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Les grands-parents et leurs petits-enfants 87

Chapitre 2 – Approche multiples autour de la parentalité 63

1   Travail social et famille : des parentalités contrôlées 65

2.3   Les grands-parents et leurs petits-enfants 87

Dans notre thèse, nous cherchons à comprendre quels sont les liens des grands-parents avec les petits-enfants placés. Quelle(s) place(s) les grands-parents désignés comme proche accueillant occupaient-ils avant la décision de placement ? Des situations de garde ponctuelle se sont-elles transformées en une garde quotidienne et à temps plein ? Dans les situations enquêtées, les grands-parents des deux lignées sont-ils présents ? Les relations entre les différentes lignées relèvent-elles « d’une compétition souterraine » ? Dans cette perspective, nous accorderons un intérêt aux conditions de vie des proches et aux ressources disponibles. Ainsi nous analysons avec attention la place des grands-parents au sein de l’accueil de l’enfant. La naissance d’un enfant au sein d’une famille transforme les places de chacun et renvoie à un nouveau rang généalogique. Le parent devient l’adulte, ses propres parents sont relégués en seconde ligne. La place du grand-parent à l’arrivée de l’enfant est donc nouvelle au sein de sa parenté. Pour certains, l’entrée dans la grand-parentalité signifie un chevauchement des rôles de parents et de grands-parents. La question du « bon âge », ni trop jeune, ni trop vieux, se pose.

L’accueil de l’enfant peut reposer ces mêmes questions, de la même manière qu’il peut venir retransformer des liens et des places établis avec la naissance de l’enfant. Avec la prise en charge quotidienne de l’enfant, la place de grand-parent peut s’en trouver bouleversée. En effet, l’accueil suppose une prise en charge quotidienne de l’enfant, responsabilité perçue comme l’affaire spécifique des parents. Face à cette conception centrée sur les parents, il nous a semblé pertinent de revenir sur la place des grands-parents auprès de leur petit-enfant, mais aussi auprès des parents. Pour ce faire, nous avons mobilisés certains travaux réalisés en sociologie de la famille.

Tout d’abord, il faut rappeler comme l’ont fait Claudine Attias-Donfut et Martine Segalen, qu’ils auraient été les « grands oubliés » des sciences sociales (Attias-Donfut et Segalen, 2014). Vincent Gourdon parle quant à lui, non pas d’un renouveau, mais d’un changement de regard vis-à-vis des figures grands-parentales (Gourdon, 2012). En effet, les grands-parents ont toujours été présents au sein des familles, mais une transformation s’opère, notamment avec l’allongement de la durée de vie. À présent, l’image du vieillard dépendant et malade est attribuée aux arrière-grands-parents. Les grands-parents apparaissent dorénavant comme actifs et dynamiques. Cette image, notamment présente dans l’ouvrage de Claudine Attias-

Donfut et Martine Segalen, reste néanmoins à nuancer, notamment en fonction de l’appartenance sociale.

C’est ce que font par exemple Cornelia Hummel et David Perrenoud lorsqu’ils questionnent la « nouvelle » grand-parentalité, et en particulier cette image faussée de grands-parents dynamiques véhiculée dans les médias et centrée autour de l’idée de relations librement choisies entre les individus, même apparentés. Dans leur recherche, ils mettent en avant des expériences de la grand-parentalité plus complexes et variant selon les ressources mobilisables des individus. Ainsi, ils décrivent les grands-parents comme « des funambules inégalement équipés ». Ces derniers mobilisent différentes ressources dans leur relation avec leurs petits-enfants : des ressources matérielles, financières et de santé ; des ressources culturelles ; des ressources familiales et sociales ; des ressources relationnelles ; et des ressources symboliques (Hummel et Perrenoud, 2009, p.45). Ces ressources se répartissent inégalement selon les classes sociales, mais aussi entre hommes et femmes. « La nouvelle grand-parentalité, norme sociale largement diffusée et répandue, formulée dans un égalitarisme de principe naïf (tout le monde peut – doit ? – être un nouveau grand-parent épanoui), ne croise que très partiellement les expériences grands-parentales ordinaires. Elle occulte à la fois l’inégalité des ressources et la diversité des expériences en érigeant en modèle un type spécifique, socialement situé et non dynamique de rôle grand-parental » (ibid., p.46).

Hummel et Perrenoud ajoutent que les grands-parents sont aussi des funambules dans leur rapport à l’éducation de leurs petits-enfants. Les grands-parents et les petits-enfants interrogés dans leur recherche rejettent une relation basée autour d’un rôle éducatif de la part des grands- parents. Même si la conception de l’éducation se restreint, dans leur enquête, au contrôle et aux punitions, le rejet d’un rôle éducatif est décrit comme un moyen de protéger, de préserver les relations entre grands-parents et petits-enfants, mais aussi entre grands-parents et parents. Le rôle éducatif est en effet perçu comme le centre des tensions et des conflits potentiels pouvant mettre en danger les relations avec les parents et donc avec les petits-enfants. Le rejet d’un rôle éducatif est aussi le rejet de toute responsabilité à l’égard de l’enfant. Le rôle des grands-parents est donc décrit comme un rôle d’équilibriste où ils doivent éviter d’en faire trop mais aussi trop peu.

Dans les situations d’accueil chez un proche, les grands-parents sont, au contraire, directement placés dans un rôle éducatif, avec des responsabilités à l’égard de l’enfant. La grand-parentalité vécue dans ces situations diffère largement de celle décrite par les grands- parents n’ayant pas la charge quotidienne de leur petit-enfant. Le silence éducatif n’est pas possible pour ces grands-parents en raison de leur place de proche accueillant. Dans cette perspective nous pouvons supposer que le rôle d’équilibriste se renforce ou se déplace entre deux pôles : ne pas être parent et rester grand-parent.

Par ailleurs, la diversité des figures grands-parentales est mise en évidence, notamment au travers de typologies de styles grands-parentaux. L’étude pionnière en 1964 de Bernice Neugarter et Karol Weinstein en dégage cinq : les grands-parents « éloignés » (distant), « formels » (formal), « réservoirs de sagesse » (reservoirs of family windsom), « ludiques » (fun seeking) et « parents de substitution » (surrogate) (Attias-Donfut et Segalen, 2014, p.54). Leur typologie s’étend des grands-parents portant peu d’intérêt à leurs petits-enfants et n’ayant que de rares contacts, aux grands-parents qui remplacent les parents. Claudine Attias- Donfut et Martine Segalen remarquent que les styles grands-parentaux se sont néanmoins transformés. En comparaison avec la génération précédente, elles constatent une proximité affective nouvelle et des relations plus ludiques. Les grands-parents tiennent une place plus importante dans l’éducation de l’enfant, mais leur rôle reste néanmoins secondaire, mis en tension entre leurs désirs et les demandes de leurs enfants. Les grands-parents peuvent ainsi « refuser de s’engager », « répondre présents à l’appel » ou être « réparateurs ». Ces deux derniers termes font référence aux grands-parents qui assurent un soutien auprès de leurs enfants. Le plus souvent, il s’agit de garder les petits-enfants de manière plus ou moins quotidienne. Des grands-parents, surtout des grands-mères, assurent une fonction para- parentale en cas de crise familiale ou pour permettre à la mère d’avoir une vie professionnelle, ce qui renvoie à deux fonctions des solidarités familiales : protéger ou insérer (Pitrou, 1978).

Selon l’enquête « Modes de garde et d’accueil des jeunes enfants », réalisée par la DREES en 2013, les enfants sont gardés en premier par leurs parents, en second par un mode de garde institutionnalisé (assistantes maternelles ou établissement d’accueil) et en troisième, par les grands-parents (Villaume et Legendre, 2014). Dans le contexte français, après la garde principale par les parents, la garde des enfants repose sur des modes formels. Seuls 3% des enfants de moins de trois ans sont gardés principalement chez leurs grands-parents, de même pour les enfants de trois à six ans pour le temps après l’école. Néanmoins, des modes de garde

informels viennent le plus souvent compléter les premiers choix de garde, et dans ces cas, les grands-parents sont les premiers sollicités. En ce qui concerne les contrastes entre les lignées, les relations se situent entre concurrence et complémentarité, à l’image d’une « compétition souterraine » entre les grands-parents de lignées différentes (Attias-Donfut et Segalen, 2014, p.144). Dans ce cadre compétitif, la proximité géographique et la proximité sociale des familles sont des éléments à prendre en compte, de même que le rang de l’enfant en question. Claudine Attias-Donfut et Martine Segalen soulignent notamment l’importance du premier petit-enfant (2014, p.180).

Dans cette perspective, il nous semble important d’analyser la place de l’enfant accueilli au sein de sa lignée et de sa fratrie. Quel est son rang au sein de sa fratrie mais aussi au sein des autres petits-enfants présents ? Dans le cas de l’accueil d’un enfant, il sera intéressant de voir si le reste de sa fratrie est aussi placée et le lieu du placement. Si oui, est-ce que le placement se fait aussi au sein de l’entourage ? Chez le même proche accueillant ? Ou bien en dehors de la famille, en établissement ou en famille d’accueil ? Dans les situations d’accueil multiples de la fratrie, quelles sont les raisons qui ont motivé des lieux d’accueil différents ? Cela relève-t-il de la décision du proche accueillant ? L’accueil peut alors être questionné comme la mise en évidence d’un lien particulier de préférence à l’égard d’un des petits-enfants. La préférence à l’égard d’un enfant au sein d’une fratrie reste en effet inavouable pour les parents, mais possible pour les grands-parents. Le lien particulier établi entre un adulte et un enfant, quelle que soit sa place dans la parenté (petit-enfant, neveu, nièce, etc.), peut aussi être mis en évidence par l’étude des transmissions familiales. Par exemple, Blandine Mortain analyse dans sa thèse les différentes logiques de transmission des objets au sein de la famille, et propose une typologie des pratiques de transmission entre parents et enfants : le partage égalitaire, individualisé ou l’attribution traditionnelle où les aînés et les filles restent des enfants particuliers et l’attribution discrétionnaire (Mortain, 2000). Dans tous les cas, le principe d’égalité reste en toile de fond. L’idée principale qui prévaut est celle de l’égalité entre les enfants : « il faut transmettre la même chose à chacun de ses enfants, refuser les préférences, les logiques de rétribution ou de compensation, se méfier par-dessus tout des différences qui « font des histoires », etc. » (Mortain, 2011, p.11). Mais au travers des attributions discrétionnaires, Blandine Mortain met l’accent sur une préférence, illégitime, pour un des enfants. Elle souligne ainsi que ces attributions discrétionnaires (effectives ou seulement projetées) mettent en avant des différences entre enfants qui sont alors, encore plus que les attributions traditionnelles par rang et genre, « naturalisées […] par le biais

d’argument psychologiques assez sommaires qui ramènent la proximité affective à une proximité de trait de caractère » (ibid., p.16). Néanmoins, « tout est fait pour que ces dons ne soient pas perçus comme des transmissions volontairement inégalitaires » (ibid., p.17). Ainsi, « les différences entre enfants ne sont acceptables ici que pour autant qu’elles paraissent naturelles et involontaires » (ibid., p.17). En ce qui nous concerne, nous retenons qu’une préférence affichée pour un enfant de la parenté est une pratique dévalorisée, qui met en place des discours de légitimation. Comme le soulignent Claudine Attias-Donfut et Martine Segalen : « les grands-parents admettent souvent qu’il existe une différence dans leur lien affectif et leur discours se donne tous les moyens de légitimer cette préférence » (Attias- Donfut et Segalen, 1998, p.180). Si l’enfant accueilli à des frères et sœurs placés ailleurs que chez le proche, comment ces derniers légitiment-ils les raisons de l’accueil ? Dans cette perspective, l’élection affective au sein des liens de filiation, mais aussi les ressources financières disponibles pour prendre en charge un enfant, doivent être prises en compte. L’enfant accueilli est-il le premier à avoir été placé parmi sa fratrie ? Quelles sont les ressources des proches pour accueillir l’enfant ? Ces questions de recherches renvoient aux différences de traitement au sein des fratries, qui sont le plus souvent abordées sous l’angle des différences de parcours sociaux, mais surtout scolaires, entre les enfants d’une même fratrie. Par exemple, le niveau d’éducation des enfants dépend principalement de la position sociale des parents, mais les trajectoires scolaires sont directement impactées par le rang de naissance. Les aîné-e-s reçoivent plus de soutien scolaire de la part de leur parent, au détriment des plus jeunes. Néanmoins, il faut aussi souligner l’impact que peut avoir la taille de la fratrie, en particulier dans les familles populaires où l’implication des aîné-e-s à l’égard des cadets est notable (Wolff, 2012). Ainsi selon leur sexe, leur rang dans la fratrie et la taille de celle-ci, les enfants n’auront pas les mêmes ressources disponibles et mobilisées. S’intéresser à la place des grands-parents conduit aussi à s’interroger sur celles des petits- enfants.

En résumé, la place des grands-parents doit se tenir à juste distance entre deux extrêmes : le refus de cette place et l’accaparement d’un rôle parental. De cette manière, les normes de parentalité se projettent sur les grands-parents aussi bien en termes de distance éducative qu’en termes de préférence à l’égard de leurs petits-enfants. Une fois de plus, l’enjeu principal paraît se situer autour de la question des places de chacun vis-à-vis de l’enfant. Dans ce contexte, il nous semble que l’accueil de l’enfant par un proche crée une situation où l’attribution des places est ambivalente, imprécise au regard des normes de parentalité

véhiculées par les institutions. L’accueil de l’enfant suppose une prise en charge quotidienne, ainsi que la délégation du rôle éducatif et de responsabilités à son égard. Ce contexte met en évidence un partage de parentalité au quotidien, mais une parentalité qu’il faut alors replacer dans une approche anthropologique.