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Penser en termes d’acteurs faibles 131

Chapitre 3 – Enquêter auprès de familles suivies dans le cadre de la

3   Réflexions autour de l’appartenance sociale des familles enquêtées

3.3   Penser en termes d’acteurs faibles 131

Mon rapport aux acteurs familiaux s’est construit autour de la notion d’acteurs faibles développée par Jean-Paul Payet, Frédérique Giuliani, Denis Laforgue (2008). La notion d’acteur faible est décrite selon deux configurations : la première étant de reconnaître « une disqualification ordinaire qui prive [des individus] d’un statut égal » (Payet et al., 2008, p.9), la seconde est la reconnaissance de la capacité d’agir des acteurs affaiblis / en situation d’affaiblissement. Le concept de domination peut ainsi être appréhendé davantage comme un processus, avec « une possibilité de mouvement, […] de variation des états » (ibid., p.10) des

acteurs. Pour le dire autrement, parler d’acteurs faibles permet d’envisager leur capacité d’agir et d’échapper à la situation d’affaiblissement en inventant de nouvelles règles.

Sur notre terrain, nous considérons que les acteurs familiaux se retrouvent dans un rapport de domination par rapport aux acteurs professionnels du travail social et judiciaire. Dans ce contexte, la notion d’acteur faible permet à la fois de rendre compte de cette domination à l’égard des acteurs familiaux, mais aussi de réfléchir à leurs tactiques pour contrer ou non ces rapports de domination.

Dans cette perspective, il nous semble important de revenir sur ces termes : stratégies ou tactiques ? Michel de Certeau distingue ces deux notions dans son travail sur les pratiques de résistance utilisées au quotidien par des individus au sein d’un système qui impose ses règles (de Certeau, 1990). En analysant les actes d’énonciation, il différencie deux niveaux, celui de la stratégie et celui de la tactique. Il ressort de son analyse que l’acteur dominant se concentre sur l’élaboration de stratégies. Au travers de stratégies, les dominants d’un espace dictent et imposent leurs règles. À l’inverse, l’usage de tactique s’opère dans un espace que l’acteur ne domine pas, régulé par d’autres règles. Ainsi la tactique renvoie aux acteurs dominés, qui dans la soumission à la loi de l’autre, jouent avec elle dans un terrain imposé. Le dominé profite ainsi de l’avantage du terrain et du temps. La tactique correspond aux occasions saisies qui permettent aux dominés d’échapper à l’ordre établi et ainsi de se mettre à sa périphérie. Dans cette perspective, une vision non figée et dynamique de la domination sociale ressort de l’analyse de Michel de Certeau. Face aux aliénations des individus au sein d’un système social, certaines possibilités de contourner le système dominant sont mises en évidence. Pour ce qui nous concerne, nous retenons cette idée de contournement présent dans tout rapport de force. Certes les contraintes sont nombreuses et seront toujours présentes dans l’espace social, mais face à elles, plusieurs manières existent pour les détourner, les contourner. L’usage des notions de stratégie et de tactique permet de penser le rapport de domination, au-delà de l’existence de dominants et de dominés. Ces remarques renvoient aussi à la notion d’acteurs faibles énoncée par Jean-Paul Payet, Frédérique Giuliani, Denis Laforgue et Corinne Rostaing (2008 et 2010)60. À travers cette notion, les acteurs dominés d’un espace social (par exemple ici les parents d’enfants placés) apparaissent comme des acteurs, certes dominés, mais des acteurs malgré tout. Les notions de tactique et d’acteur faible mettent en évidence la capacité

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d’action des dominés dans un rapport de domination sociale. Dans cette optique, nous nous intéressons aux ressources potentiellement mobilisables pour détourner, esquiver, contourner, ou prendre au jeu, les règles du système dominant qui, ici, prennent corps au travers des travailleuses sociales intervenant dans des dispositifs de protection de l’enfance.

Suivant ces réflexions, nous emploierons le terme de stratégie pour les travailleuses sociales, et de tactique pour les parents et les proches. Cet usage tend à marquer les rapports de domination au sein de l’intervention sociale mais aussi les marges de manœuvres possibles pour les acteurs dominés. Cette distinction dans le rapport de force ne doit pas occulter la place des travailleuses sociales au sein du système de protection de l’enfance. En effet, nous considérons que les travailleuses sociales ont une place de dominante par rapport aux familles qu’elles suivent, mais occupent aussi une place de dominée au sein de leur profession. Dans cette optique, les travailleuses sociales peuvent aussi mettre en place des tactiques pour contourner les règles qui s’imposent à elles. Si cet objet n’est pas celui de notre thèse, il permet de noter que les tactiques et les stratégies ne sont pas attachées en propre à certaines catégories de personnes. Au contraire, chacune de ces catégories peut adopter des stratégies et des tactiques selon leur position au sein des rapports de dominations qu’elles traversent.

En ce qui nous concerne, et sans oublier le rapport de domination dans lequel ils se trouvent face aux travailleuses sociales, la notion d’acteur faible réinjecte une part d’action, de capacité d’agir dans ce rapport de force. Il nous semble ainsi possible de prendre en compte à la fois l’idée qu’un contrôle social s’impose aux familles populaires, mais de la dépasser en observant les pratiques familiales qui détournent, captent, contournent, tordent ce rapport de domination. La notion d’acteur faible permet ainsi d’interroger les multiples places des personnes rencontrées, même en situation d’affaiblissement, et de rendre compte des différentes stratégies des acteurs pour affirmer, contourner et/ou inventer de nouvelles règles. Dans cette même perspective, il faut souligner la nécessité d’« affranchir sa vision de la catégorisation institutionnelle qui pèse sur les enquêté-e-s disqualifié-e-s » (Payet et al., 2010, p.8). C’est par ce double processus d’affranchissement qu’il est possible d’appréhender la pluralité des rôles de chaque enquêté-e dans les différentes sphères sociales.

Par exemple, mes préjugés de départ concernant mon objet se situaient davantage « contre » le travail social et l’institution, dans ce que Jean-Paul Payet et Frédérique Giuliani pourraient appeler de « l’indignation » (ibid., p.11), notamment en plaçant l’intervention sociale

seulement dans une dimension de contrôle social. Comme ces auteurs le soulignent, la sociologie ne doit tomber ni dans l’essentialisme, ni dans l’indignation. Au fil de notre terrain, la question s’est posée de savoir si ma posture, à l’égard des travailleuses sociales, se plaçait auprès d’elles, contre celles-ci, avec elles ou encore sous leur contrôle. En effet, je réalisais des entretiens avec elles, est-ce que je me situais donc auprès d’elles ? Néanmoins notre analyse tend à faire la critique de leurs pratiques professionnelles. Dans ce sens, ma démarche pourrait se positionner contre elles. Mais en même temps, les pratiques analysées se mettent en place au sein d’un système institutionnel dont les travailleuses sociales dépendent, et de ce fait ma posture pourrait aussi se placer avec elles et dans leurs revendications. Enfin ma place pourrait aussi être située sous leur contrôle, puisque je dépendais d’elles pour rencontrer les acteurs familiaux. C’est dans l’entremêlement de toutes ses questions que j’ai appréhendé ma posture de recherche, qui se situe un peu dans toutes ces dimensions : à la fois auprès, avec, contre et sous le contrôle. Ces questions se sont aussi posées à l’égard des acteurs familiaux.

4 Rencontrer les acteurs familiaux et se démarquer des