urbaine en Pays Catalan et en Languedoc (1854-1925) : L’exemple de Perpignan », p. 297-310. In La ville en pays languedocien

et catalan de 1789 à nos jours. Montpellier, Centre d'Histoire contemporaine du Languedoc méditerranéen et du

Roussillon, p. 297, 305.

4

Auparavant, l’enquête d’Hippolyte Fortoul (1811-1856), ministre de l’instruction publique de Napoléon III de 1851 à 1856, sur l’état de l’instruction primaire au 31 décembre 1855, adressée aux inspecteurs d’Académie, comportait un chapitre sur les « idiomes et patois locaux ». Elle demandait : « en indiquer autant que possible l’origine ; rechercher les moyens de propager l’usage de la langue française dans les campagnes et signaler les obstacles qui s’opposent à cette propagation ». Les résultats des départements du Doubs et des Pyrénées- Orientales n’y figurent pas. Voir : Archives nationales : F17 9321-9335. Cité par : BODÉ Gérard (2012). « L’enquête Fortoul de 1856 : état des "idiomes" et "patois" locaux ». Inédit.

5 CHOLVY Gérard (1978). « Des instituteurs du Languedoc-Roussillon parlent du patois en 1860 ». Lengas,

deux fois plus que les camarades de l’Aude. L’arrondissement de Perpignan, pris séparément, n’arrive pas non plus à égaler le niveau de francisation de l’Aude (voir ci-après)1

.

Résultats de l’enquête « Duruy » de 1863, dans les P.-O., et dans les départements voisins

Écoliers de 7 à 13 ans Ne parlant ni écrivant le français Parlant mais n’écrivant pas le français Parlant et écrivant le français Pyrénées-Orientales total

Détail par arrondissement :

Perpignan [Roussillon, Fenouillèdes] catalan et languedocien Céret [Vallespir] catalan

Prades [Conflent, Fenouillèdes, Cerdagne, Capcir] catalan et languedocien 41,6% 33,4% 25% 38,5% 34,7% 26,8% 44% 32,3% 23,7% 45,2% 32% 22,8% Ariège 51,8% 31,3% 16,9% Aude 21,5% 30,5% 48% Hérault 27,6% 26,9% 45,5%

En 1877, avec 48,6% d’illettrés, le Roussillon ne devance que la Bretagne et le Massif Central2. Le rendement de l’école normale est bien en deçà des espérances : en 1865, après 30 ans de fonctionnement, elle aurait dû fournir 223 instituteurs, alors qu’il n’y a que 107 anciens normaliens en activité3. L’école publique est suspecte aux yeux du clergé et de la population pratiquante. De plus, la dépense scolaire est trop lourde pour de nombreuses petites communes. Les familles de paysans et d’ouvriers comptent sur la main d’œuvre infantile, ne disposent souvent pas de 1,50 franc à consacrer à la redevance scolaire mensuelle pour chaque enfant4 et ne voient pas l’intérêt pratique de l’instruction, qui plus est dans une langue qui leur est étrangère. En 1879, le taux de scolarisation, qui s’élève à 76,5%5

, est parmi les plus bas de France : il est encore comparable à celui de l’Ariège, tandis que l’Aude et surtout l’Hérault

1

Proportions calculées à partir des données de l’enquête Duruy de 1863, ADPO 1T52 et WEBER Eugen (1998).

La fin des terroirs. Modernisation de la France rurale 1870-1914. Paris, Le grand livre du mois, appendice final.

Le languedocien apparaît mentionné dans l’arrondissement de Perpignan car il est parlé en Fenouillèdes (cantons de Latour de France et de Saint-Paul de Fenouillet), et dans l’arrondissement de Prades pour les communes des Fenouillèdes situées dans le canton de Sournia. Voir illustration 1.1.3.

2

Selon : FRÉNAY Étienne (1990). Dans les Pyrénées-Orientales, notre école au bon vieux temps. Le Coteau, Horvath, p. XIX.

3 Ibid, p. XVI. 4 Ibid, p. XXII.

5 FRÉNAY Étienne (1983). L’école primaire dans les Pyrénées-Orientales (1833-1914). Perpignan, Archives

sont en haut du classement1. Le retard de l’instruction des femmes est tenace : en 1881, celles qui sont capables de signer leur acte de mariage ne représentent que 35%, alors que la proportion pour la France entière s’élève à plus du double, soit 75%2

.

Après quarante ans de politique scolaire, l’école française n’a pas instruit le peuple du Roussillon. À la veille des lois sur l’obligation scolaire de la Troisième République, les Roussillonnais n’ont pas assumé leur intégration linguistique à la France. Depuis l’annexion du Roussillon à la France, l’école nous a semblé davantage un levier en faveur de l’assimilation qu’une finalité au service de l’instruction.

1 PROST Antoine (1968). L’enseignement en France 1800-1967. Paris, Armand Colin, p. 107.

2 Selon : FRÉNAY Étienne (1990). Dans les Pyrénées-Orientales, notre école au bon vieux temps. Le Coteau,

Chapitre 1.2

Côme Rouffia (1790-1874) : instituteur public,