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Une école standard et « un peuple à part »

1.1.2 Le mode mutuel comme pédagogie modèle

Côme Rouffia (1790-1874)2 est un maître d’école qui incarne les vicissitudes de la mise en place de l’enseignement public primaire, dans les Pyrénées-Orientales, de la Seconde Restauration jusqu’à la fin du Second Empire et, aussi paradoxal que cela puisse paraître, il sera également considéré, à la fin du siècle, comme un des précurseurs de la renaissance littéraire catalane en Roussillon.

En 1818, Côme Rouffia, ancien élève du collège de Perpignan, breveté du premier degré3, après avoir servi comme comptable au magasin des vivres militaires de Perpignan et participé à l’occupation napoléonienne de la Catalogne4

, devient le directeur de la première école mutuelle modèle de Perpignan, sise rue de la Cloche-d’Or5 et fondée par le Conseil Général6. La même année, l’inspecteur d’Académie incite 80 instituteurs ruraux à venir se former à l’école modèle et « prône les mérites de l’enseignement mutuel, en le faisant passer pour celui des Frères de la doctrine chrétienne »7. En effet, les instituteurs publics ruraux, en 1833 encore, utilisaient majoritairement la méthode individuelle, qui consistait à faire

1 La première ligne de chemin de fer d’Espagne est construite en Catalogne, elle relie Barcelone à Mataró, en

1848. Il faut attendre 1878 pour que, sur la frontière catalane, la liaison entre le réseau français et espagnol soit effective.

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Date de naissance selon : BMP : Ms 164. Date de mort selon : MORER Sauvaire (1875). « Notice sur M. Côme Rouffia », p. VII-XXI. In ROUFFIA Côme (1875). Éléments d'agriculture, à l'usage des institutions

d'instruction primaire et secondaire. Perpignan, Imprimerie de l'Indépendant.

3 Enquête Guizot de 1833, ADPO : 2J82, p. 17. Le brevet du premier degré est le plus élevé de l’instruction

primaire, très peu d’instituteurs en sont titulaires.

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« Ce passage dans une administration de l’armée lui fournit l’occasion de se distinguer par l’organisation du service des subsistances dans plusieurs places de la Catalogne et surtout par son dévouement chevaleresque. Il fut plusieurs fois signalé pour avoir, au milieu des plus grands dangers, pansé des blessés sur le champ de bataille ; il reçut même une blessure à la cuisse et fut porté pour la décoration. » Dans : MORER, op.cit, p. IX.

5 FRÉNAY Étienne, JOLY Jules (1990). Dans les Pyrénées-Orientales, notre école au bon vieux temps. Le

Coteau, Horvath, p. XLIV.

6 MORER, op.cit, p. VIII.

7 TORREILLES Philippe, DESPLANQUE Émile (1895). « L’enseignement élémentaire en Roussillon ».

travailler sur son livre personnel, souvent différent de celui des autres, chaque élève, individuellement, à tour de rôle et selon son propre rythme d’apprentissage, au gré d’une assiduité aléatoire1. De leur côté, les frères des Écoles chrétiennes employaient, depuis deux- cents ans, à l’instigation de Jean-Baptiste de La Salle (1651-1718), la méthode simultanée2

. Implantés dans les villes ou dans de gros villages, ils séparaient les élèves en trois sections, selon leur niveau, et s’adressaient à eux simultanément, à partir des mêmes ouvrages3

. L’efficacité de l’enseignement et la discipline faisaient la réputation de la méthode.

En 1815, des « libéraux philanthropes »4, opposés au pouvoir de l’Église qui avait soutenu l’Empire, fondèrent la Société pour l’Instruction Élémentaire en vue de promouvoir, dans toute la France, le mode mutuel. Il était fondé sur la division des élèves en de nombreux groupes homogènes de petite taille5, confiés à de grands élèves brillants, les moniteurs, qui répercutaient l’enseignement du seul maître. Importé d’Angleterre, basé sur l’émulation, plus efficace que le mode individuel, le mode mutuel permettait d’instruire, dans les grandes localités, beaucoup d’enfants à la fois (un seul maître, un seul local, peu de mobilier) et de concurrencer le mode simultané, défendu par les ultra-royalistes. Ainsi, la méthode mutuelle fut la proie des luttes de pouvoir entre ultras et libéraux et, à la fin de la Monarchie de Juillet, se mit en place une méthode mixte, où se succédaient le mode mutuel, pour la première classe, et le mode simultané pour la classe supérieure.

À Perpignan, Côme Rouffia fut donc contraint de fermer, en 1823, l’école mutuelle à laquelle le Conseil Général, qui l’avait créée cinq ans auparavant, refusait toute subvention, dans le cadre de la politique scolaire ultra, favorable aux écoles chrétiennes. La politique avait ses raisons, et on oublia que trois mois après son ouverture, l’école mutuelle de Perpignan avait été déclarée par l’inspecteur d’Académie « au degré de perfectionnement de celles de la

1 La scolarité était payante sauf pour une petite proportion d’enfants nécessiteux admis à titre gratuit. 2

La première tentative d’implantation d’une école des frères à Perpignan eut lieu en 1830 ; ils étaient installés à Toulouse depuis 1805, et à Montpellier depuis 1813. Voir : CHOLVY, Gérard (1981). « Les frères et l’éducation populaire dans l’Hérault depuis le XIXe siècle ». In Les frères des écoles chrétiennes et leur rôle dans

l’éducation populaire. Montpellier, Centre d’histoire moderne, Université Paul-Valéry, p. 62.

3 La scolarité était gratuite à l’exception des manuels. 4

NIQUE Christian (2008). « Guizot, ministre de l’Instruction publique : L’étonnante politique de généralisation de l’enseignement simultané », p. 83-92. In CHAMBOREDON Robert, coord. François Guizot, 1787-1874 :

passé-présent : actes du colloque organisé par la Société d'histoire moderne et contemporaine de Nîmes et du Gard, Nîmes, 20-22 novembre 2008. Paris, L'Harmattan, p. 86.

5 Huit groupes d’une quinzaine d’élèves, en moyenne. Pour la description du mode mutuel, voir : PROST

Antoine (1968). L’enseignement en France 1800-1967. Paris, Armand Colin, p. 116-118 et MAYEUR Françoise (1981). Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France. Tome III, de la Révolution à l’école

républicaine (1789-1930). Paris, Nouvelle librairie de France. [Exemplaire consulté : édition de 2004, Paris,

capitale »1. Il en fut de même à propos de la récompense de 400 francs, que le ministre de l’Instruction publique avait attribuée à Côme Rouffia, « pour avoir introduit dans [son] école l’enseignement du dessin linéaire qui n’était encore connu que dans quatre ou cinq villes du royaume »2. Les instituteurs du département se retrouvèrent sans école modèle, alors que la plupart étaient sous-qualifiés, voire dépourvus du brevet de capacité, obligatoire depuis 1816 et qui certifiait que l’on savait au moins lire, écrire et compter3

.

Avec l’avènement de la Monarchie de Juillet, le ministre de l’Instruction publique François Guizot (1787-1874) chargea, en 1833, Côme Rouffia, rétabli à la direction de l’école mutuelle modèle de Perpignan depuis 1832, d’un cours de pédagogie pour les jeunes gens qui se destinaient à « la carrière de l’instruction », mais aussi aux instituteurs communaux4. L’hebdomadaire Le Publicateur des Pyrénées-Orientales (1834-1837) fit la publicité de cette école des « enfants de la classe pauvre »5 :

Cette institution, qui, depuis quelques mois a pris une extension considérable sous la direction de M. ROUFFIA, devait fixer nécessairement l’attention de nos Magistrats ; aussi se sont-ils empressés de l’adopter comme école communale et modèle. C’est désormais dans cette école que les instituteurs et les élèves-maîtres iront se former à la méthode d’Enseignement mutuel. Indépendamment d’un cours- pratique qu’ils y suivront, M. ROUFFIA professera chaque Dimanche, à 9 heures précises du matin, un cours de Pédagogie, dans lequel il passera en revue les méthodes individuelle, simultanée,

simultanée-mutuelle et mutuelle ; il exposera les vices ou les avantages de chacune d’elles ; il traitera

de plus, divers sujets qui ont rapport à l’état d’instituteur, tels que : de la dignité des fonctions de l’instituteur primaire ; dispositions qu’elles exigent ; vues générales sur l’éducation populaire, son importance, son but, son rapport avec la destination de l’homme, etc., etc.6

1

Lettre de Côme Rouffia au préfet des P.-O., du 30 septembre [1834], sollicitant un poste d’inspecteur départemental pour les écoles primaires. ADPO : 1T54.

2 Ibid.

3 En 1833, dans les Pyrénées-Orientales, 15% des instituteurs exercent sans brevet et 60% possèdent seulement

le brevet du 3e degré ; cela place le département parmi les moins avancés pédagogiquement (la sous-formation des maîtres peut atteindre, ailleurs, 80% de l’effectif). Selon : ROSSET Philippe (1985). « La création et les débuts de l’école normale de Perpignan (1834-1847) », p. 139-164. In Le Roussillon dans la première moitié du

XIXe siècle. Perpignan, Société Agricole Scientifique et littéraire, XCIIIe volume, p. 139-140 ; à partir de l’Enquête « Guizot », de 1833, sur la situation des écoles primaires dans les P.-O., ADPO : 2J82. Voir aussi : FURET François, OZOUF Jacques, dir. (1977). Lire et écrire: l'alphabétisation des Français de Calvin à Jules

Ferry. Paris, Éditions de Minuit, vol. 1, p. 130.

4 ROSSET Philippe (1985). « L’école normale de Perpignan et l’instruction des adultes sous la Monarchie de

Juillet : Stages d’instituteurs et cours populaires », p. 307-312. In MONÉS Jordi, SOLÀ Pere, dir. Actes de les

7enes Jornades d’ istòria de l’educació als Països Catalans, Perpinyà del 2 al 5 de maig de 1985. Vic, Eumo

Editorial, p. 308 ; MORER Sauvaire (1875). « Notice sur M. Côme Rouffia », p. VII-XXI. In ROUFFIA Côme (1875). Éléments d'agriculture, à l'usage des institutions d'instruction primaire et secondaire. Perpignan, Imprimerie de l'Indépendant, p. XI.

5 « Enseignement mutuel ». Le Publicateur des Pyrénées-Orientales, n°24, 14 juillet 1832, p. 94.

6 MORER Sauvaire (1875). « Notice sur M. Côme Rouffia », p. VII-XXI. In ROUFFIA Côme (1875). Éléments

d'agriculture, à l'usage des institutions d'instruction primaire et secondaire. Perpignan, Imprimerie de

Ces cours gratuits ne suscitèrent que peu d’enthousiasme, pourtant la formation des maîtres des Pyrénées-Orientales était cruciale : 38% d’entre eux étaient encore adeptes de la méthode individuelle, alors que 48% suivaient la méthode simultanée et 7% la méthode mutuelle1. « En 1839, les tracasseries de ceux qui soupiraient après le retour des frères s’accentuèrent davantage et obligèrent M. Rouffia à donner sa démission. […] Après le départ de M. Rouffia, la grande école laïque de Perpignan […] déclina rapidement »2

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