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3.7 Les autres internationales ouvrières

3.8.1 La question du service militaire obligatoire

Une fois la guerre commencée en Europe, continuer d’appliquer les formes d’opposition précédant son éclatement n’avait plus de sens, même aux États-Unis : « toutes les grandes

669 Ibidem, p. 133. 670 Ibidem, p. 136. 671 Ibidem. 672 Ibidem.

questions seront tranchées les armes à la main au cours de la prochaine période. Les ouvriers ne doivent pas avoir peur des armes; au contraire, ils doivent apprendre à s’en servir »673.

La politique élaborée par Trotsky reposait sur une distinction entre la propagande et l’agitation, qui descend sur le terrain imposé par les défaites du passé, dans lequel étaient revendiqués l’entraînement militaire sous contrôle syndical, de meilleurs salaires et une liberté politique totale pour les prolétaires en uniforme.

Trotsky voulut donner une base théorique à l’ensemble de cette politique, en dialogue permanent avec le Lénine de 1914-1917. Il lui était nécessaire d’expliquer avant tout pour quelle raison il ne suffisait pas de répéter tout ce que le plus grand dirigeant de l’Octobre bolchevique avait déjà dit :

« La guerre actuelle, comme nous l’avons dit plus d’une fois, est la continuation de la dernière guerre. Mais continuation n’est pas répétition. En règle générale, une continuation signifie un développement, un approfondissement, une accentuation. Notre politique, la politique du prolétariat révolutionnaire à l’égard de la deuxième guerre impérialiste, est une continuation de la politique élaborée pendant la dernière guerre impérialiste, avant tout sous la direction de Lénine. Mais une continuation ne signifie pas une répétition. Dans ce cas également une continuation est un développement, un approfondissement, une accentuation.

Au cours de la dernière guerre, non seulement le prolétariat dans son ensemble, mais aussi son avant-garde et, dans une certaine mesure l’avant-garde de l’avant-garde ont été prises au dépourvu. L’élaboration des principes vis-à-vis de la guerre a commencé à une époque où la guerre était déjà en feu et où l’appareil militaire dominait sans limites. Une année après l’éclatement de la guerre, la petite minorité révolutionnaire était encore obligée de s’accommoder d’une majorité centriste à la conférence de Zimmerwald. Avant et après la révolution de février, les éléments révolutionnaires ne se ressentaient pas eux-mêmes comme des gens qui prétendaient au pouvoir, mais comme l’opposition d’extrême gauche. Même Lénine repoussait la révolution socialiste dans un avenir plus ou moins éloigné »674.

En 1914-1917, l’attention des révolutionnaires était concentrée sur la question de la défense de la patrie : la réponse purement négative servait de base à la sélection des cadres et à la propagande, mais elle n’aurait pas pu conquérir les masses qui « ne voulaient pas d’un conquérant étranger », exactement comme dans l’Europe occupée de 1940. Pour conquérir la majorité des travailleurs, et il s’agissait d’un achèvement essentiel du débat sur le défaitisme révolutionnaire, le rôle « ne fut pas joué par le refus de défendre la patrie bourgeoise mais par le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux Soviets ». Et seulement par ce mot d’ordre révolutionnaire ! »675. En 1940 aussi, il fallut donc trouver

les lignes d’agitation qui puissent jeter un pont entre le niveau de maturité politique prédominant parmi les travailleurs et le dernier acte d’un processus révolutionnaire. Dans un texte conçu peu avant d’être assassiné, Trotsky continua d’orienter le feu de la polémique contre « les préjugées et les mensonges des tendances pacifistes »676 : les

révolutionnaires devaient transmettre l’idée qu’ils étaient prêts à défendre les armes à la main ce qu’ils considéraient digne d’être défendu. L’issue de l’invasion allemande de la France restait un avertissement et devait servir d’exemple pour la nouvelle agitation. La capitulation de Pétain pouvait servir à argumenter la nécessité pour les travailleurs de

673 L. Trotsky, « Manifeste de la Conférence d’Alarme », mai 1940, art. cit., p. 64.

674 L. Trotsky, [Bonapartisme, fascisme et guerre], 20-8-1940 (fragments), dans Œuvres, v. XXIV, p. 370. 675 Ibidem, p. 371.

trouver une méthode de lutte indépendante contre Hitler, pas à la Pétain. En effet, les libertés démocratiques ne pouvaient pas être défendues « à la manière française », là où « les ouvriers et les paysans donnent leur sang pendant que les capitalistes concentrent entre leurs mains les leviers de commande »677. Que les syndicats fussent la clé de voûte

d’une telle action impliquait qu’une telle campagne dût être dirigée aussi contre William Green et le pacifisme isolationniste de John Lewis, « qui rejette purement et simplement la conscription en faveur d’une armée serve de volontaires »678. La

conscription obligatoire modifiait en effet dans un sens plus favorable à la classe ouvrière organisée la composition sociale de la base de l’armée, jusqu’alors formée en grande partie du camp le plus misérable, désespéré et donc sujet au chantage, des chômeurs679.

Le SWP encouragea la prise de parole des militants et des sympathisants sur la nouvelle politique militaire. Les confrontations furent nombreuses. Un lecteur attira l’attention sur le processus de formation d’une Home Guard pour la défense interne, monopolisé par les éléments réactionnaires de l’American Legion, désignés comme « small business men who vote Republican, labor-haters ». Au cours de la précédente guerre, poursuivait ce lecteur, des groupes similaires « were instrumental in organizing and leading armed mobs which terrorized labor agitators, wobblies and reds ». La conclusion qui s’imposait était que les syndicats

« ought to take the initiative in setting up defense units under their auspices. They should ask the government for the same kind of aid as the Legion Posts are being given. They should obtain arms and equipments, training camps, drilling halls and technical assistance from the War Department »680.

« Labor has Answer to Conscription » titrait un numéro du Socialist Appeal. En effet, la position du SWP ne se limitait pas à la dénonciation681. Les trotskistes soulignaient le fait que les conscrits n’avaient aucune garantie de retrouver leur emploi et qu’ils ne pouvaient être exemptés du service qu’avec l’autorisation du directeur de l’usine (permettant ainsi d’authentiques épurations anti-syndicales). Destinée à compléter les plans de Roosevelt pour le temps de guerre, une nouvelle police était en train de remplacer la Home Guard, intégrée dans les forces armées, pour garantir l’ordre interne contre les grévistes682. En plus, de nombreux corps paramilitaires émergeaient dans le pays mais « significantly, not a single one of these private army outfits is pro-labor »683.

Justement, le SWP ne voulait pas se limiter à dénoncer. En termes de méthode, Goldman écrivit avec perspicacité que « we are interested in impressing every worker the idea that a negative atitude to any fundamental question is not sufficient »684. L’alternative était celle

677 Ibidem, p. 303. La presse trotskiste américaine consacra également un espace aux leçons des

événements français. Voir F. Morrow, « The New Leader Invents Some Facts to Fit Its Theory of Democracy »,

Socialist Appeal, a. IV, n° 27, 13-7-1940 ; F. Morrow, « Social Democrats Try Hard to Blur Lesson of France », Socialist Appeal, a. IV, n° 28, 20-7-1940 ; Al Goldman, « Yes! The Popular Front was responsible », Socialist Appeal, a. IV, n° 29, 27-7-1940.

678 Ibidem.

679 Voir A. Goldman, « Do Men Enlist In The Army Voluntarily? », Socialist Appeal, n° 33, 17-8-1940, où

l’auteur invitait les syndicats à lutter pour que chaque chômeur puisse choisir entre un boulot payé selon les contrats négociés par le syndicat et l’enrôlement dans l’armée.

680 « Trade unions urged to start military training under its control », letter from W.F.W. (Bridgeport,

Conn.), dans Socialist Appeal, a. IV, n° 28, 13-7-1940.

681 « Analysis of conscription Bill Shows anti-Labor Aims », Socialist Appeal, a. IV, n° 31, 3-8-1940. 682 « Lehman Plans New Police System to Replace Guards Anti-Labor Body », ibidem.

683 « Private Armies are growing too fast, Says Jersey Govt », ibidem.

d’un entraînement militaire « not in the anti-democratic atmosphere of the barracks, but in the workers’ atmophere of his trade union », soustrayant les travailleurs aux « orders of a boss-minded officer who breathed in hatred of the workers as part of his West Point schooling »685. L’opposition au décret Burke-Wadsworth sur la conscription ne découlait donc pas des prémisses des pacifistes. Cela était démontré en outre par le soutien des pacifistes à l’armée volontaire, définie par Morrow « far more anti-democratic than mass conscript armies » ; en effet, poursuivait-il, « the officers and especially selected soldiers of thee small professional armies have constituted nests of reaction and the mainstay of dictatorship in every country, including the United States »686.

L’explication du tournant proposé au SWP et à la QI fut alimentée par de nombreux articles. Dans un texte particulièrement apprécié par Trotsky, Carl O’Shea observa que les propagandistes de la classe dominante avaient pendant des années « inoculated the masses with the idea that is far beyond the worker’s ability to grasp the fine points of military arts ». Était-ce vrai ? De nombreux syndicats américains avaient déjà organisé des groupes de défense contre les fascistes et cela ne devait pas être banalisé. Mais il était nécessaire de faire un pas supplémentaire. Si l’armée fournissait chaque année des armes devenues obsolètes à l’American Legion et à d’autres groupes paramilitaires, il n’y avait aucune raison de refuser ce traitement aux syndicats. Par ailleurs, lorsque la section 544 des Teamsters avait constitué son Union Defense Guard, elle avait découvert qu’en son sein « there were scores of military veterans – ex-machine gunners, ex-cavalry officers, sergeants, a signa-corps officer, a former German army officer who had fled the Fascist Terror. There were former tank men pilots, even men owning planes ». La proposition du contrôle syndical sur l’entraînement militaire ne pouvait donc pas être écartée comme étant irréaliste. O’Shea renchérissait et ajoutait :

« In such a nation of game hunters as the United States, there is no obstacle at all in obtaining the simpler form of arms. It is the rare worker who does not own at least one gun. Within the movement in every city there today score of unionists with pilot licenses, some of whom own their own planes. The nucleus of an air corps could easily be formed from such trained union members »687.

Au fond, la lutte pour le renversement de la classe dominante, c'est-à-dire l’« ennemi intérieur » dans son propre pays, devait être combinée à une initiative capable de compléter sur le terrain de l’agitation la propagande générale contre la guerre impérialiste et pour le socialisme. Dans les conclusions de la plénière du SWP à la fin du mois de septembre 1940, Cannon exprima ce concept en expliquant comment répondre à la question des moyens d’empêcher Hitler d’avancer :

« Well, we answered in a general way, the workers will first overthrow the bourgeosie at home and then they will take care of invaders. That was a good programme, but the workers did not make the revolution in time. Now the two tasks must be telescoped and carried out simultaneously »688.

685 « Military Training – Under Union Control », Socialist Appeal, a. IV, n° 32, 10-8-1940. 686 F. Morrow, « Pacifist fakery on Conscription », Socialist Appeal, a. IV, n° 29, 27-7-1940.

687 Carl O’Shea, « From Union Defense Guards To Military Training », Socialist Appeal, a. IV, n° 32, 10-8-

1940.

688 James P. Cannon, [Summary speech on military policy], 28-9-1940, transcription sténographique

(revue par Cannon) des conclusions à la discussion sur la politique militaire du prolétariat tenue lors de l’assemblée plénière du SWP, publiée dans Socialist Appeal, 26-10-1940, et aussi dans James P. Cannon, The

Socialist Workers Party in World War II : Writings and Speeches, 1940-43, cit., p. 102. Shachtman riposta avec

Le temps est un élément clé. Il serait donc particulièrement trompeur de ne pas avoir à l’esprit la séquence de la politique proposée par la QI et sa section américaine en 1938- 1940. En effet, le changement de direction de la politique militaire prolétaire eut lieu lorsque l’entrée en guerre des États-Unis n’était plus qu’une question de temps et était perçue comme inévitable par la masse des travailleurs de ce pays. Cela justifiait la critique des positions des « social-pacifists » qui s’étaient battus contre le recrutement obligatoire « in the last period »689, précisa Cannon dans ses répliques lors de la plénière nationale de 1940, en plus d’expliquer pourquoi la conscription avait rencontré une faible résistance. Cette élasticité se combina avec le mot d’ordre, davantage au second plan, en faveur du référendum sur la guerre, destiné à illustrer les illusions de la démocratie bourgeoise, comme Trotsky lui-même l’avait argumenté devant un Political Committee du SWP initialement opposé à l'amendement Ludlow. La question, selon Trotsky, n’avait rien à voir avec la « fiction »690 du désarmement ni avec la militarisation de la société. Le courant de fond qui s’exprimait était une volonté illusoire de la part des travailleurs de contrôler le gouvernement. Donc, si une partie de la classe cherchait à travers le référendum à mettre un « frein à la mauvaise volonté du Big business », l’inefficacité de l’instrument n’aurait pas dû pousser la QI à se refuser d’« aider le petit homme à faire son expérience contre les prétentions dictatoriales du Big business »691. Il s’agissait en somme d’exploiter les aspects progressistes contenus dans cette revendication sans se porter garants des illusions. En d’autres termes, la question du référendum tombait dans la liste des utilisations du suffrage universel et Trotsky, en 1938-1939, proposa de le relier à l’extension du vote aux citoyens âgés de 18 ans, lesquels seront par ailleurs appelés peu de temps après à se battre sur les champs de bataille. Cette campagne, adoptée par le SWP, avait acquis à ses yeux une importance encore plus grande à partir du moment où les staliniens (en pleine phase « démocratique » et belliciste ) ne la soutenaient pas.

Au sein de la QI, personne ne pensa qu’il fallait l’interpréter dans un sens classiquement pacifiste.