• Aucun résultat trouvé

Contre les « papistes » : la critique à la Quatrième Internationale

La naissance du FOI avait suivi de quelques semaines seulement la fondation de la Quatrième Internationale. La polémique entre ces deux courants prit de l’ampleur. Les thèmes utilisés par les socialistes de gauche ne furent pas nouveaux. Selon eux, la fondation de la QI était inopportune. Le processus de maturation des avant-gardes n’était pas encore suffisant et le choix des bolcheviques-léninistes aurait péché par mécanisme. La nouvelle organisation avait été proclamée « par le haut », en l’absence des conditions minimum nécessaires à son existence, se transformant ainsi en une caricature. Ces considérations contenaient toutefois des éléments plus profonds de différend idéologique. Dans toutes les publications du socialisme de gauche de 1938-1939, on note en effet une certaine insistance à reprocher à Trotsky son autoritarisme (la fondation même de la QI en serait une manifestation) et à la QI dans son ensemble l’utilisation de tons et de méthodes déloyales. En bref, les chefs d’accusation étaient le sectarisme, l’autoritarisme et le dogmatisme. La même relation idéologique entre trotskisme et stalinisme était proposée de plus en plus fréquemment, dans les termes d’une parenté.

Les principaux protagonistes de ces controverses, dans le camp socialiste, furent certains des leaders les plus prestigieux : Fenner Brockway, Marceau Pivert et Julián Gorkin. Les dirigeants plus concentrés sur le plan national de la polémique ne manquèrent pas non plus. En France, par exemple, l’entrisme d’une grande partie des trotskistes au sein du PSOP couva, en réaction, un virulent courant anti-trotskyste marqué par des personnages tels que Collinet et René Lefeuvre, âme des éditions Spartacus. Figure noble du socialisme de gauche, Angelica Balabanoff, malgré le rôle éloigné qu’elle joua au sein du FOI406 et son

rapprochement avec le SPA, fut l’autrice de textes, à commencer par son autobiographie, qui furent largement utilisés dans la polémique contre le trotskisme. Il ne faut pas sous- évaluer le fait que l’âpreté de la critique adressée au bolchevisme par Balabanoff anticipait, et préfigurait, le tournant anti-communiste adopté par le socialisme de gauche international après la fin de la guerre. Enfin et surtout, parmi les sources qui inspirèrent la bataille politique anti-trotskiste des socialistes de gauche se trouvent de nombreux textes polémiques d’ex-militants du mouvement guidé par Trotsky, du grec Vitte à l’autrichien Kurt Landau. Mais procédons par ordre.

Partons de quelques antécédents fondamentaux. Comme nous l’avons déjà observé, la révolution espagnole et le Front populaire en France avaient constitué des questions décisives pour définir les différences avec les trotskystes. Dans ces circonstances, Gorkín avait été l’un des dirigeants du POUM les plus hostiles à la section espagnole du mouvement bolchevique-léniniste d’alors. Dans une série d’articles publiés par le

406 Balabanoff, en tout cas, entretint pendant toute la guerre une correspondance régulière avec les

maximalistes socialistes italiens exilés en France et avec Pivert, avec lequel elle jouissait d'une estime incontestée.

quotidien du parti, La Batalla, il avait minutieusement pris ses distances avec le trotskysme. Cette production ne valut pas au POUM d’être épargné par la calomnie staliniste affirmant qu’il s’agissait d’un agent de Trotsky (et donc, pour les staliniens, de Franco et d’Hitler) mais elle contenait (pour qui voulait bien les lire) des éléments utiles pour comprendre les racines de la controverse. Aux bolcheviques-léninistes, Gorkín reprochait une tendance à attaquer leurs adversaires politiques « capricieusement et sectairement » et d’être hors de la réalité, victimes du « schématisme le plus impuissant »407. Sautant à pieds joint dans la psychologie, Gorkin décrivit l’obstination de

Trotsky et Staline à ne pas admettre leurs erreurs408et à prétendre à l’infaillibilité409. En ce

qui concerne les critiques politiques adressées par Trotsky au POUM, Gorkin utilisa les conflits dans le camp adverse pour éviter un débat de fond et invoqua l’exemple de Sneevliet, dont l’organisation (le RSAP) était en rupture avec le secrétariat international trotskyste et partageait la tactique électorale du POUM. Les deux articles de Gorkín avaient été précédés d’un texte signé Spectator, alias de Landau, lequel avait accusé Trotsky de déloyauté, de manque de sincérité et d’absence de tact, c’est-à-dire la question des tons déjà soulevée par Pivert. Outre le plan formel, Landau soutenait que le révolutionnaire russe avait créé les bases, différemment de Lénine, de l’idéalisation de l’URSS, ne cessant de définir comme ouvrier (Trotsky ajoutait bureaucratisé) l’État soviétique. La QI était jugée comme une « organisation autoritaire » qui s’efforçait de créer une internationale indépendamment des conditions objectives. L’alternative, poursuivait Landau, était un mouvement de type zimmerwaldien, hétérogénéité incluse, plus adapté pour impliquer aussi les masses anarchistes et ne pas tomber dans le sectarisme410. Dans

sa conclusion, Landau fut sentencieux : « nous ne sommes ni trotskistes, ni anti-trotskistes. Nous sommes, plus modestement, des marxistes qui rejettent le trotskisme »411. Deux ans

après la sortie de cet article, Landau avait entre-temps été assassiné en Espagne par les staliniens, l’hebdomadaire du PSOP publia à nouveau un autre texte particulièrement anti- trotskyste écrit par le militant autrichien. Le martyr de Landau, respecté aussi par les trotskystes, ne réussit pas à couvrir la polémique maladroite derrière le choix éditorial. Le texte s’appuyait sur des passages comme le suivant :

« Le trotskysme s’imagine, dans sa folie sectaire, qu’on peut répéter l’histoire comme on répète le catéchisme ; il croit vraiment qu’une IVe Internationale, comme copie fidèle de la IIIè Internationale jusqu’en 1923, est possible »412.

407 J. Gorkín, « Ni stalinistas ni trotskystas », La Batalla, 22-4-1937. 408 Ibidem.

409 J. Gorkin, « El Trotskysmo y el Poum », La Batalla, 24-4-1937.

410 Voir Wolfe Bertram [Kurt Landau], The Spanish Revolution of 1936 and the German Revolution of

1918-1919, Spanish Revolution series, Editorial Marxista, Barcellona 1937: « The absence of either a

revolutionary programme or cadre is no accident. They show that the historical conditions for the formation of a new International do not yet exist. In such conditions in the course of a victorious revolution, where the new revolutionary proletarian vanguard has not yet begun to form, a new International would stand half way between the London Bureau and the sectarian Fourth International. We might add that the founding of a new International would deter the revolutionary Anarchist masses from participating in a regroupment. Such a regroupment will be possible only in the way that these things generally are – in a movement similar to that of Zimmerwald ».

411 « no somos ni trotskistas ni antitrotskistas. Somos, más modestamente, marxistas que rechazan el

trotskismo », Spectator [Kurt Landau], « Sobre la question del Trotskysmo », La Batalla, 20-4-1937.

412 K. Landau, « Bolchevisme, ‘Trotskysme’, Sectarisme », JUIN 36, n° 55, 19-5-1939. Voir aussi K.

Landau, « Le Trotskysme et la Révolution Espagnole », JUIN 36, n° 60, 26-6-1939. Le jugement de Jaquier, cadre du PSOP, aux prises avec son autobiographie au début des années 1970, n'aurait pas été très différent

Les textes de l’ILP présentaient une homogénéité substantielle avec ce que soutenaient le POUM413 et le PSOP. La violence verbale moindre était probablement motivée par la plus

grande acuité de l’affrontement politique général produit en Espagne et en France. Une certaine dureté ne manquait toutefois pas, notamment dans le ton adopté. Brockway accusait les trotskystes d’être des scissionnistes congénitaux, obsédés par la chimère de la « completed revolutionary policy »414. La critique s’étendait à la méthode de construction

de l’internationale de Trotsky. La méthode de l’ILP, au contraire, partait de l’évaluation que la réaction des travailleurs à l’échec de la Deuxième et de la Troisième Internationale « has not yet proceeded far enough among the working class to allow the political clarification and unity necessary for the formation of a Revolutionary International ». Il s’agissait donc de favoriser un processus en cours sans s’auto-leurrer avec une « naissance illusoire »415.

En 1942, Brockway, même s’il rappela que « I have often been called a Trotskyist », confirma le caractère substantiel des désaccords :

« His view that it was possible to form a “Fourth International” by a thesis thrown into vacuum I regarded as nonsense : I held that a revolutionary international could come only from an upsurge of the workers arising from some historical development and that without this accompanying mass movement the most perfect thesis had little significance. Trotsky’s dealings with his followers convinced me that, despite his advocacy of “proletarian democracy”, he had the same instinct for personal power as Stalin and that were he head of the Russian State he would treat dissentients from his policy with a ruthlessness similar to Stalin’s. […] I frequently concurred with Trotsky’s analysis of events, but I saw little difference in spirit between Mexico and Moscow”416.

Du côté de la littérature plus fortement influencée par la rancœur et la désinvolture dans l’usage d’épithètes injurieuses et substitutives de l’argumentation rationnelle417, le texte

écrit par le grec Vitte, un ex-membre de l’Opposition internationale de gauche, est une sorte de modèle. Vitte déclara vouloir dresser un bilan de la collaboration (1929-1934) entre les archéo-marxistes et le mouvement bolchevique-léniniste. Publié à l’origine en grec, le texte fut traduit en français, Vitte lui-même résidait à Paris en 1939, et circula dans les sphères dirigeantes du FOI et du CMRI. Le texte, loin d’être une dissertation simplement historique, était un instrument de lutte fractionniste en 1939 et s’insérait dans la polémique en cours avec la QI. Trotsky était accusé (et cela suscite encore aujourd’hui une certaine stupeur) de détester le débat politique et de vouloir imposer son point de vue au moyen de manœuvres d’organisation, animé d’une « crainte maladive que des

pour souligner l'impératif de la mise à jour. Il évalua les perspectives politiques de Trotsky dans les années 1930 comme « rêveries utopiques d’un homme génial, certes, mais dont l’inspiration enfermait dans un cliché dépassé la Révolution d’Octobre et le réel de 1939 », M. Jaquier, op. cit., p. 162.

413 L'hebdomadaire PSOP accueillit plusieurs communications de la direction du POUM, dont certaines

informations sur les expulsions de trotskistes de ce parti et de sa jeunesse, voir « Communications du P.O.U.M. et de la J.C.I. », JUIN 36, n° 54, 12-5-1939.

414 F. Brockway, « How To Build A Revolutionary Party », Controversy, n. 30 / The Left, n. 1, mars 1938,

p. 22.

415 Ibidem, p. 24.

416 F. Brockway, Inside the Left, cit., p. 263.

417 Même en ce qui concerne Lev Sedov et Natalia Sedova, les propos de Vitte se résument à des ragots

ennemis chercheraient à s’emparer de la direction de l’organisation »418. La QI était décrite

de façon sinistre comme un lieu dans lequel « autour de lui [Trotsky] il n’y a que des automates prêts à changer leurs opinions, selon les lettres et les articles de TROTSKY ». Vitte poussa jusqu’aux conséquences ultimes d’une telle affirmation et écrivit qu’« ainsi le trotskisme devient le complément du stalinisme : le revers de la même médaille ». Des révolutionnaires comme Alfonso Leonetti, Pietro Tresso et Pierre Naville étaient liquidés comme de « petits bureaucrates »419 assoiffés de pouvoir.

Enfin, le texte se concluait, brusquement, jugeant Trotsky centriste (lequel, à son tour, jugeait centriste le Bureau de Londres), ce qui vaut la peine d’être mentionné. L’élément politique fourni sommairement pour étayer cette appréciation était la position de Trotsky « sur l’attitude du prolétariat des pays alliés à l’U.R.S.S. »420 en cas de guerre. Vitte ne

pouvait faire référence qu’à la discussion sur la défense inconditionnelle de l’URSS. Parmi ses critiques, des éléments s’étaient mis en évidence, comme Craipeau ou Vereeken, lesquels contestaient la nature ouvrière de l’État soviétique et l’idée que le prolétariat international eût encore quelque chose à défendre en URSS. Vereeken avait également contesté l’interprétation du défaitisme révolutionnaire qu’avait fait Trotsky, assimilé par le militant belge à une forme de sabotage. En 1938, Vereeken avait rejoint le FOI et n’avait pas changé d’opinion. Quelques mois après la publication du texte de Vitte, qui, dans son contenu, n’était pas différent de la position générale de son courant, le pacte Molotov- Ribbentrop et l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale relanceront la discussion sur la nature de l’URSS dans la QI, avec la naissance au sein de la section étasunienne d’une minorité décidée à abandonner le mot d’ordre de défense inconditionnelle de l’URSS. Ce ne fut pas par hasard si un tel changement de perspective sur l’URSS rendit cette minorité, entre temps promotrice du WP, digne d’une certaine attention politique de la part des socialistes de gauche.

La jeunesse du PSOP adopta une position originale. Rangée au niveau national à la gauche du parti, le CC de la JSOP s’opposa en mai 1939 aussi bien à l’adhésion à l’union internationale de la jeunesse bolchevique-léniniste qu’au « Bureau international des jeunesses socialistes révolutionnaires » (BIJSR). Pour les jeunes du PSOP, les deux mouvements n’étaient pas à la hauteur de la situation. Une telle approche était analogue à celle de la gauche du parti, convaincue que l’avenir était lié à la capacité à devenir le creuset de toutes les forces révolutionnaires, y compris trotskistes. Mais une plus grande ouverture tactique envers les trotskistes n’éloignait pas le groupe dirigeant des jeunesses du PSOP, en dehors des éléments provenant de la QI, de certaines raisons de l’anti- trotskisme des adultes421. Dans le bulletin national de la JSOP, on retrouve en effet des

textes de polémique avec la « direction autocrate du camarade Trotsky », dont les méthodes d’organisation sont jugées être une « réplique du stalinisme »422. En outre, le

groupe dirigeant de la JSOP autour de Weitz pensait lui aussi la construction de la nouvelle

418 S. T. Witte, « NOTRE EXPERIENCE AVEC TROTSKY », dactyloscripte, 1939, p. 3, dans La

Contemporaine, f. René Lefeuvre, donation n° 63648, non classée.

419 Ibidem, p. 5. 420 Ibidem.

421 Jaquier fournit, dans ses mémoires, une confirmation supplémentaire de cette tendance lorsqu'il

écrit que « pour moi, le trotskysme n’était qu’une branche bâtarde du léninisme, comme le stalinisme en était une autre », M. Jaquier, op. cit., p. 92.

422 Ladmiral, « Encore au sujet du ‘dilemme’ trotskyste: IV Internationale ou Bureau de Londres ou la fin

internationale comme un processus, attribuant au révolutionnaire russe la sous-évaluation de « l’œuvre collective des masses révolutionnaires »423.

En conclusion, il n’est pas surprenant que le groupe dirigeant du PSOP utilisât, dans sa correspondance en temps de guerre, l’adjectif « papiste » pour définir les trotskystes. En cohérence avec une telle approche, au cours de leur exil mexicain, Pivert et Gorkin mettront l’accent sur la revendication de la tradition libertaire du socialisme, pas tout à fait distincte de l’anarchisme, jetant à leur tour un pont idéologique pour un retour successif et particulier, individuel et de courant, dans le sein de la social-démocratie. La collaboration, étroite mais orageuse, avec Victor Serge, autre exilé politique accueilli par le Mexique de Lázaro Cárdenas durant la Deuxième Guerre mondiale, ne fut pas indifférente.

2.8 Le Centre marxiste révolutionnaire international : « machine contre la Quatrième