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Pour revenir à l’été 1914, point de départ de la construction d’une nouvelle internationale, Lénine écrivit que la social-démocratie russe devait organiser une lutte sans merci contre le régime et que la défaite de l’armée du tsar aurait été le moindre mal. Dans l’article « Du défaitisme révolutionnaire », il s’explique :

« Or, quand on parle d’actes révolutionnaires en temps de guerre contre le gouvernement de son pays, il est indubitable, incontestable qu’il s’agit non seulement de souhaiter la défaite de ce gouvernement mais d’y concourir effectivement. […] La révolution en temps de guerre, c’est la guerre civile, or la transformation d’une guerre de gouvernement en guerre civile est facilitée par les revers militaires, par les défaites des gouvernements ; d’autre part, il est impossible de contribuer à cette transformation en guerre civile si l’on ne pousse pas du même coup à la défaite »96.

Dans une polémique avec Trotsky, Lénine s’empressa de préciser qu’il ne s’agissait pas de vouloir la victoire de l’Allemagne et qu’il aurait été idiot d’interpréter sa position comme un appel au sabotage militaire. Selon une analyse perspicace de Jean-Paul Joubert, dans ces lignes le défaitisme « signifie d’abord que le prolétariat, dans sa lutte contre son propre gouvernement, ne doit pas s’arrêter devant l’éventualité d’une défaite qui serait précipitée par l’agitation révolutionnaire. Il estime par ailleurs que la défaite militaire de “son” propre gouvernement facilite la guerre civile du prolétariat »97. Grigori Zinoviev, collaborateur le

plus proche de Lénine durant ses années d’exil en Suisse, synthétisa la question de cette manière : « Ce fut pour nous une très grande satisfaction que de recevoir, à la fin de la première conférence de Zimmerwald, une lettre de Karl Liebknecht qui se terminait ainsi: « La guerre civile et non pas la paix civile, voilà notre mot d’ordre » »98.

La formule de défaitisme révolutionnaire, absente du manifeste de la « gauche de Zimmerwald », était donc pour Lénine la conséquence d’une stratégie visant à la « transformation de la guerre impérialiste en guerre civile entre les classes ». Dans ces mêmes circonstances, sans revendiquer le défaitisme révolutionnaire, Trotsky, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht eux-aussi se prononcèrent sans ambiguïté contre les

96 V. I. Lénine, article du 26-7-1915, cité dans J.-P. Joubert, « Le défaitisme révolutionnaire », Cahiers

Léon Trotsky, n° 23, septembre 1985, p. 6.

97 Ibidem, p. 7.

deux camps impérialistes en guerre, contre le vote des crédits de guerre, contre toute « trêve » dans le domaine politique et social, et pour la poursuite de la lutte des classes. Comme le suggère Joubert, ces trois représentants du marxisme « mettent l’accent sur la victoire de la révolution qu’ils opposent à la victoire militaire de leur propre impérialisme, mais ne préconisent sa défaite que face à la révolution »99.

Lors de sa fondation, l’IC adopta sur le thème de la guerre les positions des bolcheviques russes, c’est-à-dire, en résumé, l’analyse du conflit mondial comme une « boucherie impérialiste » et le défaitisme révolutionnaire comme une ligne directrice pour l’action, souvent rappelée à travers l’exemple de Karl Liebknecht, unique député du SPD à voter contre les crédits de guerre (à partir du second scrutin), fondateur de la Ligue spartakiste et du Kommunistische Partei Deutschlands (KPD, Parti communiste d’Allemagne) en décembre 1918, et assassiné avec Rosa Luxemburg par les Frei Korps nationalistes aux ordres du ministre de la justice Gustav Noske, social-démocrate, durant l’insurrection spartakiste de Berlin en janvier 1919. L’échec de l’IS, ayant fait date, était attesté par le banc d’essai de la guerre :

« Dès le premier coup de canon tombé sur les champs de la boucherie impérialiste, les principaux partis de la Deuxième Internationale trahirent la classe ouvrière et passèrent, sous le couvert de la “défense nationale”, chacun du côté de “sa” bourgeoisie. Scheidemann et Ebert en Allemagne, Thomas et Renaudel en France, Henderson et Hyndman en Angleterre, Vandervelde et De Brouckère en Belgique, Renner et Pernerstorfer en Autriche, Plékhanov et Roubanovitch en Russie, Branting et son parti en Suède, Gompers et ses camarades d’idées en Amérique, Mussolini et Cie en Italie, exhortèrent la prolétariat à une trêve avec la bourgeoisie de “leur pays, à renoncer à la guerre contre la guerre, et à devenir en fait de la chair à canon pour les impérialistes” »100. En outre, parmi les 21 conditions d’admission à l’IC posées par le deuxième congrès de 1920, la sixième établissait que :

« Tout parti désireux d’appartenir à la 3e Internationale a pour devoir de dénoncer autant que le social-patriotisme avoué le social-pacifisme hypocrite et faux; il s’agit de démontrer systématiquement aux travailleurs que, sans le renversement révolutionnaire du capitalisme, nul tribunal d’arbitrage international, nul débat sur la réduction des armements, nulle réorganisation “démocratique” de la Ligue des Nations ne peuvent préserver l’humanité des guerres impérialistes »101.

Pour compléter le tableau, la quatrième condition prévoyait la « nécessité absolue de mener une propagande et une agitation systématique et persévérant parmi les troupes » et, sur la question des colonies et des minorités nationales opprimées, la huitième condition était péremptoire :

« Tout parti appartenant à la 3e Internationale a pour devoir de dévoiler impitoyablement les “prouesses” de ses impérialistes aux colonies, de soutenir, non en paroles mais en fait, tout mouvement d’émancipation dans les colonies, d’exiger l’expulsion des colonies des impérialistes de la métropole, de nourrir au cœur des travailleurs du pays des sentiments 99 J.-P. Joubert, art. cit., p. 8.

100 Manifestes, Thèses et Résolutions des Quatre Premiers Congrès de l’Internationale Communiste

1919-1923, cit., p. 14.

véritablement fraternels vis-à-vis de la population laborieuse des colonies et des nationalités opprimées, et d’entretenir parmi les troupes de la métropole une agitation continue contre toute oppression des peuples coloniaux »102.

Toutefois, l’expression « défaitisme révolutionnaire » ne fut presque jamais utilisée durant les six années qui suivirent la révolution d’Octobre. Le concept ne figura ni dans les résolutions des quatre premiers congrès de l’IC, ni dans ses 21 conditions d’admission, ni dans les articles de sa revue officielle publiée en quatre langues (allemand, russe, anglais et français), L’Internationale Communiste. Les principaux textes écrits à l’époque sur la guerre le furent par Trotsky et se focalisaient sur la stratégie de la « transformation de la guerre impérialiste en guerre civile entre les classes ». En revanche, le terme réapparut au lendemain de la mort de Lénine et à l’initiative de Zinoviev, alors allié de Lev Kamenev et Josif Staline, dans la lutte contre l’Opposition de gauche russe de 1923, avec pour objectif de souligner les divergences passées entre Lénine et Trotsky.

Avec les changements dramatiques des années 1930, le défaitisme révolutionnaire devint l’objet d’une discussion décisive entre ceux qui se considéraient autant les adversaires de la guerre impérialiste (qui se profilait à l’horizon) que de la fraction stalinienne désormais solidement au pouvoir en Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) et dans l’IC. En particulier, ce concept fut l’objet d’un débat d’interprétation animé entre les partisans des idées de Trotsky.

D’autre part, il interrogea avec force les organisations socialistes de gauche, d’abord regroupées dans le « Bureau de Londres » puis, à partir de 1939, dans le CMRI et dans une organisation conçue pour un travail plus large, le FOI - bien que la volonté de prendre quelques distances avec la rigueur de l’expression léninienne (et aussi avec son contenu ?) se manifestât parmi ces organisations, surtout sur le thème de la guerre civile.