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« Un autre gobe-mouche brille aujourd'hui, et en fait tomber beaucoup. Faisons attention à ne pas tomber dessus et épargnons la chute aux autres. Par art ou par mauvaise habitude, le communisme est confondu dans les écrits ou les discours avec le stalinisme, qui, s'il était vrai (et il ne l'est pas), nous serions antisocialistes. Nous ne confondrons jamais Marx avec Staline, et nous nous sommes rebellés contre l'équation fausse, stalinisme égal communisme »460.

(Rino, « Socialismo e stalinismo. Distinzioni necessarie », Avanti!, 26-11-1939)

Au 46e congrès national de l’ILP (du 16 au 19 avril 1938 à Manchester) deux motions

s’étaient opposées sur le caractère socialiste de l’URSS et sur la nécessité de défendre ce pays en cas de guerre. Au final, en hommage à une tradition rodée du compromis, la motion approuvée à la conférence du BIUSR qui faisait appel à la défense des conquêtes restantes de la révolution d’Octobre fut votée, sans spécifier la nature sociale de l’État soviétique.

L’année suivante, la question de la nature de l’URSS et celle de la guerre se croisèrent dans les débats du congrès national du PSOP. Le parti était divisé. La majorité, composite, ne distinguait pas en URSS, à la manière de Trotsky, un cadre socio-économique progressiste

458 Ibidem, p. 628. 459 Ibidem, p. 630.

460 « Un acchiappa allodole differente brilla oggi, e fa cadere molti. Stiamo attenti di non cadervi noi e

di risparmiare la caduta ad altri. Ad arte, o per cattiva abitudine, si confonde, negli scritti o nei discorsi il comunismo con lo stalinismo, il che se fosse vero (e non lo è) noi saremmo degli antisocialisti. Noi non confonderemo mai Marx con Stalin, e ci siamo ribellati all’equazione non vera, stalinismo uguale comunismo », Rino, « Socialismo e stalinismo. Distinzioni necessarie », Avanti!, nouvelle série, n° 11, 26-11- 1939.

d’un régime politique réactionnaire qui, à son tour, affaiblissait l’URSS face à l’impérialisme mondial et devait être renversé. L’idée que les révolutionnaires n’avaient pas de tâches spécifiques liées à l’URSS prévalait au sein du PSOP. En d’autres termes, la défense de l’URSS était conditionnée.

Certains dirigeants allèrent plus loin. Collinet écrivit qu’une position à la Trotsky équivalait à renforcer le régime policier de Staline et, indirectement, aurait poussé l’expansionnisme allemand à se diriger vers l’ouest, faisant peser un lourd fardeau sur les épaules des travailleurs français. Le soutien à l’URSS était donc « dénué de tout contenu prolétarien et révolutionnaire »461. Hérard, pour sa part, refusa tout court la défense de l’URSS au nom

d’une analyse similaire à celle que James Burnham exposera de façon complète dans The Managerial Revolution462 : il identifiait en effet une tendance historique au dépassement

de la démocratie bourgeoise par des sociétés dirigées par la classe des techniciens. En ce sens, Hérard avançait comme hypothèse la progressive convergence de systèmes sociaux nés comme opposés, concrètement le régime fasciste, dans lequel la bureaucratie était désormais maîtresse et non plus serviteur du grand capital, et l’État soviétique, conquis par un appareil militaire et policier devenu omnipotent sur les épaules de la classe ouvrière.

Isolée, la gauche du PSOP avait pronostiqué comme probable l’invasion nazi de l’URSS et s’était préparée à une défense inconditionnelle de ce pays, sans toutefois abandonner une position d’indépendance de classe et de lutte pour le renversement aussi bien du capitalisme, dans ces États (même ceux dotés d’un régime démocratique) qui avaient temporairement scellé des alliances avec le Kremlin, que de la bureaucratie stalinienne, en URSS. Tout compte fait, cette position suivait celle de la Quatrième Internationale. Padmore maintint une position assez similaire au sein de l’ILP mais en étant un peu plus sur la défensive. En pleine guerre russo-finlandaise, préfigurant une « Sainte-Alliance » contre l’URSS, il écrivit sans ambiguïté que, dans ce cas, le devoir de chaque internationaliste serait très clair :

« The opposition, along with the rest of the peoples of the Soviet Union, would be compelled to rally to the defense of what remains of the October Revolution. For, as we have already stated, so long as the ownership of land and the means of production is socialized, Soviet economy represents a historical advance upon capitalist-imperialism »463.

461 M. Collinet, « Sur la situation internationale », Cahiers Rouges, n° 2, mai 1939, p. 11. 462 Voir J. Burnham, The Managerial Revolution, John Day Co., New York, NY, 1941.

463 Voir G. Padmore, « Hands Off the Soviet Union ! A Negro Leader Speaks Out Against the Social

Patriots », publié dans Left, n° 41, février 1940, et reproduit en forme abrégée dans Socialist Appeal, a. IV, n° 8, 24-2-1940. « Today the potential danger of imperialist intervention against the Soviet Union is greater than at any other time since 1921. This is the logical outcome of Stalin’s fundamental error of attempting to build “Socialism in a single country,” at the expense of the Revolution abroad. We regret the Soviet’s attack upon Finland and we must hold Stalin responsible for this major blow to the prestige of international Socialism. Nevertheless, it is necessary for the British working class to be on guard against being dragged by their capitalists into a war against the Russian workers and peasants under the hypocritical guise of defending “poor little Finland. Fate of World Workers Involved in the USSR. Does anyone seriously believe that if the Chamberlains and Daladiers – not to speak of Mussolini and the Pope – and their satellite, Mannerheim, had their own way, they would be satisfied merely with the military defeat of Russia and the liquidation of Stalinism ? This Unholy Alliance of Capitalism and Jesuitism would completely destroy the Russian working-class movement – trade unions and co-operatives. Worst disaster of all, they would completely liquidate the collective ownership of the means of production and restore to the financial manipulators of the City, Wall Street, and the Bank of France, who can visualise civilization only in terms of sterling, dollars, and francs – the swag confiscated from them by the October Revolution ».

Le rôle de l’URSS dans le conflit et l’action de Staline pesèrent sur l’évolution idéologique du socialisme de gauche. Comme nous l’avons déjà observé, ils suscitèrent des débats, des polémiques et des revirements. La question était simple : y avait-il en Union soviétique encore quelque chose que les prolétaires du monde entier fussent appeler à défendre ? Avec le bénéfice d’un regard rétrospectif, on peut affirmer que l’interprétation du sens du pacte Molotov-Ribbentrop fut l’étincelle qui, sur le long terme, déclencha des changements qualitatifs464. Il y eut un avant et un après. Le choc, dans l’immédiat, fut

digéré grâce à une intensification de l’aspect antistalinien de la propagande465. Mais le

besoin de préciser sa propre position crût :

« En 1917, Lénine, en arrivant aux négociations avec l'Allemagne impériale, visait à mettre fin à une guerre ; en 1939, Staline, en donnant libre cours à l'impérialisme d'Hitler, visait à en provoquer une autre. En 1917, Lénine et Trotsky concluaient la paix de Brest-Litowsk pour sauver la Révolution d'Octobre, qui n'aurait pas résisté à la poursuite de la guerre. En 1939, Staline et Molotov n'ont pas pensé à la révolution mondiale, s'accommodant du créateur du pacte anticommuniste. Et ce n'est certainement pas Hitler, l'homme de confiance de Krupp, qui s'est approché du communisme... »466.

Rompre avec un tel cadre pouvait signifier se diriger vers une scission avec le FOI. Ce fut le cas du Parti socialiste suédois, qui durant la guerre de Finlande réussit à approuver la mise au ban des communistes dans son propre pays. Cette réaction présentait des analogies avec celle prédominante dans le camp anarchiste, où ne manquèrent pas les incitations à agir contre les staliniens même en alliance avec les bureaucraties syndicales social- démocrates. En France, par exemple, Le Libertaire fit appel au secteur réformiste de la CGT dans un article, bien entendu non censuré, délibérément intitulé : « Le moment est venu de redresser le mouvement syndical par l’éviction total des bolchevistes »467. Des

tentations d’aller dans cette direction se manifestèrent au sein du FOI, plus que ce que l’on a bien voulu reconnaître jusqu’à présent. Et la rupture n’était pas une issue nécessaire.

464 Au contraire, les méthodes utilisées par l'appareil du PCF contre le PSOP, rappelées par Jaquier dans

ses mémoires, ne l'avaient pas produit : « Nos réunions publiques sont sabotées par les communistes. Ils évacuent nos orateurs, s’emparent des salles, de la tribune, font des conduites de Grenoble à nos militants”. En septembre, Marceau est roué de coups à Boulogne. En octobre, à Châtenay-Malabry, des énergumènes s’emparent de Marceau, de Berthélémy et de moi, dès notre arrivée », M. Jaquier, op. cit., p. 160.

465 Sur ce terrain, en 1938-1939, la presse socialiste de gauche s'était notamment penchée sur les

crimes de la police politique soviétique, en Espagne comme en URSS. Un espace considérable fut consacré aux révélations et aux prises de position des responsables soviétiques qui avaient rompu avec Staline. Voir, par exemple, « La Guépéou en Esapgne Républicaine », JUIN 36, n° 53, 5-5-1939 (un commento dell’articolo, stralciato, di Krivitsky pubblicato dal Saturday Evening Post, « Les révélations de Krivitsky ancien membre du Guépéou ») et « Francesco Ghezzi a-t-il été tué par le Guépéou ? », JUIN 36, n° 56, 26-5-1939 ; ou, encore, Il gruppo internazionalista indipendente del campo di Gurs (ILOT F), « La verità sul campo di Gurs. Perché è avvenuta la separazione dagli agenti stalino-nazisti », Avanti!, a. XLIV, n° 11, 2-9-1939.

466 « Nel 1917 Lenin, venendo a trattative con la Germania imperiale, , mirava a far finire una guerra;

nel 1939 Stalin, dando carta libera all’imperialismo hitleriano, mira a provocarne un’altra. Nel 1917 Lenin e Trotsky concludevano la pace di Brest-Litowsk per salvare la Rivoluzione di Ottobre, che non avrebbe resistito alla continuazione della guerra. Nel 1939 Stalin e Molotov non pensano certo alla rivoluzione mondiale, venendo a patti con il creatore del patto anticomintern. E non è certo Hitler, l’uomo di fiducia di Krupp, che s’è avvicinato al comunismo... », non signé, « Non si diffami Brest-Litowsk », Avanti!, a. XLIV, n° 11, 2-9-1939.

467 « Le moment est venu de redresser le mouvement syndical par l’éviction total des bolchevistes », Le

Pensons notamment à l’ILLA, aux maximalistes italiens ou à Smith, président de l’ILP de 1939 à 1941. Ce dernier écrivit que, contrairement au cas des stalinistes, il éprouvait du respect pour les pacifistes même dans le désaccord. Cette position impliquait de renoncer à toute forme de solidarité en cas de répression du parti communiste par l’État. Dans les faits, Smith était à la tête d’une minorité interne de droite mais personne, dans l’ILP, ne pensa à l’expulser. L’Avanti! rédigé par les socialistes exilés en France, publia pour sa part « Opinioni sindacaliste », soit des extraits du manifeste de l’aile social-pacifiste de la CGT (Delmas, Belin et Dumoulin en étant les premiers signataires) contre le pacte Hitler-Staline. De l’autre côté de l’Atlantique, suivant la même ligne, l’ILLA boycotta par tous les moyens les comités pour la paix créés artificiellement par le parti communiste, dans des alliances toujours plus étroites avec des secteurs « progressistes » de l’appareil de l’AFL468. À cette

pratique faisait suite une théorisation selon laquelle le stalinisme était « the most destructive movements that the labor movement of the world has ever had in its ranks »469.

Des changements s’opéraient-ils au sein du FOI ?

La véhémence de la dénonciation du régime stalinien parut entraîner derrière elle une révision de l’analyse sur la nature de l’État soviétique. Sa comparaison avec les régimes fascistes à travers le concept de totalitarisme ne fut plus une exception. Il est aussi intéressant de noter qu’en France, les articles qui portaient sur ce sujet furent parmi les moins censurés de JUIN 36. Dans le périodique du PSOP, contrôlé par l’aile « droite » du parti, le concept de « gouvernement autoritaire » autorisait à affirmer que stalinisme, fascisme et corporatisme « ne sont que trois têtes sous un même bonnet »470. Enfin, le

pacte Molotov-Ribbentrop semblait avoir scellé « l'alliance de deux systèmes politiques qui, partant de deux points diamétralement opposés, se sont rencontrés dans la même situation pratique, dictatoriale et barbare identique »471. À l’inverse, toute référence à ce

que ces socialistes avaient défini jusqu’alors comme les conquêtes restantes de la révolution d’Octobre ou, en d’autres termes, les fondements économiques de l’URSS, disparut. Ce que l’URSS exportait avec la guerre n’était rien d’autre que la suppression des libertés les plus élémentaires. Subtilement, donc, l’idée jamais professée auparavant que les travailleurs des pays capitalistes à démocratie parlementaire eussent quelque chose à perdre d’une hypothétique expansion militaire soviétique dans leur pays gagnait du terrain :

« Et en France, en Angleterre et ailleurs, quelles formes de liberté le stalinisme apporterait- il au peuple ? La Ghepeu, autres formes de Sibérie, les pelotons d'exécution, la corruption, le mensonge, le jésuitisme. Un jour, les socialistes de Pologne et de Finlande (à qui nous

468 Voir « C.I.O. Unions Bar Funds for Communist “Peace” Move” », Workers Age, n° 32, 31-8-1939 ;

« Communist In New “Peace” Movement », ibidem ; « Stalinists, Supported by Lewis, Split State C.I.O. »,

Workers Age, n° 35, 28-9-1940 ; M. Starr, « Progressives Save Teachers Union from Stalinist Grip », Workers Age, nn. 34-35, 21/28-9-1940.

469 Herman, « Commentary on B. D. Wolfe On Herberg », 21-8-1940, p. 14, dans AN, f. M. Pivert, 5/3. 470 « Une enquête nécessaire », JUIN 36, n. 68, 20-12-1939.

471 « l’alleanza di due sistemi politici che, partiti da due punti diametralmente opposti, si sono

incontrati nella stessa identica situazione pratica, dittatoriale e barbarica », « L’estremo TRADIMENTO »,

Avanti!, a. XLIV, n° 11, 2-9-1939. Voir ègalement « Accordo tra AFFINI », où l’on écrivait que « la méthode et

le but du fascisme sont identifiés avec le stalinisme » (« si identificano il metodo ed il fine del fascismo con lo stalinismo »).

souhaitons la victoire contre l'envahisseur) nous diront quelles libertés Staline leur a apporté avec l'occupation de leur territoire »472.

L’ILP fut plus prudent sur cette question. Mais la différence de sa prise de position par rapport à la majeure partie du FOI fut notée par la WIL, qui utilisa en particulier les thèses désormais ouvertement affirmée par l’ILLA pour interroger l’ILP sur son positionnement politique international :

« On the second important issue, the USSR and the war, the ILP arrived at the correct conclusions, i.e. despite the degeneration of the workers’ state under the monstrous Stalin oligarchy, its defence is still the duty of the international proletariat. Just how this squares with organisational association with the party of Jay Lovestone, was not explained. Presumably no delegate was sufficiently concerned to enquire »473.

Ces réflexions induisirent également une nouvelle façon d’observer les courants socialistes restés dans l’IOS. Les distances se firent abyssales avec cette partie de la gauche interne de l’IOS qui avait regardé en direction de Moscou. Au « bellicisme » s’ajoutait un nouveau chef d’accusation plus lourd encore. Nenni fut liquidé comme « homme de Moscou ». Sa plus grande responsabilité devint celle d’avoir « stalinisé plus de la moitié du parti et [a] rendu impossible tout rapprochement des forces socialistes »474. Dans le même temps,

l’idée d’une supériorité morale dans la conduite des partis de l’IOS par rapport à ceux de l’IC fit son chemin :

« It is worth emphasising that this indifference to the socialist morale code does not characterise the normal conduct of others sections of the working-class movement. Social Democrats in Spain differed from the POUM as much as the “communists” did, but they refused to identify themselves with the Communist Party lies and terrorism. The ILP is in sharp political conflict with the reformist sections of the working class movement, but I cannot remeber a single instance since the ILP left the Second International and the Labour Party when we have had reason to complain that either of these organisations has acted in an underhand way towards us, and I think they would say the same of the ILP »475.

Les conséquences sur le lexique politique ne tardèrent pas. Brockway n’était pas une exception quand il écrivait : « It is a libertarian Socialism for which we must strive »476.

Après la guerre, les déclinaisons de gauche (mais anticommunistes) de l’autonomisme socialiste repartiront justement des thèmes abordés dans ce paragraphe. Durant les mois qui suivent le partage de la Pologne, on observe seulement les germes et les tendances d’un processus moléculaire. Un processus similaire, à bien des égards, à celui qui définira

472 « E in Francia, e in Inghilterra e altrove quali forme di libertà porterebbe al popolo lo stalinismo ? La

Ghepeu, altre forme di Siberia, i plotoni d’esecuzione, la corruzione, la menzogna, il gesuitismo. Ci diranno un giorno i socialisti di Polonia e di Finlandia (ai quali auguriamo la vittoria contro l’invasore) quali libertà ha loro apportato Stalin con l’occupazione del loro territorio », Rino, « Stalinismo e libertà. Distinzioni necessarie », Avanti!, a. XLV, n° 1, deuxième série, 7-1-1940.

473 « ILP Easter Parade », Workers’ International News, a. III, n° 4, avril 1940.

474 « stalinizzato più della metà del partito e [ha] reso impossibile ogni riavvicinamento delle forze

socialiste », « Deliri bellici », Avanti!, a. XLIV, n° 11, 2-9-1939.

475 F. Brockway, Inside the Left, cit., p. 344. 476 Ibidem.

la trajectoire de ces trotskistes qui, après le pacte Molotov-Ribbentrop, refusèrent la défense inconditionnelle de l’URSS et fondèrent le WP.

En 1939-1940, les socialistes du FOI s’engagèrent-ils, sans en avoir encore conscience, sur cette pente qui portera la majorité d’entre eux, dans l’immédiat après-guerre, à passer de l’antistalinisme à l’anticommunisme ?