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Au collège de Perpignan : « un taudis branlant »

De Clermont-l’Hérault à Perpignan (1863-1888)

2.1.6 Au collège de Perpignan : « un taudis branlant »

Quand Louis Pastre arriva à Perpignan, en 1888, il découvrit une ville de 33.878 habitants, sept fois plus peuplée que Clermont, mais deux fois moins que Montpellier. Place forte enserrée dans ses remparts, la vie y est rythmée par une activité artisanale dépendante de l’agriculture. La « prospérité insolente »4

du commerce des vins n’est plus ce qu’elle était avant le phylloxera (1884) ; la reconstitution du vignoble se heurte, à la fin de ces années 1880, à une première crise de la mévente. Dans une ville aux forts accents anticléricaux, où les républicains radicaux alliés momentanément aux opportunistes dirigent la municipalité5,

1 Ibid. 2

Citation dans : BROUSSE E. fils (1896). « Tribune libre : Les locaux scolaires ». L’Indépendant, n°21, mercredi 22 janvier 1896. Cette tribune fut publiée pendant la campagne des élections municipales de Perpignan de 1896 : la question des locaux scolaires et celle subjacente de la condition des répétiteurs font donc encore partie, comme pour les élections municipales précédentes de 1888, du débat politique entre républicains modérés, tel Emmanuel Brousse, et Louis Caulas, radical-socialiste allié aux socialistes qui remporta l’élection de 1896. La suppression de l’internat des répétiteurs de Perpignan en 1888, avec une probable arrière-pensée électoraliste, afin de détourner ceux-ci du vote radical-socialiste, n’en fut pas moins pionnière, puisqu’il semble que l’État ne la généralisa qu’en 1906.

3 OZOUF Jacques, OZOUF Mona (1992). La République des instituteurs. Paris, Éditions du Seuil, p.385. 4

WOLFF Philippe, dir. (1985). Histoire de Perpignan. Toulouse, Privat, p. 211.

on se souvient de 1879 : la statue de François Arago, symbole du républicanisme catalan, avait été inaugurée en présence de Jules Ferry et de Paul Bert.

Le collège1, avec 4892 élèves, a près de cinq fois plus d’inscrits que celui de Clermont : c’est un des plus grands de France mais la transformation en lycée est entravée par le manque d’espace et de volonté politique. Cependant, le doyen de la Faculté des Lettres de Montpellier, Ferdinand Castets (1838-1911) avait, en 1889, une ambition transfrontalière pour l’établissement secondaire public de Perpignan, qui s’expliquait par l’attrait du Pensionnat des Frères de Béziers sur les bonnes familles d’outre-Pyrénées :

Il semblerait qu’au sein de cette population si intelligente et active du Roussillon, aux portes de la Catalogne espagnole qui a conservé des relations intimes avec la Catalogne française,

l’enseignement de l’Université devrait être représenté par un établissement modèle, par un lycée où une installation hygiénique et confortable, un personnel de choix, attireraient sûrement de nombreux enfants de la Catalogne espagnole. Sans doute Perpignan ne saurait rivaliser avec Barcelone, mais depuis des siècles les Catalans ont l’habitude de tourner leurs regards vers la France et un grand établissement universitaire exercerait sur eux une attraction qui serait profitable aux intérêts commerciaux et à l’influence morale de notre pays3.

Il n’est pas inutile de signaler, au passage, que le doyen Ferdinand Castets, également homme politique libéral, ne manifeste pas une position iconoclaste parmi les têtes pensantes de la Troisième République ; la politique coloniale va alors de pair avec l’objectif, moins connu, d’extension de la francophonie de proximité, comme en témoigne le Béarnais Onésime Reclus (1837-1916), dans son ouvrage de 1886 :

Le catalan a cours dans les Pyrénées-Orientales et dans un coin de l'Aude; mais cette langue n'est pas, comme on le croit trop, un dialecte de l'espagnol. C'est bel et bien un tronçon de la langue d'oc, semblable à nos patois du Midi. Si le destin de la France avait été d'absorber toute la terre d'oc par opposition à la terre d'oïl, nous aurions des préfets jusque vers Alicante, le catalan régnant encore plus ou moins en Espagne sur les cinq provinces de la Catalogne, les trois provinces de Valence et l’archipel des Baléares.4

Revenons à des considérations plus prosaïques. On devine que le vieux bahut, près de la place Arago, est insalubre et exigu, « une honte pour la France », « les maîtres répétiteurs

1

Voir illustration 2.1.10.

2 Collège de Perpignan, état du personnel 1888-1889, ADH : 1 T 6507. 3

SECONDY Louis (1982). « Enseignement secondaire et vie urbaine en Pays Catalan et en Languedoc (1854- 1925) : L’exemple de Perpignan », p. 297-310. In La ville en pays languedocien et catalan de 1789 à nos jours. Montpellier, Centre d'Histoire contemporaine du Languedoc méditerranéen et du Roussillon, p. 303-304.

ne peuvent même pas circuler entre les tables des salles de classe qui servent d’études »1

. La situation n’est pas nouvelle, déjà en 1855, le principal alarmait ainsi le maire de la ville :

Quand les pères de familles demandent à visiter l’établissement, je me garde bien de les conduire dans ces salles obscures et humides [les trois salles d’études à l’usage des internes]. Je déclare pour ma part, que si j’avais des enfants à faire élever, ce n’est pas là que je leur ferai passer les premières années de leur jeunesse. Il y a longtemps que je dirige des établissements d’instruction publique, et jamais je n’ai vu un établissement aussi affligeant2.

C’est donc dans ce « taudis branlant »3

que Louis Pastre aura son premier contact avec la société perpignanaise. Il s’y trouva au même moment que Louis Prat4

(1861-1942) : professeur de philosophie, disciple et ami de Charles Renouvier, le philosophe de la laïcité5. Louis Prat vient de succéder à Jules Payot6 (1859-1940), qui sera dans les années précédant la Grande Guerre « un des maîtres à penser des instituteurs publics »7. La nomination au collège de Perpignan signifia aussi, pour le répétiteur languedocien, le premier contact avec la langue catalane. Idiome populaire en ville, il est présent aussi dans l’enceinte de l’établissement car y sont inscrits de nombreux fils de propriétaires ruraux. Le bahut scolarise, en cette fin du XIXe siècle, plus du tiers des élèves de l’enseignement secondaire du département, avec la concurrence extra muros du moderne et luxueux petit séminaire Saint-Louis, plutôt « une véritable institution mondaine préparant aux baccalauréats »8, pour un quart de l’effectif général. Le principal du collège communal traite le contact des langues en faisant l’amalgame entre manque d’éducation et emploi du catalan :

Ce qui laisse le plus à désirer, c’est l’éducation et, il est difficile de réagir car notre action est constamment contrariée par les habitudes que nos élèves retrouvent dans leurs familles. On parle

1

SECONDY, op. cit, p. 304 ; citations des années 1880-1890 et 1900.

2 AMP : 1 R 9, lettre du 13 novembre 1855. 3

L’expression est celle du principal, relative aux pièces occupées par les répétiteurs, en 1920 encore ! SECONDY, op.cit, p. 304.

4 Collège de Perpignan, état du personnel 1888-1889, ADH : 1 T 6507. 5

Louis Pratterminera la Critique de la doctrine de Kant, commencée par Charles Renouvier(1815-1903) qui était venu finir ses jours à Prades (P.-O.). Charles Renouvier était aussi l’auteur du Petit traité de morale à

l'usage des écoles primaires laïques (1882). Il collabora au journal radical-socialiste La République des Pyrénées-Orientales.

6 Collège de Perpignan, état du personnel 1886-1887, ADH : 1 T 6507. 7

CONDETTE Jean-François (2006). Les recteurs d’académie en France de 1808 à 1940. Tome 2 : dictionnaire

biographique. Lyon, INRP, p. 311. Plus tard, Jules PAYOT,devenu l’auteur d’un classique des instituteurs,

L’éducation de la volonté, félicitera Louis PASTRE pour son Manuel d’éducation sociale avec le concours de la

famille [1902].

8 Rapport de l’inspecteur Audrey en 1880, cité dans : SERRES-BRIA Roland (2004). Le Vernet dix siècles

autant, sinon davantage, catalan que français, et aucune autorité ne peut s’insurger contre une coutume qui est consacrée par les traditions exagérées d’une sorte de patriotisme local1. Il n’est cependant pas certain que l’aumônier Jacques Boixeda2

(1837-1898), précédemment professeur de rhétorique à l’institution Saint-Louis, et avec lequel Louis Pastre se trouva aussi dans le collège communal, fît partager sa muse catalane à ses disciples3. Peut- être Louis Pastre fut-il informé que cette même année 1888, Noms de Companyia i de

Catalanistes4, la principale œuvre du poète bucolique Jaume Boixeda, avait été récompensée

au concours littéraire de la Société Agricole Scientifique et Littéraire des Pyrénées-Orientales, ouvert à la langue catalane depuis 1882 seulement5 ? En 1887, l’aumônier du collège avait publié dans le journal La Croix des Pyrénées-Orientales sa traduction catalane des « Hymnes de la passion » et participé activement aux deuxièmes Fêtes littéraires catalanes de Banyuls comme aux premières en 1883.

1 Rapport du principal, en 1911, cité par : SECONDY Louis (1982). « Enseignement secondaire et vie urbaine en

Pays Catalan et en Languedoc (1854-1925) : L’exemple de Perpignan », p. 297-310. In La ville en pays

languedocien et catalan de 1789 à nos jours. Montpellier, Centre d'Histoire contemporaine du Languedoc

méditerranéen et du Roussillon, p. 299.

2

Collège de Perpignan, état du personnel 1888-1889, ADH : 1 T 6507.

3 En 1888, 238 internes sur 255 suivent régulièrement les offices et le catéchisme catholique. SECONDY Louis

(1982). « Enseignement secondaire et vie urbaine en Pays Catalan et en Languedoc (1854-1925) : L’exemple de Perpignan », p. 297-310. In La ville en pays languedocien et catalan de 1789 à nos jours. Montpellier, Centre d'Histoire contemporaine du Languedoc méditerranéen et du Roussillon, 354 p., p. 301.

4

Publié en 1913, sous le titre Noms de casa.

5 En 1905, Louis Pastre recevra un prix à ce même concours de poésie catalane. Sur Jaume Boixeda : GUITER

Enric (1973). Literatura rossellonesa moderna. Perpignan, Institut Rossellonès d’Estudis Catalans, [148 p.], n°33. CAPEILLE Jean (1978). Dictionnaire de biographies roussillonnaises. Marseille, Laffitte reprint, 724 p. [reprint de l’édition de 1914], p. 68.

Chapitre 2.2

Un début de carrière anonyme au pays d’Oun Tal