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Parents d’enfants placés : une parentalité hors de l’ordinaire 73

Chapitre 2 – Approche multiples autour de la parentalité 63

1   Travail social et famille : des parentalités contrôlées 65

1.4   Parents d’enfants placés : une parentalité hors de l’ordinaire 73

Comme l’écrit Catherine Sellenet : « Être parent constitue l’une des facettes de l’identité, une facette importante, parfois la seule lorsque l’identité professionnelle vient à manquer ou est durablement absente. Être parent est alors le seul statut valorisé, le seul statut peut-être à revendiquer » (2007, p.31). Le placement de l’enfant vient alors confisquer ce statut social, parfois ultime pour certains parents en situation de vulnérabilité. L’identité de parent « ordinaire » est retirée en même temps que l’enfant. De cette manière, « la mesure de placement situe les parents à côté d’une parentalité ordinaire » (Potin, 2011, p.131).

Une parentalité à côté de l’ordinaire, tout d’abord parce qu’il s’agit d’une parentalité sans enfant. Les parents d’enfants placés n’ont plus la garde de leur enfant, ne vivent plus avec lui, ne partagent plus son quotidien, ne décident plus directement pour lui. Cette expérience des parents est particulièrement sensible dans les placements d’enfants en bas âge (Aranda, 2019). Ainsi Vanessa Stettinger parle de « non-parents » pour désigner des parents d’enfants placés, qui se sentent écartés, dépossédés, de leur rôle de père et de mère (Stettinger, 2019). Cette dépossession émerge notamment d’un sentiment d’éloignement : un éloignement physique de leur enfant, un éloignement renforcé par le temps (et la durée incertaine du placement), mais aussi un éloignement des normes dominantes de parentalité. Cet écart aux normes multiplie les obstacles à franchir pour les parents, les poussant à se désengager dans la vie de leur enfant. Les objectifs et les pratiques des services de protection de l’enfance finissent par déposséder et décourager certains parents. Ainsi, leur parentalité est hors de l’ordinaire puisqu’elle est encadrée et contrôlée par des travailleurs sociaux, à la différence d’une parentalité « ordinaire » qui reste sous la responsabilité unique des parents. Avec une mesure comme le placement, les parents désignés comme défaillants dans l’éducation de leur enfant se confrontent à des professionnels reconnus comme compétents dans le champ du savoir

éducatif. Deux mondes sociaux se font face, où les pratiques, les manières de faire et d’être diffèrent. Les négociations autour du placement sont biaisées d’avance puisque « la relation d’aide s’inscrit dans le face-à-face du parent « défaillant » et du professionnel « qui sait », garant de la maîtrise des nouvelles normes du « bien éduquer », entre celui qui se fait aider et celui qui aide, entre ceux qui doivent se mettre à nu (livrer son histoire familiale, ouvrir son logement…) et ceux qui pénètrent le privé des autres » (Potin, 2011, p.128).

Dans ce rapport de force biaisé, Carl Lacharité décrit trois formes de déni induites par la captation institutionnelle. Tout d’abord le déni d’expérience renvoie à l’expérience des familles, qui est soit considérée comme une source de nuisance à éliminer, soit comme une simple information. Ensuite, le déni de la reconnaissance suppose une forme de subordination sociale dans le sens où les parents ne sont pas considérés comme des pairs, créant un déséquilibre par rapport aux responsabilités envers l’enfant. Enfin, le déni de réflexivité désigne la relation reposant sur des jeux de langage, dont les professionnels ont le contrôle (ce qui est bien, ce qu’il faut faire, etc.) et se centre sur les besoins de l’enfant (Lacharité, 2015, p.43). Selon lui, le concept de vulnérabilité qui sert à désigner institutionnellement la situation des parents sert aussi à construire « un regard formel » centré sur « les manques, les creux, les vides, les failles et les lacunes [des familles] » (Lacharité, 2015, p.43). Dans un tel contexte, la parole des enfants et des parents est constamment déplacée, éloigné de leur expérience. Seuls certains aspects de la vie familiale correspondant aux normes de protection de l’enfance, comme le parcours au sein de l’institution, sont retenus par les travailleurs sociaux. Les seuls aspects de la vie familiale captés sont ceux pour lesquels il existe un cadrage institutionnel possible. L’encadrement des parents oublie donc une certaine partie de l’environnement et de l’expérience des parents d’enfants placés. Ils ne sont qu’en partie pris en compte, mais c’est bien sur ces aspects qu’ils sont renvoyés à leurs défaillances.

Au-delà de « faire avec » les travailleurs sociaux, les parents doivent surtout faire « dans leur sens ». Dans cette perspective, leur parentalité est contrainte. « L’expérience du travail à trois autour du placement est fonction de deux éléments fondamentaux : le parent est jugé par l’institution capable d’exercer un rôle autour de l’enfant et le parent est respectueux des règles imposées de manière unilatérale par l’institution. Le jeu de négociation dépend de la place que chacun confère à l’autre. Il serait faux de croire que ces places peuvent être équivalentes tant le rôle et le statut de chacun instaurent une forme de hiérarchie dans les places occupées : l’un des acteurs est accompagné, l’autre est accompagnant » (Potin, 2011, p.127). C’est donc

dans une négociation imposée que les parents doivent prendre place. Leur parentalité est alors contrainte par l’institution.

Dans cette perspective, Émilie Potin développe l’idée de deux pôles entre lesquels se situent les parents : « le parent combatif » et « le parent passif » (Potin, 2011, p. 127). Ces deux figures parentales ne comprennent que les parents ayant reconnu leurs difficultés, ayant donc accepté de faire avec l’institution. Il s’agit de parents pour qui la relation avec les travailleurs sociaux se situe du côté de l’accompagnement. Ainsi, le parent combatif est convaincu de l’importance de son rôle auprès de son enfant et de ses compétences, il veut améliorer la situation. À l’inverse, le parent passif ne se sent pas légitime pour agir, il délègue ou laisse aux travailleurs sociaux le soin de décider à sa place. Ces deux figures parentales opposées, elles s’inscrivent dans une relation basée sur l’acceptation de l’aide demandée ou imposée. Qu’en est-il pour les parents qui ne sont ni en demande, ni dans l’acceptation ? La place des parents au sein de la protection de l’enfance semble faussement restreinte à deux possibilités : accepter les normes institutionnelles ou les refuser. Dans ce dernier cas, les parents sont considérés comme « incapables » à la fois d’éduquer leur enfant mais aussi de « faire avec » l’institution. Malgré cette disqualification parentale, ils doivent reste parents. Néanmoins, certains s’y refusent. Dans cette perspective, Vanessa Stettinger décrit certains parents d’enfants placés comme des « non-parents ». Soumis aux fortes injonctions institutionnelles et face à cette disqualification en tant que parent, ces derniers se désengagent auprès de l’enfant placé (Stettinger, 2019). Cette figure de « non-parents » confronte alors les professionnels de la protection de l’enfance à la question de la substitution parentale.

Au sein de la protection de l’enfance, l’utilisation de ce concept renvoie au risque principal à éviter pour les services de protection de l’enfance. Ce risque de substitution fait écho à l’éviction de la place des parents régulièrement soulignée dans des rapports sur les services de protection de l’enfance (rapport Bianco-Lamy, 1980 ; Naves-Cathala, 2000). Nous avons décrit dans le chapitre 1 la mise en place progressive du système de protection de l’enfance français. La première moitié du XXe siècle a été celle d’une politique de substitution en ce qui concerne les mesures de placement : les parents jugés irresponsables de leurs enfants doivent être remplacés par d’autres pour garantir la « bonne » éducation des enfants. Les placements massifs chez une nourrice correspondent à cette politique. Un tournant est amorcé dans les années 1970-1980 avec la mise en place des mesures d’aides éducatives à domicile. Nous passons d’une politique de substitution à une politique supplétive. L’idée de substitution fait

référence à une substitution binaire, remplaçant la famille d’origine par une autre (le plus souvent la famille d’accueil).

Le concept de suppléance familiale s’oppose à celui de substitution. La suppléance renvoie à l’appui apporté à un moment donné aux parents. Dans cette approche, des professionnels soutiennent les parents dans l’éducation de l’enfant, sans pour autant les remplacer. Paul Durning a largement contribué à la diffusion du concept de suppléance familiale, qu’il définit comme « l'action auprès d'un mineur, visant à assurer les tâches d'éducation et d'élevage, habituellement effectuées par les familles, mise en œuvre partiellement ou totalement hors du milieu familial dans une organisation résidentielle » (Durning, 1986, p.102). Ce concept émerge dans le champ de l’éducation familiale que Paul Durning présente d’abord comme une activité parentale. Il s’agit de « l’action d’élever et d’éduquer un ou des enfants mise en œuvre, le plus souvent, dans les groupes familiaux par des adultes, parents des enfants concernés » (Durning, 1999, p. 36). Il faut ainsi distinguer une activité, des acteurs et un contexte. Il se réfère notamment à la définition de l’éducation donnée par Émile Durkheim (1922)30. L’éducation familiale est ensuite une pratique sociale. En plus de l’activité sociale évoquée ci-dessus, elle comprend en tant que pratique sociale, « l’ensemble des interventions sociales mises en œuvre pour préparer, soutenir, aider, voire suppléer les parents dans leur tâche éducative auprès de leurs enfants » (During, 1999, p.38). Sont ici distinguées « l’éducation ou formation parentale, les interventions socio-éducatives en direction des parents et la suppléance familiale » (Durning, 1999, p.39). La suppléance familiale renvoie aux situations où l’enfant n’est pas élevé par ses parents mais par des professionnels qui assurent son éducation au sein d’organisations de suppléance familiale (service de placement, internats, etc.)31. Ces situations ne prennent pas en compte les situations où l’éducation de l’enfant est assurée par des accueillants non professionnalisés, comme c’est le cas dans les situations d’accueil chez un proche. Ces dernières viennent ainsi questionner les pratiques au sein de la protection de l’enfance. Où se situe alors la place du proche accueillant qui est à la fois celui qui vient en aide (qui accueille, et rend service aux services sociaux en mettant à

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« L’éducation est l’action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter et de développer chez l’enfant un certain nombre d’états physiques, intellectuels et moraux que réclament de lui et la société politique dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement destiné. Il résulte de la définition qui précède que l’éducation consiste en une socialisation méthodique de la jeune génération » (Durkheim, 1922, p.9).

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Sur la suppléance familiale voir aussi les travaux de Nathalie Chapon-Crouzet concernant les placements en famille d’accueil (2005).

disposition une place pour l’enfant) mais qui n’est pas professionnel, nécessitant parfois une aide, un support ? Il en va de même pour ce qui concerne les normes et conceptions éducatives. En effet, si l’accueil de l’enfant leur a été confié, cela suppose qu’ils ont été jugés capables d’apporter une « bonne » éducation. Nous pouvons alors supposer qu’ils se sentent plus proches des normes éducatives dominantes, et donc plus proches des travailleurs sociaux. Les proches accueillants semblent alors être dans une situation d’entre-deux, entre les parents et les professionnels. Dans cette perspective, l’appréhension des relations entre professionnels et famille doit dépasser une conception dyadique de celles-ci. Dans les situations d’accueil, il ne s’agit pas de professionnels face à des familles, et inversement, mais davantage d’une triade composée d’un travailleur social, des parents et du proche. Cette triade gravite autour de l’enfant et de sa prise en charge quotidienne. Dans ce cadre, nous pouvons nous demander si la reconnaissance de la place des parents peut être remise en cause à la fois par les travailleurs sociaux et par les proches. Cette reconnaissance par le proche peut alors être validée ou non par les professionnels, mettant ainsi en scène des enjeux autour du rôle parental.

Néanmoins peu de travaux abordent la question de l’entourage familial des enfants placés. L’étude menée par Pauline Kertudo, Régis Sécher et Florence Tithrend compte de l’invisibilité et la méconnaissance de l’entourage familial par les professionnels de la protection de l’enfance (Kertudo et al., 2015)32. Pour eux, ces deux éléments « participent de la déconsidération sociale des populations pauvres et de la non prise en compte de leurs potentialités dans l’éducation de leurs enfants. […] il semble que le placement survisibilise les parents, et, ce faisant, renforce une déconsidération sociale et accélère un processus de marginalisation entamé depuis plusieurs années » (Kertudo et al., 2015, p.81). Ainsi, la non prise en compte de l’entourage familial de l’enfant placé resserre l’étau autour des parents et déconsidère l’entourage familial comme une ressource possible pour élever l’enfant. La stigmatisation qui touche les parents semble se répercuter sur leur entourage, et peut peut-être expliquer le peu de recours au placement chez un proche. Dans ce sens, l’accueil chez un proche questionne la protection de l’enfance dans sa délégation de la garde de l’enfant. En confiant l’enfant à un membre de son entourage familial, nous pouvons imaginer que l’État a

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Pauline Kertudo (responsable d’études au sein de FORS-Recherche sociale), Régis Sécher (docteur en sciences de l’éducation et ancien éducateur spécialisé) et Florence Tith (chargée d’études à FORS- Recherche Sociale) ont mené une recherche pour l’Observatoire National de la Pauvreté et de l’Exclusions Sociale (ONPES) sur « l’entourage familial des enfants placés dans le cadre de la protection de l’enfance ».

recours aux solidarités familiales dans la prise en charge d’un problème social dont il n’a pas (ou plus) de solutions adaptées, ou du moins les moyens financiers d’en assumer la charge.

2 Des solidarités familiales ? Une forme de partage de

parentalité qui reste à concevoir

Les situations d’accueil chez un proche déplacent la prise en charge quotidienne de l’enfant du domicile des mère et/ou père à celui d’un autre adulte, apparenté ou non. Comme nous l’avons déjà souligné, les situations d’accueil enquêtées mettent en avant la présence de proches apparentés à l’enfant, et en particulier celle des grands-parents. La prise en charge de l’enfant par un proche apparenté fait écho sur bien des aspects à la prise en charge des personnes âgées dépendantes au sein de leur parenté. Ainsi, le placement d’un enfant chez un proche questionne la place « d’aidant » au sein de la parenté, qui s’oppose à la figure de l’aide professionnelle. Les termes d’aidants « familiaux », « informels », « profanes » ou encore « naturels » témoignent de la diversité des acteurs familiaux dans la prise en charge d’une personne dépendante et de la difficulté à les caractériser33. Principalement, ces termes désignent une personne de l’entourage, le plus souvent familial, qui aide une personne adulte en situation de dépendance, généralement liée au vieillissement, à la maladie et/ou au handicap (Weber, 2010). Cette ressemblance avec le statut d’aidant au sein de la famille rapproche l’analyse des situations d’accueil de l’enfant de la question de la prise en charge intrafamiliale par des proches accueillants. Néanmoins, très peu de travaux sur les solidarités familiales ont considéré les situations d’accueil d’un enfant chez un proche comme l’activation d’une entraide familiale.

Plusieurs travaux menés sur les solidarités familiales se consacrent principalement à décrire et analyser les processus d’échanges au sein de la parenté, le plus souvent entre ménages indépendants34. Certains auteurs s’accordent à penser que les solidarités familiales, très actives, se concentrent autour de différents temps de vie : la garde ponctuelle des jeunes enfants par les grands-parents, les aides au départ des jeunes adultes du domicile parental et la prise en charge des personnes âgées dépendantes. La plupart des études menées décrivent un

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Voir par exemple les travaux de Geneviève Cresson qui parle de « travail profane de soins et de santé » et de « production familiale de soins et de santé » (2006).

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de ces moments, mais très rarement la prise en charge quotidienne d’un mineur hors du domicile du père et/ou de la mère. En effet, les analyses se basent sur les différentes manifestations des solidarités (fréquence, formes et contenus, signification), qui se concentrent surtout autour du couple parent-enfant. Même si les travaux redonnent une place à la famille élargie, cette dernière ne s’étend généralement pas au-delà des relations entre grands-parents et petits-enfants, qui restent des formes d’entraide d’un ménage à l’autre (les grands-parents aidant les parents dans la prise en charge de l’enfant). L’accueil de l’enfant par un proche permet de faire un pas de côté et de questionner l’approche des solidarités familiales, en se décentrant d’une entraide entre ménages.

Dans cette perspective, il nous paraît pertinent de questionner l’accueil chez un proche sous l’angle des solidarités familiales pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’il existe une charge potentielle pour les proches, comme dans les situations des aidants familiaux qui prennent en charge des proches dépendants, le plus souvent des proches âgés. Ensuite, appréhender l’accueil de l’enfant par les proches comme relevant des solidarités familiales permet de questionner l’organisation et le fonctionnement des échanges au sein de la parenté. Enfin, l’accueil de l’enfant peut être considéré comme une situation particulière d’entraide au sein de la parenté où se partagent des activités parentales. Ainsi, nous verrons que la prise en charge d’un enfant par un proche souligne la force des liens intergénérationnels tout en les transformant.