• Aucun résultat trouvé

4.1 La correspondance Pivert-De Gaulle : ambiguïté, hésitation ou test révélateur ?

4.2.2 Pivert en 1941 : faut-il tout recommencer ?

Laissant derrière lui la rupture avec l'ILLA et le moment le plus délicat du débat interne de l'ILP face à la menace d'invasion, les réflexions de Pivert semblent moins tendues et orientées vers des considérations plus larges. Un certain optimisme put même prendre forme, en commençant par le thème qui lui était le plus cher, l'état du PSOP.

Dans une lettre à ses amis politiques restés en France, il les rassura. Le groupe dirigeant, malgré quelques défections, avait fait ses épreuves tant au niveau national qu'international. Le PSOP et le FOI étaient présentés comme les seules organisations en règle pour se fixer comme tâche la révolution européenne et mondiale. Soucieux de ne pas oublier son principal concurrent, la QI, Pivert écrivit qu’elle « est profondément divisée » et n’avait pas « une seule organisation de base importante comme le POUM, l'ILP ou même, pour être précis, le Parti Socialiste Américain, qui reprend la tradition de Debs et travaille avec le FOI »756.

Offrant sa vision du paysage politique français, Pivert soulignait la cohérence du PSOP et sa capacité à inspirer un esprit de sacrifice et de résilience :

755 Le Common Wealth gagna les supplétives d’Eddisbury, le 7 avril 1943, avec John Loverseed (8 023

voix, 43,7 %), celle de Skipton, le 7 janvier 1944, avec Hugh Lawson (12 222 voix, 44,8 %) et celles de Chelmsford, le 26 avril 1945, avec Ernest Millington (24 548 voix, 57,5 %. Loverseed et Millington avait été pilotes de la RAF.

« Certes, c’est aujourd’hui difficile d’être sans compromis, ni avec les aventuriers comme Déat ou Paul Faure (puisque des militants comme G. Dumoulin, Giroux, Zoratti ont sombré jusque-là); ni avec la clique royaliste et jésuite de Pétain (puisque la plupart des députés “socialistes” et les amis de Belin en sont là) ; ni avec le général monarchiste et dominicain De Gaulle (puisque les socialistes Hauck, P. Rivet, Beaumont, et sans doute Zyrom en sont là). C’est difficile, d’être en même temps, sur une position INDEPENDANTE et INTERNATIONALISTE, tout en PARTICIPANT au processus de radicalisation des masses, tout en n’étant pas isolés dans une tour d’ivoire ! »757.

Craignant que l'absence de synthèse des débats sur la paix et la guerre de 1938-1939 eût pu bloquer l'action du parti, Pivert décréta qu'ils avaient été dépassés par les événements et évoqua en ce sens la collaboration norvégienne entre René Modiano et Guérin, deux militants qui avaient représenté les ailes extrêmes du parti. Pivert considérait que la réalité de la guerre n'avait pas montré d'autre issue que la révolution sociale. Les pacifistes intégraux furent donc invités en premiers à ne pas se dérober à leurs devoirs, à ne pas rompre l'unité du parti et à surmonter certaines hésitations théoriques :

« JE FAIS APPEL AUX CAMARADES PACIFISTES DU PARTI POUR QU’ILS S’ASSOCIENT AU TRAVAIL POLITIQUE QUI EN DECOULE EN ABANDONNANT LEURS ILLUSIONS SUR LA POSSIBILITE’ D’UN ARRANGEMENT DU MONDE QUI APPORTERAIT LA PAIX EN DEHORS DE CETTE RÉVOLUTION »758.

Sur la manière de s'insérer dans le processus de radicalisation des masses, les idées n'étaient pas nouvelles. Et surtout, elles étaient formulées encore une fois de façon négative : « Nous subissons l'effort militaire de notre bourgeoise comme nous avons subi ses impôts, ses amendes, ses forces de répression ». La seule tactique possible était la dénonciation constante et impitoyable des déatistes, des pétainistes et des « staliniens orthodoxes », qui se partageaient tous le camp de la réaction. Quant à De Gaulle, il avait été mis à l'épreuve et n'avait même pas accepté d'autoriser la distribution de tracts du FOI adressés aux soldats allemands dans la langue de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht. Sans en dire plus, Pivert accorda aux siens que, à la base, des actions communes avec d’autres courants politiques pouvaient et devaient être conçues, bien que sur des objectifs limités et clairement définis. Le même jour, le 26 mai 1941, dans un message aux militants du PSOP, le texte de Pivert semble indiquer que lui-même n'avait pas une perception tout à fait claire de l'état du parti en France. L'appel du dirigeant, à l’étranger depuis près de deux ans, était de réorganiser un centre intérieur. Pivert avait-il encore des illusions - que l’on pourrait aussi appeler des espoirs légitimes - sur la capacité du PSOP à tenir et à se relancer ? En ce qui concerne l'état du FOI, en revanche, sa crise lui était plus évidente. Il n’oublia pas, cependant, de demander aux militants français de l'aider à renouer le contact avec le RSAP de Sneevliet, avec un certain "Maro" -que nous n'avons pas réussi à identifier-, membre des maximalistes italiens, et avec les réfugiés allemands internés dans les camps759.

Malgré les difficultés, Pivert était convaincu que la guerre avait aussi confirmé son jugement incontestable sur les courants majoritaires du mouvement ouvrier : « avec la guerre ont coulé à pic les deux "grandes" internationales existantes ». Il continuait : l’IOS

757 Ibidem. 758 Ibidem.

était, en 1939, « une sorte de fédération des partis nationaux qui se réunissaient en même temps pour changer leurs impressions et leurs informations et pour émettre des vœux platoniques relatifs à leurs activités nationales »760. Un an plus tard, aux partis

subordonnés aux Alliés dans l'idée de vaincre le fascisme par la guerre se seraient ajoutés des partisans enthousiastes des régimes fascistes, comme le parti tchèque ou le belge Henri De Man, sans oublier nombre d’anciens dirigeants de la SFIO. L'IC, pour sa part, était engagée dans une « acrobatie opportuniste »761 et sa trajectoire suivait celle de la

bureaucratie stalinienne.

Ces évaluations générales étaient à la base des avertissements lancés par Pivert sur le rôle pernicieux que ces deux courants auraient pu jouer lorsque la guerre aurait provoqué une réaction de masse des exploités : les staliniens, pour leur part, auraient pu utiliser l'autorité de l'URSS afin de « saper » une révolution ouvrière en Europe, tandis que les sociaux-démocrates, le moment venu, n’auraient pas manquer de bénéficier du soutien des capitalistes "démocratiques" pour l'étrangler762. Enfin, la QI, appelée « l'avortement de

la reconstruction du mouvement révolutionnaire », méritait elle aussi une prévision, qui était la répétition d’un ancien jugement :

« Au lieu de représenter la maturité politique et organique croissante du mouvement propre de la classe ouvrière, elle a été une sorte de petite chapelle sectaire placée en marge des problèmes réels et des exigences concrètes des grandes masses. Au lieu de constituer un centre permanent d’attraction pour tous les courants révolutionnaires du marxisme, par son schématisme doctrinal et ses méthodes bureaucratiques, elle est plutôt devenue une obstacle au regroupement des différents secteurs »763.

D’ailleurs, la controverse entre les socialistes de gauche et la QI sévissait de l'autre côté aussi. Répondant à un argument d'ILP semblable à celui avancé par Pivert, la WIL, section sympathisante de la QI en Grande-Bretagne, avait déjà exprimé son opinion sur l'incapacité des sections du FOI à tirer les bonnes conclusions de l'analyse de l'échec de l’IOS et de l’IC, à partir de la nécessité d'une nouvelle internationale :

« In condemning the leaderships of the Second and Third Internationals, the ILP recognises (on paper) the bankruptcy of these organisations as instruments of class struggle, but in characteristic centrist fashion refuses to draw the conclusion that the time is more than ripe for the building of the revolutionary Fourth International. Declaring that “all possible steps (to secure a socialist peace) should be taken to develop a similar agitation in other countries,” the resolution advocates that collection of heterogeneous political splinters the “International Workers Front Against War” as the medium for this purpose. Included in its ranks are the parties of the French Freemason, Pivert, the glorified Zionists, Orenstein and Abramovitch, together with that of the American, Jay Lovestone, which so recently called upon the Finnish workers to take up arms against the Red Army. Even this futile and fore-doomed movement away from national sterility, however, was too much for the Luton delegate who attacked this section of the resolution on the grounds that it contained the

760 « Appel du FOI aux travailleurs », 7-11-1940, Bulletin Mensuel, FOI, novembre-décembre 1940, n° 3-

4, p. 12, dans AN, f. Marceau Pivert, 6/1.

761 Ibidem, p. 13.

762 J. Gorkin et M. Pivert à Bertram D. Wolfe, 24-1-1941, dans AN, f. Marceau Pivert, 6/2. 763 Ibidem.

“germ of a new international.” Although they were defeated on this issue, the Luton comrades can rest contented, the “germ” is not fertile »764.

L'hétérogénéité des organismes nés dans la continuité avec du « Bureau de Londres » ne cessait, donc, pas d'être un des points d'attaque des partisans de la QI. À l'exemple, utilisé assez souvent, de Lovestone, ce texte ajoutait également celui du rapport avec le sionisme. Bientôt, cependant, Lovestone allait séparer son chemin de celui du FOI. D’autre part, ce dénouement n'aurait pas rendu Pivert pessimiste quant au développement du FOI aux États-Unis.

En écrivant à Bertram D. Wolfe, chef du courant de l’ILLA fidèle au FOI, Gorkin et Pivert lui avaient demandé s'il était possible d'intégrer le SPA de Thomas, étant donné le caractère large du FOI765. Le secrétariat du FOI écrivit une lettre officielle.

Les ton était amical, soulignait un certain nombre de convergences et fit l’éloge de la ligne du SPA : « Your party is the only former section of the ex-Second International which has been able to realize the counter-revolutionary consequences of a social-patriotic and/or bourgeois-pacifist policy »766. Le caractère du FOI, une coordination plutôt qu'une nouvelle

internationale, aurait dû rassurer même les plus hésitants face à la perspective de l'adhésion. En effet, le FOI permettait à chaque section nationale de rester « maître de sa propre politique ». La première réaction du SPA avait été de choisir la position d'observateur. Pivert l'avait interprétée comme un pas en avant et avait songé à la possibilité d'un « rassemblement rapide des éléments de l'ILLA (minorité), du parti socialiste et des anciens trotskystes qui se placent sur des positions socialistes révolutionnaires », à savoir le WP767.

Le mois suivant, le bulletin du FOI édité à New York reprenait le sujet, avec quelques détails supplémentaires. Premièrement, sur la situation au sein du SPA. Il y était rappelé qu'à son congrès d'avril 1940 ce parti avait décidé de rompre ses liens avec l'IOS et d'offrir son soutien, et non pas son adhésion, au FOI. Quant à la force, les 116 796 voix remportées par Norman Thomas aux élections présidentielles de 1940 ne semblaient pas être un résultat méprisable. Il n’était donc pas surprenant que presque tous les membres de l'ancienne minorité de l'ILLA avaient déjà rejoint le SPA. Quant à l’évolution du WP, l'analyse et l'hypothèse politique conséquente étaient plus ouvertes. La position du WP sur la nature sociale de l'URSS était, sans aucun doute, telle qu'une approche au FOI n’était pas impossible.

À cela, selon Pivert, on pouvait ajouter que « le groupe Shachtman défend (contre la nouvelle orientation de Cannon, qui admet la possibilité de conduire en même temps la lutte pour le socialisme et la lutte militaire contre le fascisme SOUS LA DIRECTION DE L'IMPERIALISME) la position internationaliste qui est à la base de la formation et de l'activité du FOI »768. Au fil de ces lignes, on trouve la seule critique explicite formulée par

les socialistes de gauche à l'égard de la politique militaire de Trotsky. Curieusement, il s’agissait d’une critique fondée non seulement sur les mêmes références que celles du WP, qui avait momentanément utilisé le Lénine de 1914-1917 contre le SWP, mais aussi sur

764 « ILP Easter Parade », Workers' International News, a. III, n° 4, avril 1940.

765 J. Gorkin et M. Pivert à Bertram D. Wolfe, 24-1-1941, dans AN, f. Marceau Pivert, 6/2.

766 Secrétariat International (FOI) au Parti Socialiste d'Amérique, s. d. [mais 1941], dans AN, f. M. Pivert,

b. 5/6.

767 Secrétariat du FOI, « 1941… ? Coup d’œil rapide », Bulletin Mensuel, FOI, janvier 1941, n° 5, p. 2. 768 « Etats-Unis d’Amérique. Note du Secrétariat du FOI », Bulletin Mensuel, FOI, février 1941, n° 6, p.

celles de groupes qui avaient rompu avec la QI par la gauche, comme la Revolutionary Workers League (RWL, Ligue Ouvrière Révolutionnaire) de Hugo Oehler et Sidney Lens, ou qui étaient encore au sein de la QI mais qui en représentaient son extrême gauche, comme les exilés espagnols au Mexique dirigés par Manuel Fernández y Grandizo, alias Grandizo Munis.

Aux marges du FOI, une critique du même ton de la QI avait été développée par le petit groupe belge de Vereeken, identifié depuis 1939 par le nom de sa publication, Contre le Courant. Toutefois, pendant la guerre ce groupe ne maintint pas le contact avec le FOI. En effet, depuis le 23 août 1939 jusqu’au mois de mai 1940 ce groupe édita avec les anciens du PCI moliniériste le bulletin Correspondance Internationaliste, sous-titré « délégation internationale des communistes internationalistes pour la construction de la Quatrième Internationale »769. Par la suite également, les publications de Vereeken, avec leur ton

extrêmement virulent et leur contenu sectaire, étaient avant tout des critiques de la section officielle belge de la QI d'un point de vue prétendument orthodoxe.

Quant au WP, malgré l'attention de Pivert à son égard770,l'approche au FOI n'eut pas lieu.

En effet, jusqu'en 1947-1948, le groupe de Shachtman se considéra comme une fraction de la Quatrième Internationale et continua à juger le socialisme de gauche de l'ancien « Bureau de Londres » comme une forme de « centrisme ». Il ne semble pas non plus que le WP eût accordé au FOI l’intéret espéré par Pivert. Le manifeste du FOI était, en fait, arrivé, par l'intermédiaire d'un certain Austrich, à l'intellectuel Dwight Macdonald, encore proche du WP, avec la demande de le transmettre également aux instances exécutives du parti. Aucune réponse officielle ne fut produite par les shachtmaniens. Macdonald, sollicité pour donner une réponse, le jugea peu dense et plein de déclarations trop générales et simplifiées. C'étaient, et le jugement ne manquait pas d'un certain goût pour la polémique, « mere restatements of precisely the sort of platitudes you criticise in the approach of the IVth International »771.

La remarque était pertinente. Il s'agissait de la capacité du FOI à dépasser un certain scolasticisme socialiste et à réfléchir concrètement aux spécificités de la Deuxième Guerre mondiale.

Serge, pour sa part, ne trouva pas intéressant le bulletin et se prononça pour la dissolution du FOI, puisque « Je n’ai jamais accepté ce terme, car je ne suis pas contre la guerre »772.

Pivert en fut choqué773. En plus, le POUM aussi n’était pas en accord avec le socialiste

français. Gorkin avait mis en clair que « parler purement et simplement contre la guerre, c’était introduire la confusion, et que parler de paix aujourd’hui, c’est faire la part belle à la propagande hitlérienne ». Au fond, ce parti ne croyait plus à l’utilité du bulletin et du secrétariat. Comme le rappelle Kergoat, en mars 1942 le POUM « publie ainsi une déclaration où figure, à coté de la mention de la “ gratitude enthousiaste au militant internationaliste Marceau Pivert” », l’affirmation que « chaque section du CMRI ou chaque

769 Une collection presque complète est disponible à La Contemporaine, coll. F P RES 294.

770 Voir « Le deuxième congrès du Parti Ouvrier (Shachtman) », Bulletin Mensuel, FOI, n° 3-4,

novembre-décembre 1941, p. 16, traduit et reproduit par Labor Action, 20-10-1941, où Pivert se contentait de noter que, pour le WP également, « la tendance générale vers le totalitarisme se poursuit et va s'accentuer ».

771 D. Macdonald à L. Austric, 9-1-1940 [mais 1941], dans AN, f. Marceau Pivert, 6/2. 772 J. Kergoat, op. cit., p. 192.

groupe représentatif de militants doit se préoccuper de rédiger son propre bulletin, en sa propre langue »774.

Il s’agissait d’une forme édulcorée pour décréter la dissolution du FOI ?