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Le premier entretien et les suivants ? S’adapter, revenir, « co-produire » 141

Chapitre 3 – Enquêter auprès de familles suivies dans le cadre de la

4   Rencontrer les acteurs familiaux et se démarquer des travailleuses

4.4   Le premier entretien et les suivants ? S’adapter, revenir, « co-produire » 141

Comme pour les entretiens avec les travailleuses sociales, l’objectif du premier entretien a été de décrire le parcours de l’enfant et la composition familiale. Il s’agissait de répondre à la question : « comment en êtes-vous arrivés à accueillir votre neveu/nièce/ petit(e)-fils/fille] ? ». Le second objectif était d’aborder la gestion du quotidien. Comme je n’étais pas assurée de pouvoir revenir (le premier entretien est potentiellement le seul entretien au moment de l’entretien), j’ai tenté de développer le plus possible autour de ces deux thématiques64. Sur mon terrain, pour la moitié des situations familiales (8/16), le premier entretien a été l’unique entretien. Pour l’autre moitié (8/16), j’ai pu revenir au moins une fois et ainsi approfondir le premier entretien.

Après un premier entretien, j’ai proposé aux proches et aux parents de nous revoir afin de travailler ensemble sur ce que j’avais retenu du premier échange. Je souhaitais faire participer les proches et les parents dans le travail d’écriture de leurs récits de vie. Pour ce faire, je

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proposais aux enquêté-e-s de participer à un second entretien où je leur présenterais l’arbre généalogique réalisé lors du premier entretien et des éléments chronologiques du parcours de l’enfant. Il s’agissait d’approfondir le premier entretien, mais aussi de faire participer les enquêté-e-s dans la production d’un récit sur leur parcours familial. Cette perspective se base sur une volonté de mener un travail de « co-construction » avec les enquêté-e-s (Payet et al., 2010).

Le second entretien a été plus difficile à obtenir et à mener que le premier. Comme l’écrit Anne Cadoret à propos de son enquête auprès de famille d’accueil du Morvan, « cet étranger demande à revenir, puis pose d’autres questions sur le même thème ou un thème semblable. Il faut alors beaucoup de patience, de disponibilité, de prudence à l’interviewer pour poursuivre son travail ; il lui faut prêter allégeance et laisser ses interlocuteurs imposer le rythme de l’information » (Cadoret, 1995, p.44). J’ai dû faire face à de nombreuses réticences et refus. Comme lors du premier entretien, les personnes refusent de ressasser des souvenirs. Lors d’un premier entretien, qui ressemble fort à une visite à domicile, certaines personnes enquêtées ont manifesté leur désir de ne pas en parler davantage.

Comme le rappelle Anne Cadoret, il s’agit alors de s’adapter au rythme de l’enquêté(e), que ce soit dans son quotidien, ou dans l’information donnée. Malgré les premières réticences de ce grand-père, j’ai passé trois après-midi à son domicile. Notre deuxième rencontre se déroula sur le mode de l’entretien où je présentai au grand-père l’arbre généalogique et un déroulé d’événements chronologiques depuis la naissance de son petit-fils.

« Le grand-père maternel vient me chercher à la gare de S. Dans la voiture nous discutons du départ en vacances et de leur trajet en camping-car. Arrivés chez le grand-père, nous nous installons dans la cuisine. Marc est encore au collège. Le grand-père me propose un café, il me dit que je remue un peu le couteau dans la plaie avec mes questions, qu’il a déjà raconté son histoire plusieurs fois, dont quatre jours durant le procès. Il s’assoit à côté de moi et je commence par lui reparler du début, de la grossesse de sa fille. Il me corrige en me disant que sa fille était à M. durant sa grossesse et qu’elle est revenue dans le Nord quelques mois après la naissance de Marc. Le grand-père me dit que c’est surtout sa femme, décédée depuis, qui aurait pu se souvenir de tout ça. Je sens qu’il n’a pas envie de parler davantage de ce

qu’y est arrivé à sa fille. Je ne pose pas plus de questions sur le passé. Il faut que je m’adapte. » Extrait du carnet de terrain – 22 juin 2015

Le grand-père accepte que je revienne une troisième fois à son domicile. Cette fois je ne sors aucun cahier, aucune feuille, aucun stylo. Je laisse le grand-père me proposer un café, il me questionne sur mes vacances, nous discutons des fêtes de fin d’année.

« Quand on arrive, nous nous installons dans la cuisine, « comme d’habitude ». Monsieur L. me propose un café. Marc va chercher ses devoirs et s’installe à table. Il y a de la musique à la radio. Marc me demande si je peux l’aider à faire son devoir maison d’histoire sur Condorcet. On lit un texte ensemble, on cherche sur Wikipédia pour répondre aux questions. Monsieur L. va sur internet et regarde le site du covoiturage. Il me demande comment faire pour réserver un trajet. Je lui montre. Je retourne ensuite dans la cuisine aider Marc. Monsieur L. revient dans la cuisine et nous prépare deux crêpes : sucre pour Marc et confiture de fraises pour moi. Il les a faites dimanche parce qu’il s’ennuyait, mais n’en mange pas. Il s’assoit à la table et commence à parler de la dernière audience en me disant qu’il va être tuteur légal et que cela sera plus simple pour partir à l’étranger. Je suis surprise par la spontanéité du grand-père à me parler, comme ça, sans que je pose une question. Lui qui n’était pas très bavard les deux premières fois. » Extrait du carnet de terrain – 25 novembre 2015

Au cours de cette troisième rencontre, j’ai ainsi essayé d’effacer les marqueurs d’enquête en ne posant aucune question dès le départ et de laisser le grand-père me donner une place et prendre la parole seul.

Dans d’autres situations, le second entretien a été accepté sans réticences, la situation d’entretien se révélant, le plus souvent, comme un lieu d’expression pour des enquêté(e)s en recherche d’un espace de parole. C’est particulièrement le cas pour l’une des tantes que j’ai rencontrée trois fois. Elle me demandera à plusieurs reprises, sur le ton de la rigolade65 :

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La tante en question est institutrice, en couple, mère d’un enfant et propriétaire d’une maison avec jardin. Ses caractéristiques sociales la démarquent des autres proches et des parents issus des classes populaires. Ainsi, elle avait un autre rapport au fait de se raconter et de parler de soi.

« […] si je suis encore prête à écouter son monologue. Elle dit que ça lui fait du bien de pouvoir vider son sac. » Extrait du carnet de terrain – 9 décembre 2015

À la différence de certain-e-s enquêté-e-s qui ne me semblaient pas très bavards, d’autres ont « vidé leur sac », particulièrement en ce qui concerne les relations entretenues avec la référente sociale ou l’un des parents. Les remontrances, les difficultés quotidiennes, les injustices ressenties se sont libérées lors des entretiens, donnant la sensation de la réalisation d’un cahier de doléances à certaines situations d’enquête. Ainsi, les différents enquêté-e-s m’ont donné différentes places et diverses tonalités au fil des entretiens. La possibilité de revenir a permis d’enrichir considérablement le matériau recueilli, de l’approfondir. Pour continuer avec l’exemple de la tante citée plus haut, il a été possible de faire apparaître la pluralité des situations en répétant nos rencontres. Lors des deux premiers entretiens, la tante (institutrice, mariée avec un enfant, propriétaire d’une maison avec jardin) me donnera l’impression d’un discours attendu/normé, où elle cherche à aller dans mon sens. Elle évoquera par exemple mon métier de chercheuse en sociologie en disant qu’en tant que sociologue je devais bien m’intéresser à ces questions. Une image idéalisée ressort de ce parcours, une image renforcée par le discours de la référente sociale. Pourtant, au cours de notre troisième rencontre au local, j’observe la tante en difficulté dans l’éducation de son neveu, et la remise en question de soi en tant qu’institutrice et mère d’un enfant. C’est au travers de cette situation d’entretien qu’est apparue avec davantage de contrastes la situation de cet accueil qui semblait « idéale » pour la travailleuse sociale66. La possibilité de revenir, de réitérer des situations d’entretien permet ainsi de faire apparaître la pluralité des situations familiales.

Au total, 32 entretiens ont été réalisés avec des acteurs familiaux. Le tableau ci-dessous les récapitule. Un astérisque est ajouté lorsque l’entretien a été enregistré.

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Dans le rapport de l’ONPE c’est sous le terme « d’idéal » que Bernadette Tillard analyse cette situation familiale (Tillard, Mosca, 2016, p.85).

Tableau 5 – Récapitulatif des entretiens réalisés avec les acteurs familiaux Situation

familiale

Entretiens réalisés Remarques

Marc (3) 3 entretiens avec le GpP dont 2 avec Marc

Pierre (5) 2 entretiens avec les GPP* dont 1 avec Pierre*

Serena (6) 3 entretiens avec la GmP* dont 1 avec Serena et en présence de deux amis de son père

Maël (9) 1 entretien avec la GmP en présence de Maël et du conjoint de la proche

Émé (10) 1 entretien avec la GmM*

1 entretien avec la mère* avec la conjointe de la mère*

Thibault (11) 3 entretiens avec la TM*** dont 1 en présence de Thibault, de son cousin M et du GpM*

1 entretien avec le père* Louis

et Maryline (15)

1 entretien avec le GpP et le père

en présence de la conjointe du GpP

Mélia (17) 2 entretiens avec les GPP dont 1 avec Mélia et sa cousine P Jérémy (18) 1 entretien avec les GPP et

le père

1 entretien avec la mère en présence de la sœur cadette de Jérémy

Adel (19) 1 entretien avec la GmP

1 entretien avec la mère en présence de la GmM d’Adel

Gwenaëlle (20) 2 entretiens avec la GmM dont 1 avec Gwenaëlle

Émilie (22) 1 entretien avec la GmM, la

mère et son conjoint

en présence de deux demi-sœurs cadettes d’Émilie

1 entretien avec le père et sa conjointe

en présence d’un oncle P et d’un ami du père

Claire et Coralie (23)

1 entretien avec la TM et son conjoint

Lyse (24) 2 entretiens avec la GmP** dont 1 avec le père de Lyse, le GpP, un oncle et une tanteP*. Présence de Lyse aux 2 entretiens.

Émeline et Adrien (26)

1 entretien avec le père et sa conjointe

1 entretien avec la conjointe du père*

en présence du fils de celle-ci*