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Une présentation de soi qui ne suffit pas 135

Chapitre 3 – Enquêter auprès de familles suivies dans le cadre de la

4   Rencontrer les acteurs familiaux et se démarquer des travailleuses

4.1   Une présentation de soi qui ne suffit pas 135

Le premier contact avec les acteurs familiaux a toujours été téléphonique. Je me suis toujours présentée comme une étudiante en sociologie, travaillant sur des situations d’accueil où des enfants étaient confiés à un proche. Je présentais mon travail comme un recueil de témoignages, de vécus d’expérience autour de la prise en charge de l’enfant. Je précisais mon intérêt pour le quotidien de l’accueil auprès des acteurs familiaux. Par ailleurs, je spécifiais que je n’apprenais pas à devenir assistante sociale et que je ne pourrais pas aider les acteurs familiaux pour les problématiques liées à l’aide éducative et le placement. Mais surtout, j’insistais sur le fait que je n’étais pas là pour évaluer les situations familiales. J’ai particulièrement insisté sur le fait que notre rencontre n’influencerait pas la situation de l’enfant, et n’aurait aucune conséquence sur l’intervention sociale et judiciaire. Je précisais l’anonymat et la part de confidentialité de nos échanges, ce qui a d’ailleurs questionné les limites de ces deux notions au sein de mon enquête.

La situation d’entretien suivante m’a particulièrement obligée à réfléchir aux questions d’anonymat et de confidentialité de la recherche. L’entretien non enregistré avec des grands- parents se déroule à leur domicile, autour de la table du salon/salle à manger. Durant l’entretien, j’entends des bruits dans la cuisine adjacente. Je me demande – sans l’exprimer – si une autre personne est présente. À un moment la grand-mère confie que leur fils, le père de son petit-fils accueilli, vit à leur domicile, dans l’attente d’un logement. Cependant le père n’est autorisé à rencontrer son fils que dans le cadre de visites médiatisées. Par conséquent je ne dois rien dire aux travailleurs sociaux. Le père, qui était dans la cuisine, se joint à nous et décrit sa situation. Les grands-parents et le père répéteront à plusieurs reprises que je ne dois rien dire concernant cet hébergement. Cette situation m’a confrontée à plusieurs réflexions. Mon rôle n’est pas de juger de la situation, il est donc évident que je ne rapporte pas cet événement aux travailleurs sociaux ou au reste de la famille, c’est ce que je considère être la part d’anonymat du terrain. Cependant, comment faire pour garder confidentielle cette situation ? Comment faire pour qu’elle ne soit pas reconnue par les travailleurs sociaux à la lecture du rapport ou de ma thèse ? Quelle limite existe-t-il entre anonymat et confidentialité ?

Aude Béliard et Jean-Sébastien Eideliman abordent la question de l’anonymat et de la confidentialité dans les situations d’enquête au sein d’une même famille. Dans leur travail, ils mettent en avant les différents niveaux d’informations et les conflits existants au sein d’une

famille. « Davantage que l’anonymat, c’est donc l’exigence de confidentialité qui est mise en cause, c’est-à-dire la garantie donnée aux personnes rencontrées que leurs propos ne seront pas répétés » (Béliard et Eideliman, 2008, p.124). Les auteurs mettent en avant la dissociation à faire entre l’identité des enquêté-e-s et leurs propos, en insistant sur le fait que cette question concerne les milieux d’interconnaissance. La confidentialité des propos pose des questions différentes de l’anonymat. L’anonymat concerne par exemple l’identité des enquêté-e-s, souvent résolue par un changement de nom (des enquêté-e-s, de leur lieu de résidence ou de travail, etc.). Malgré ces modifications, certaines situations peuvent être reconnues au sein d’un milieu d’interconnaissance, ou encore d’une même famille. L’enquête peut ainsi renforcer des conflits existants ou en créer par la confrontation de propos. Dans notre thèse, nous avons fait le choix de confronter les différents points de vue des acteurs (familiaux et professionnels) autour de l’accueil. Chacun des acteurs ne connaît pas forcément le point de vue des autres. Ainsi le terrain des familles apparaît comme particulièrement « sensible », mettant en jeu « des divergences d’interprétations et une circulation des informations » (ibid., p.136). En raison de la présence de travailleuses sociales au sein de mon terrain, ces questions sont d’autant plus prégnantes. En aucun cas, cette recherche ne devait remettre en cause les situations familiales prises en charge.

Pour répondre à ces problématiques, Aude Béliard et Jean-Sébastien Eideliman proposent de recomposer des récits fictifs en mélangeant des parties de différents cas ou de modifier la structure du récit. Pour notre thèse, afin que les situations étudiées soient aussi peu reconnaissables que possible, nous avons fait le choix d’occulter certains éléments qui les caractérisaient, comme les motifs du placement, certaines caractéristiques familiales ou encore celles concernant la mesure d’aide éducative (si les visites parent-enfant sont médiatisées ou non, etc.). Néanmoins, nous touchons ici aux limites des intentions de confidentialité et d’anonymat, puisqu’en effet nous donnons à voir des situations spécifiques, et au vu de la faible taille de ma population de référence, il me semble difficile que les travailleuses sociales et les acteurs familiaux ne reconnaissent pas les situations concernées.

Malgré les contacts que j’avais avec les travailleuses sociales, je tentais donc de rassurer les enquêté-e-s en précisant que nos échanges resteraient anonymes. Rien de ce que je pourrais entendre ne serait transmis aux travailleuses sociales. La première présentation téléphonique a néanmoins empêché plusieurs entretiens d’avoir lieu, comme en témoigne l’exemple de la prise de contact avec la mère d’Émilie (22). À plusieurs reprises j’ai essayé de joindre la mère

d’Émilie en laissant plusieurs messages, qui sont restés sans réponse. Lorsqu’elle répond, elle refuse de me rencontrer et de faire un entretien, même téléphonique. En parallèle, je prends rendez-vous avec la grand-mère maternelle d’Émilie qui me propose une rencontre à son domicile. À mon arrivée, la grand-mère m’annonce que sa fille va passer. Je me demande si elle parle de la mère d’Émilie ou bien d’une autre de ses filles. J’attends de voir et l’entretien débute. Au bout de 45 minutes d’entretien avec la grand-mère, la mère d’Émilie, son mari et leurs deux filles arrivent au domicile. Je me présente, en spécifiant que nous nous sommes déjà eues au téléphone. Je propose d’arrêter l’entretien et de revenir à un autre moment. La mère d’Émilie m’invite à rester. Son mari explique la raison de leur refus : ils ont cru que j’étais une travailleuse sociale. L’entretien reprend donc à trois : avec la grand-mère, la mère d’Émilie et son mari.

Même en expliquant que je n’étais pas une travailleuse sociale, le doute s’est parfois immiscé. Le refus de cette mère permet d’imaginer d’autres refus pour les mêmes raisons. A la difficulté de se défaire de l’institution quand on passe par son intermédiaire s’ajoute le contexte de méfiance envers l’intervention sociale, des conflits et des rejets possibles. Ainsi, selon les acceptations ou les refus, nous avons constaté plusieurs éléments pouvant biaiser le terrain auprès des acteurs familiaux.

Tout d’abord, les personnes qui acceptent de me rencontrer semblent en « bons termes » avec leur travailleuse sociale référente. Ensuite, certains refus font suite à un événement au sein de la famille : une audience qui ne se déroule pas bien, un décès, un conflit intrafamilial, la multiplication des intervenants. Ces raisons m’ont été transmises par les travailleuses sociales. Consciente de cet obstacle, j’ai pu l’incorporer à l’analyse des situations d’entretien. J’essaie ainsi de dépasser ce biais pour en faire un élément du matériau recueilli.

En résumé, la présentation de soi n’a pas suffi à me démarquer d’une travailleuse sociale, d’autant plus que la sociologie reste une chose abstraite aux yeux de beaucoup de personnes. Néanmoins, sur le terrain, deux éléments ont joué à mon avantage pour me démarquer d’une travailleuse sociale : ma méconnaissance du bassin minier et mon vélo. Avant de m’intéresser à ces points, il me semble pertinent de rappeler l’importance, dans un contexte d’interventions sociales, de ne pas s’imposer aux enquêté-e-s lorsqu’on entre sur le terrain.