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La première correspondance entre Pivert et Trotsky, en 1935, trouve son origine dans l’expulsion des bolcheviques-léninistes de la jeunesse de la SFIO. Pivert, bien que contraire à la mesure, critiqua les partisans de Trotsky pour avoir simplifié la tâche à l’appareil socialiste en adoptant des méthodes et un ton trop brusques et péremptoires, et en se posant comme un corps extérieur au parti. La réponse de Trotsky, centrée sur le contenu lié à des numéros et des étiquettes politiques, mit fin à cette première confrontation443.

L’importance accordée par le révolutionnaire russe à la naissance du PSOP le convainquit de relancer la discussion avec le socialiste français, comme l’expliquait l’incipit de la première missive de Trotsky :

« La situation est si critique, le sort du prolétariat de la France, de toute l’Europe, et, dans une large mesure, du monde, dépend si étroitement du prochain développement des événements en France, les éléments fondamentaux de la situation sont si clairs, même à distance, que je trouverais inadmissible de ne pas tenter de m’expliquer avec vous alors que tout n’est pas encore perdu »444.

La situation française était caractérisée par l’approche d’un épilogue définitif, c’est-à-dire non modifiable pendant un certain nombre d’années. L’heure des grandes décisions était venue. L’issue du processus en cours pouvait être une dictature fasciste (anticipée par un régime bonapartiste militaire) ou la victoire du prolétariat. Les délais n’auraient pas été bien longs, un an ou deux au maximum, pronostiqua Trotsky avec intuition. Sur ces deux points, non négligeables, l’accord avec Pivert était réel445.

candidates in elections, etc.), they think it could be a good idea for some of us in NY to try to get to meet him and show him a few things », T. Phelan à M. Shachtman, 20-8-1939, dans HI, f. SWP, 32/15.

443 L. Trotsky, « ‘Étiquettes’ et ‘numéros’: au sujet de la lettre de Marceau Pivert aux camarades frappés

par la conférence nationale des Jeunesses socialistes de Lille », 7-8-1935, publié dans La Vérité, 25-8-1935, reproduit dans L. Trotsky, Le mouvement communiste en France (1919-1939), , pp. 521-526. Le même numéro de La Vérité publia également une lettre de Marceau Pivert aux expulsés de la jeunesse socialiste.

444 L. Trotsky, « Lettre à Marceau Pivert », 22-12-1938, publiée dans New International, a. V, n° 5, mai

1939, traduite en français par Guérin dans L. Trotsky, Le mouvement communiste en France (1919-1939), Minuit, Paris 1967, pp. 615-617.

445 Ceci est confirmé, indirectement, par une référence de Trotsky à une déclaration que Pivert aurait

faite lors d'une conversation avec Rosmer à la fin du mois de janvier 1939. Rosmer avait été chargé par Trotsky de mener une enquête auprès des cadres du PSOP pour connaître leurs intentions, voir L. Trotsky,

Passant à l’analyse des possibilités de création d’un parti révolutionnaire, Trotsky critiqua sans diplomatie les partis du BIUSR pour avoir démontré, dans le feu des événements, une « incapacité absolue dans l’action révolutionnaire et, les années suivantes, leur incapacité non moins absolue d’apprendre quoi que ce fut de leurs propres erreurs ». Par conséquent, en vue de former une organisation à la hauteur de l’époque et dotée d’une volonté farouche, Trotsky ne voyait pas « d’autre voie à la formation immédiate d’une avant-garde révolutionnaire en France que l’unification immédiate de votre parti et de la section de la IVe »446. Trotsky exprima son inquiétude concernant l’étirement des

négociations sur la fusion (qui en effet échoueront avant même de commencer) et termina la missive en indiquant à Pivert la grande responsabilité politique qui pesait sur ses épaules : « fort semblable à celle qui pesait sur Andreu Nin dans les premières années de la révolution espagnole »447.

La réponse de Pivert, au nom du Bureau du PSOP, arriva le 26 janvier 1939. Dans celle-ci, le leader du PSOP reprenait les raisons qui avaient persuadé son parti de ne pas adhérer à la Quatrième Internationale. Des argumentations qui avaient entravé dès la moitié des années trente le rapprochement des socialistes de gauche du mouvement inspiré par Trotsky. En premier lieu, Pivert mettait en question les méthodes des trotskistes :

« Nous désirons vous parler franchement, camarade Trotsky, au sujet des méthodes sectaires que nous avons constatées autour de nous, qui ont contribué aux échecs essuyés et qui ont affaibli l’avantgarde. Je songe à ces méthodes qui consistent à violer et à violenter l’intelligence révolutionnaires des militants –nombreux en France– qui ont l’habitude de se faire eux-mêmes leur opinion et qui se mettent loyalement à l’épreuve des faits. Je songe à ces méthodes qui consistent à interpréter sans indulgence le moindre tâtonnement dans la recherche de la vérité révolutionnaire. Je songe enfin aux méthodes qui tendent, par une colonisation opérée par l’extérieur, à dicter au mouvement ouvrier des attitudes ou des réactions qui ne surgissent pas des profondeurs de son intelligence collective. C’est dans une large mesure pour cette raison que la section française de la IVe

Internationale s’est montrée absolument incapable non pas même d’atteindre les masses, mais de former des cadres éprouvés et sérieux »448.

Absent du Bureau du PSOP qui avait discuté de la réponse à Trotsky, le 2 février Guérin pris soin de lui écrire une lettre à titre personnel. Selon lui, il n’existait pas entre le PSOP et le POI de « sérieuses divergences », à l’exception de celles qui avaient été « créées artificiellement par le sectarisme de certains ». La clé de voûte de la situation pouvait se trouver dans une intervention directe de Trotsky auprès de ses compagnons, seule garantie réelle d’une fusion loyale aux yeux de Guérin.

Écrivant à son ami Rosmer, qui avait discuté à sa demande expresse avec Pivert, Trotsky revint sur l’accord de fond dans l’analyse qui, en 1936 non plus, ne s’était pas traduit en conclusions pratiques communes en raison de la confiance partielle que le socialiste français avait continué d’accorder à Léon Blum. Revenant au présent, Trotsky attribuait un sens négatif profond à l’appartenance de Pivert à la franc-maçonnerie, se demandant comment était-il possible de « s’opposer sérieusement à l’abjecte politique du Front « Lettre à Rosmer », 14-2-1939, publiée dans New International, a. V, n° 5, mai 1939, intitulée « Lettre to a Friend in France » et traduite en français par Guérin dans L. Trotsky, Le mouvement communiste en France

(1919-1939), cit., pp. 618-622.

446 Ibidem, p. 617. 447 Ibidem.

Populaire – c’est-à-dire à la subjugation politique du prolétariat par la bourgeoisie radicale – et en même temps de demeurer dans un "bloc" moral avec les chefs de la bourgeoisie radicale, avec les canailles et les staviskystes qui, en leur qualité de francs-maçons, prétendent assumer la tâche de régénération "morale" de l’humanité. En face d’une contradiction aussi flagrante, chaque travailleur a le droit de dire: “Les socialistes ne croient pas en leur for intérieur à la révolution socialiste; autrement, ils ne resteraient pas les amis des chefs de la classe contre laquelle ils sont censés préparer la révolution!” »449.

Le reproche de Trotsky à Pivert était celui de ne pas réussir à conquérir une pleine indépendance de l’opinion publique de la petite bourgeoisie. La participation à la franc- maçonnerie, dans ce sens, exprimait une disposition sociale de la personnalité politique :

« La révolution exige d’un homme le don entier de sa personne. Bien douteux sont les révolutionnaires qui ne trouvent pas la satisfaction de leurs besoins politiques et moraux dans un parti d’ouvriers révolutionnaires, mais qui aspirent à quelque chose de ‘mieux’ et de plus ‘élevé’ dans une société de bourgeois radicaux. Que cherchent-ils au juste ? Qu’ils s’en expliquent donc aux travailleurs... »450.

Être incapable de tirer des conclusions révolutionnaires de prémisses d’une telle nature était, pour Trotsky, ce que l’on pouvait créer de plus dangereux à une époque de guerre et de révolution. C’était justement cette limite qui avait détruit le POUM. Trotsky continuait donc de juger Pivert comme paralysé face aux devoirs révolutionnaires qui découlaient de son analyse. Sur la question des reproches faits par Pivert sur le ton et le langage violent des partisans de Trotsky en France, le révolutionnaire russe réagit vivement. Sans nier la possibilité de cas dans lesquels un certain manque de tact fut exprimé, sa réponse fut sèche :

« Mais cela devrait-il revêtir une sérieuse importance politique aux yeux d’un révolutionnaire ? Depuis les origines du mouvement ouvrier, l’accusation d’user d’un ton déplacé, d’être trop violent ou de manquer de tact n’a jamais cessé d’être lancé contre les représentants de l’aile gauche (contre Marx, contre Engels, Lénine, Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht) »451.

S’efforçant d’expliquer cette dernière affirmation, présentée comme un invariant historique et politique, Trotsky alla bien au-delà de la polémique immédiate :

« Cela s’explique, d’une part par le fait que les socialistes qui n’ont pas rompu complètement avec les préjugés de l’opinion publique bourgeoise et qui sentent l’ambiguïté de leur propre position ne supportent pas la moindre critique ; c’est une loi de la psychologie ; d’autre part, ceux qui, luttant désespérément contre les partis dominants, sont inspirés par des idées révolutionnaires intransigeantes, ont toujours tendance, particulièrement dans une situation critique comme celle d’aujourd’hui, à se montrer impatients, exigeants à l’extrême, irritables à l’égard de ces éléments centristes qui hésitent, attendent, se dérobent, perdent du temps. Toute l’histoire du mouvement révolutionnaire est marqué par un dialogue polémique entre ces deux types humains »452.

449 Ibidem, p. 619. 450 Ibidem, p. 620. 451 Ibidem, p. 621. 452 Ibidem.

Trotsky conclut la lettre en faisant allusion à des typologies de militants dont le PSOP aurait dû se débarrasser, au lieu de penser à punir des révolutionnaires qui exprimaient ouvertement, peut-être avec trop de fougue, leurs idées. Les exemples furent Raymond Molinier, représentant des « intrigants sans principes », lesquels « essaient de prendre de l’influence non par une lutte idéologique, mais par des intrigues de couloir » et « les sectaires égocentriques et absolument stériles » du type de Vereeken, lequel avait besoin d’un parti uniquement « pour servir d’audience à ses gazouillements ». Enfin, avec une incursion au cœur du BIUSR, il estima Maxton très en dessous du menchevique de gauche Martov. L’invitation pressante de Trotsky fut à entreprendre une discussion sur les contenus, laissant de côté les problèmes formels ou d’amour propre.

En ce qui concerne la position intermédiaire adoptée par Guérin, l’artisan de l’insurrection d’octobre 1917 n’en partageait pas l’évaluation centrale. Bien que prompte à reconnaître l’existence de nuances internes au PSOP, les positions dominantes du courant de Pivert lui paraissaient séparées de celle de la QI par rien de moins qu’un abysse. La réponse de Pivert du 26 janvier fut citée comme élément probant de cette affirmation catégorique453.

Reprenant, à l’usage de Guérin, ses désaccords de fond avec Pivert (du mois de juin 1936 en France à la stratégie du POUM), Trotsky releva que « le rythme des événements ne s’adapte pas au rythme de l’indécision centriste »454. En dernière analyse, les dirigeants

centristes « craignant de s’engager eux-mêmes, ils jouent à cache-cache avec le processus historique ». Telle fut la principale critique du communiste russe de la tendance à refuser de se définir avec précision, qu’il attribuait non seulement à Pivert mais à l’ensemble des formations provenant du Bureau de Londres, bien incarné par Brockway, défini comme un « prêtre centriste »455. La volonté ferme et proclamée de se démarquer du trotskysme, en

plus de ne pas épargner cette « injure » aux socialistes de gauche, devenait, dans ce sens, une question tout sauf formelle :

« C’est précisément en raison de l’approche de la guerre que la réaction mondiale et surtout son agence staliniste attribuent tous les maux au ‘trotskysme’ et dirigent contre lui leurs principaux coups. D’autres reçoivent quelques horions en passant, se faisant traiter aussi de ‘trotskystes’. CE n’est pas par hasard. Les groupements politiques se polarisent. Le ‘trotskysme’ c’est, pour la réaction et ses agents, la menace internationale de la révolution socialiste. Dans ces conditions, les centristes de toutes nuances, effrayés par la pression croissante de la réaction démocratique staliniste, jurent à chaque pas: “Nous ne sommes pas trotskystes”, “Nous sommes contre la IV° Internationale”, “Nous ne sommes pas si mauvais que vous le croyez”. C’est jouer à cache-cache. Mon cher Guérin, il faut en finir avec ce jeu indigne!”456.

Enfin, sur la question des dimensions de la QI, Trotsky retourna l’argumentation et invita Pivert à cesser de se préoccuper de l’isolement des révolutionnaires si cela devenait un motif pour « pouvoir rester tout près des pacifistes, des confusionnistes et des francs- maçons »457. En ce qui concerne la maturation des masses, il présenta à nouveau à Guérin

ses idées générales sur les lois de transformation d’une petite minorité en un parti :

453 L. Trotsky, « Lettre à Daniel Guérin », 10-3-1939, dans New International, a. V, n° 5, mai 1939, pp.

38-43, dans L. Trotsky, Le mouvement communiste en France (1919-1939), cit., p. 623-630.

454 Ibidem, p. 624. 455 Ibidem, p. 628. 456 Ibidem, p. 626. 457 Ibidem, p. 627.

« toute la masse ne sera jamais mûre sous le capitalisme. Les différentes couches de la masse mûrissent à différents moments. La lutte pour la maturation de la masse commence avec une minorité, une ‘secte’, avec une avant-garde. Il n’y a et ne peut y avoir d’autre voie dans l’histoire »458.

Guérin ne fut pas convaincu par les argumentations de Trotsky. Malgré cela, sa collaboration avec les trotskystes du PSOP sera étroite et son court passage à la tête de l’éphémère secrétariat d’Oslo du FOI lui vaudra plusieurs accusations de trotskisme.

Avec Pivert, en revanche, la rupture fut sans appel. La polémique entre les deux connut une nouvelle flambée à l’été 1939 mais les textes respectifs avaient désormais la forme du jugement sans appel. Tandis donc que Pivert se confortait dans l’idée d’une parentèle entre trotskysme et stalinisme, Trotsky jugea Pivert de façon péremptoire, comme un « centriste organique qui, sous l’influence des événements révolutionnaires se déplacera plutôt vers la droite que vers la gauche »459.