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À partir de décembre 1938, JUIN 36 lança la rubrique « La Cavalcade Sanglante »298, signée

par Guérin, responsable du parti sur la question coloniale. L’occasion fut une polémique avec Paris-soir, qui avait lancé avec emphase (et avec la présentation de Jean Prouvost) une série d’articles recueillis dans la rubrique « La Cavalcade Héroïque. Épopée des bâtisseurs de l’Empire français ». Ce type de polémique illustre de façon plus générale l’importance attribuée par le FOI au réveil des peuples des colonies, malgré une certaine difficulté à y établir des bases solides.

Les socialistes de gauche considérèrent la lutte des peuples opprimés par la domination coloniale comme un secteur clé de la révolution mondiale. En 1938-1939, la question se trouva régulièrement au centre des débats et de la propagande. L’International African Service Bureau de Padmore, formellement indépendant, fut l’instrument de l’intervention dans les empires britanniques et français299.

Les périodiques du PSOP et de l’ILP (les sections du FOI au cœur des deux principales puissances coloniales) consacrèrent des articles et des pamphlets à la dénonciation de leur impérialisme. Les campagnes contre la répression des mouvements de libération nationale naissants ne manquèrent pas. La dénonciation de la violence dans les colonies eut également pour fonction de renforcer la lecture de la guerre comme une lutte pour le partage de marchés et sphères d’influence. Comment des nations qui opprimaient des centaines de millions d’hommes et de femmes dans les colonies auraient-elles pu se battre pour défendre la démocratie ?

Au contraire, la guerre des pays coloniaux ou semi-coloniaux pour leur indépendance possédait un contenu progressiste.

Lors de la conférence d’avril 1939 de FOI, le rapport sur la question coloniale fut confié à Guérin. Dans sa définition des termes de la question, il remonta à la tradition communiste des années vingt et légitima la résistance armée contre les colonisateurs, même lorsque celle-ci était conduite par des mouvements non progressistes en soi. Cette politique avait été baptisée avec la solidarité du PCF avec la guérilla anti-française d’Abd-el-Krim dans le Rif. Le soutien à la résistance éthiopienne contre l’invasion italienne fut désigné comme modèle pour l’action future.

Toutefois, dans la guerre imminente, les peuples soumis par le joug français ou britannique auraient pu être confrontés à l’agression d’un autre impérialisme, italien ou japonais. Que faire alors ? Dans ce cas précis, les peuples colonisés « ne pourraient défendre leur territoire contre l’agresseur qu’en collaborant avec l’impérialisme français »300, éventualité

exclue par le FOI qui, d’autre part, n’invita jamais à une conduite simplement passive. Le point, loin d’être secondaire, resta en suspens.

Guérin aborda à peine le thème lorsqu’il signala que le Parti du Peuple Algerien (PPA) de Messali Hadj, le Néo-Destour tunisien d’Habib Bourguiba et le Comité d’action marocaine d’Allal El Fassi s’étaient déclarés prêts à passer du côté de la France en échange de concessions de type autonomiste. La coalition de ces trois formations, appelée Rassemblement Colonial, remit en effet le 25 novembre 1938 un mémoire à Daladier,

298 Voir les nn. 34-39 de JUIN 36.

299 Un texte du Bureau International pour l’Afrique de Londres, « AUX AFRICAINS et aux peuples

coloniaux à travers le monde », est reproduit dans JUIN 36, n° 29, 11-11-1938.

demandant au gouvernement français la libération des trois leaders arrêtés301. La critique

de Guérin fut amicale mais ferme : les campagnes de pression sur les gouvernements impérialistes détournaient les masses de l’action directe, développant une « psychose de la collaboration »302, soit la transposition dans les colonies de l’utilisation instrumentale du

sentiment antifasciste. Durant le conflit, le FOI perdit une grande partie des contacts avec les militants dans les colonies et dut se limiter au rôle de commentateur des événements.

2.4.1 Quels liens militants ?

Dans un panorama des mouvements de libération nationale dans l’empire français, Guérin en déclina le programme politique et la composition sociale, suggérant les situations les plus mûres (ou plutôt les moins éloignées) pour une association de la lutte nationale et de la lutte socialiste.

Il réserva une attention particulière au Parti communiste malgache (PCM). Il s’agissait en effet d’un parti ayant une certaine influence parmi les masses. Sur le plan théorique, le PCM n’avait pas rompu avec l’idéologie démocratico-bourgeoise, résultat du croisement de la tradition politique de la révolution française de 1789 avec celles des mouvements de 1830 et de 1848. Guérin cita comme évolution positive la rupture du PCM avec le PCF, remontant à l’époque du gouvernement de Front Populaire (janvier 1937), alors que l’organisation basée à Madagascar s’était refusé de collaborer avec les membres du Parti radical, une sélection des colons français les plus esclavagistes. Par ailleurs, aucune collaboration n’eut lieu avec les fascistes, malgré leur démagogie et la trahison des promesses du gouvernement Blum faites aux peuples colonisés.

Concernant l’Afrique du Nord, le Comité d’action marocain et le Néo-Destour avaient une base principalement bourgeoise et petite-bourgeoise urbaine, bien que leur programme soit teinté de revendications sociales. Hormis le caractère national, notait Guérin, le programme du PPA contenait une accentuation de l’aspect religieux, musulman, même si la partie sociale « ne manque pas de hardiesse »303. Enfin, le rapport traita de l’Indochine,

où avait lieu un développement politique particulier : le groupe formé autour du journal la Lutte de Saigon était en effet la force autochtone dominante et ses dirigeants (à commencer par Ta Thu-Thau) s’étaient prononcés dès 1937 pour la IVe Internationale.

S’associant à l’action du PSOP, l’ILP développa des liens avec les mouvements de libération nationale de l’empire britannique. Le 22 janvier 1939, ce travail fut inclus à la conférence anti-impérialiste de Londres. Le message fut un cri contre l’« ennemi intérieur » : l’impérialisme de Sa Majesté était considéré responsable à la fois du 92 % d’analphabétisme qui frappait le sous-continent indien et de l’exploitation intensive des plantations de thé de l’île de Ceylan, possédées à 85 % par des propriétaires fonciers anglais. Durant la conférence, la parole fut donnée à Jomo Kenyatta, futur chef du mouvement pour l’indépendance du Kenya, ainsi qu’à deux dirigeants du parti socialiste de Ceylan, le Lanka Sama Samaja Party (LSSP, Parti lankais de l’égalité sociale), qui adhérera à

301 En effet, à cette époque, M. Hadj, H. Bourguiba et S. El-Fassi étaient simultanément emprisonnés

par les autorités françaises. El-Fassi, notamment, fut déporté dans un camp d'internement au Gabon et était en attente de jugement depuis 1937.

302 D. Guérin, « Rapport sur la question coloniale », Cahiers Rouges, n° 1, avril 1939, p. 10. 303 Ibidem, p. 2.

la Quatrième Internationale en 1942 en qualité de section cingalaise du Bolshevik-Leninist Party of India (BLPI, Parti bolchevique-léniniste d’Inde)304.

Enfin, concernant le sionisme, la position du FOI ne fut jamais univoque. La perspective de Guérin, d’un côté, était qu’il s’agissait d’une « utopie réactionnaire » non assimilable à un mouvement de libération nationale305. Mais cette conclusion ne faisait pas l’unanimité.

Brockway rappela les effets politiques produits par un voyage en Palestine d’une délégation officielle de l’ILP en 1938 : « Our delegation came back with the view that the Jewish working-class were the only hope of developing Socialism in the Near East »306.

Son jugement, critique, était que John McGovern et Stephen Campbell étaient devenus pro-sionistes. La position officielle du FOI ne fut pas précisée.

Durant la guerre, le PSOP et l’ILP saluèrent les avancées dans la lutte des populations indigènes307. L’ILP confirma, sans toujours le faire de façon nette, d’être pour

l’indépendance de l’Inde et soutint le mouvement de non-collaboration qui se développait alors, non sans porter l’attention sur la peur des masses manifestée par l’aile droite du Congress et sur les manœuvres suggérées par le Manchester Guardian, qui avait exhorté les autorités coloniales à trouver un accord avec Gandhi pour ne pas perdre le contrôle de la situation308.

La presse du FOI n’hésita pas à critiquer la politique colonialiste du LP309 et se déclara

solidaire du Parti socialiste du Congrès ; il n’est cependant pas simple d’évaluer la force des liaisons. Même les rapports de Scotland Yard sur les liens entre l’ILP et le mouvement de libération indien ne permettent pas de nous éclairer310.

Le FOI jugea que les premiers feux de la guerre avaient confirmé son point de vue. Ainsi, lorsqu’un décret du résident général de France à Tunis interdit la propagande hostile à l’empire britannique, les socialistes de gauche se permirent de passer à la dérision de la propagande Alliée :

« La fameuse solidarité des deux ‘grandes démocraties’ n’est autre chose que la communauté d’intérêts de deux esclavagistes »311.

304 Voir le compte-rendu de D. Guérin, « Visite à nos amis anglais », JUIN 36, n° 40, 3-2-1939, p. 4. Le

LSSP fut fondé en 1935 dans le but de lutter pour l'indépendance et le socialisme. En 1936, il remporta deux des quatre sièges pour lesquels il avait présenté un candidat aux élections du Conseil d'État, l'organe électif créé par le pouvoir colonial. Il développa un certain enracinement chez les jeunes intellectuels qui avaient étudié en Europe et chez les travailleurs des plantations. En 1940, la majorité trotskiste de son groupe dirigeant expulsa la fraction stalinienne. L'intégration officielle dans la Quatrième Internationale eut lieu deux ans plus tard.

305 Sans aucune illusion sur un prétendu caractère socialiste du sionisme, Guérin défendit pour la

Palestine la nécessité d'un parti révolutionnaire avec un programme fondé sur l'unité de classe, l'expulsion des Britanniques, le rejet d'un État-nation juif et la fin de l'immigration juive vers ces terres. Voir D. Guérin, « Le problème palestinien et nous », JUIN 36, n° 45, 10-3-1939.

306 F. Brockway, Inside the Left, cit., p. 291.

307 Voir, par exemple, le necrologe de Paul Dussac, militant anticolonialiste malgache, écrit par Pivert et

Guérin dans JUIN 36, n° 46, 17-3-1939 ou D. Guérin, « Victoire à Alge ! Victoire à Saigon ! Premier succès à Tunis! », JUIN 36, n° 53, 5-5-1939, sur les succès électorales du PPA en Algeria et de Tran van-Thach – du groupe la Lutte - au Conseil colonial de Cochinchine, et sur la libération de 604 prisonniers politiques à Tunis.

308 Bulletin Intérieur, FOI, décembre 1939, nn. 1-2, dans AN, f. Marceau Pivert, 6/1.

309 Voir la traduction en français de l’article de Jim Cork, publié le 1-2-1941 dans The Call, journal du

SPA, reproduite dans Bulletin Mensuel, FOI, n° 6, février 1941, p. 9, dans ibidem.

310 Voir, National Archives (NA), Kew, Security Files, Personal files, Fenner Brockway, KV2/1920, et,

notamment, la note datée 1-10-1942 qui atteste que Brockway e Subhas C. Bose se connaissaient depuis 1935 et également que l’ILP avait aidé le Congress.

En d’autres termes, il s’agissait de conserver au moyen d’une guerre commune l’« énorme butin colonial »312. Malgré tous les efforts produits, le FOI ne réussit à percer dans aucun

pays colonisé. Son action n’alla pas plus loin que le maintien de relations d’amitié et de collaboration avec des représentants individuels des mouvements de libération nationale. D’autre part, la concurrence de la QI se fit sentir, plus forte qu’en Europe. La presse du FOI, probablement frustrée, ne voulut même pas le reconnaître313.

Les raisons de cette faiblesse ne furent pas affrontées. En allant plus loin que le sens littéral des textes et des résolutions, on peut légitimement se demander dans quelle mesure la longue présence de nombreux dirigeants du FOI dans le mouvement socialiste officiel avait imprimé des tendances à l’eurocentrisme, plus nettement perceptibles dans l’action politique concrète et quotidienne. Par ailleurs, avec l’avancée de la guerre, l’ILP employa des formules plus mitigées pour revendiquer la liberté des colonies. Quoi qu’il en soit, le rendez-vous fut manqué.