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La pratique ultérieure versus une notion factuelle du CAI

3. De l’importance de certaines sources particulières

3.1.3 La pratique ultérieure versus une notion factuelle du CAI

En plus des exigences liées à la prise en compte de la pratique ultérieure, un élément propre au DCA doit être évoqué ici. La notion de CAI possède la particularité de se présenter comme

« factuelle ». En d’autres termes, l’existence d’un CAI se décide sur la base d’une analyse concrète de la présence ou de l’absence d’hostilités sans laisser de place à l’appréciation de la situation par les Etats (parties ou non parties au conflit). C’est un aspect que nous relèverons à de nombreuses reprises dans nos différentes questions autour de l’acte déclencheur. En effet, les étapes interprétatives du sens ordinaire, du contexte, de l’objet et du but et des travaux préparatoires (ainsi que de l’historique au sens plus large) nous enjoignent de ne pas oublier que la notion de CAI a été pensée comme factuelle, se détachant précisément de la qualification que les Etats en font. Ceci se ressent déjà dans la lettre de l’article 2 commun qui précise qu’un CAI existe « même si l’état de guerre n’est pas reconnu » par les parties au conflit et qui n’exige plus de déclaration de guerre pour qu’un tel conflit existe. La plupart des définitions du CAI de l’article 2 commun posées dans la doctrine et la jurisprudence rappellent cet élément fondateur qui marqua en 1949 le passage de la notion de « guerre » à celle de CAI222.

220 Notons que comme il sera précisé au fil de nos questions autour de l’acte déclencheur, nous ne soutenons pas nécessairement qu’un acte devrait être exclu de la définition du CAI sur la base des différents chefs mentionnés dans cette énumération. Nous évoquons simplement ici des éléments qui sont relevés par la doctrine et/ou la jurisprudence pour nier la qualité d’acte déclencheur d’une attaque. Nos positions sur ces différentes propositions ressortiront tout au long de notre travail.

221 Par exemple, Andrea Bianchi et Yasmin Naqvi considèrent que les termes du Manuel militaire du Royaume-Uni qui excluent de la définition de conflit armé les incursions accidentelles en territoire étranger et les bombardements accidentels vont dans le sens de prévoir un seuil de violence pour les CAI. Nous pourrions dans un autre sens lire ce passage comme excluant certaines actions accidentelles de la notion de CAI. Bianchi et Naqvi, International humanitarian law and terrorism, p. 65.

222 Cet élément du caractère factuel de la notion de CAI est repris dans la plupart des écrits s’étant arrêté sur cette catégorie. Voir à titre d’exemple CICR, Comment le terme « conflit armé » est-il défini en droit international humanitaire ?, p. 1; CICR, Le droit international humanitaire et les défis posés par les conflits armés contemporains, p. 9. Voir aussi David, Principes de droit des conflits armés, p. 155; Kolb, Ius in bello: le droit international des conflits armés: précis, p. 156-159; Greenwood, The Applicability of International Humanitarian Law and the Law of Neutrality to the Kosovo Campaign, p. 39; Berman, Privileging Combat?

Contemporary Conflict and the Legal Construction of War, p. 15-18; Berman, “When does violence cross the armed conflict threshold: current dilemmas”, p. 36.

Ce que nous venons de poser sur la notion factuelle du CAI concerne notre examen de la pratique ultérieure sur deux niveaux. Premièrement, étant donné que les Etats n’ont pas l’obligation de reconnaître l’existence d’un CAI (alors qu’ils devaient par le passé déclarer la guerre afin qu’une guerre existe et que le droit de la guerre s’applique), nous ne pouvons nous reposer sur les silences des Etats par rapport à une situation particulière pour en déduire qu’ils refusent l’existence d’un CAI dans ce cas223. Deuxièmement, il faudra toujours garder à l’esprit que les qualifications étatiques, si elles ne sont pas interdites, ne peuvent décider de la naissance d’un CAI particulier. Nous avons donc d’un côté des déclarations et comportements des Etats qui peuvent, s’ils remplissent certains standards, nous servir pour interpréter la notion de CAI de l’article 2 commun dans un sens défini (et même décider de la substance d’une définition coutumière du CAI si l’on se place dans la démarche de déterminer la signification du terme CAI dans les sources formelles du DIP) et, de l’autre, l’impossibilité pour ces déclarations et comportements d’infléchir la qualification d’une situation précise de violence224. Ainsi, en se prononçant sur un événement déterminé, en refusant d’appliquer le droit des CAI à certaines actions, en adoptant des législations nationales définissant le CAI de telle ou telle manière, etc., les Etats génèrent une pratique qui, si elle devient « concordante, commune et d’une certaine constance »225, influera sur la définition du CAI de l’article 2 commun. Néanmoins, pris individuellement, lorsque rapportés à un conflit particulier, ces déclarations et comportements ne peuvent empêcher la création d’un CAI et l’application du DCA.

En poussant un cran plus loin, nous pouvons nous demander si la définition du CAI de l’article 2 commun, qui se veut factuelle, peut évoluer par la pratique ultérieure. En adoptant cette disposition, les Etats ont en effet décidé – c’est du moins ce qui ressortira de notre interprétation – que leurs qualifications ne joueraient pas de rôle en matière d’application du DCA. La question se pose donc de savoir si l’on peut se baser sur ces mêmes qualifications pour décider de la signification du terme CAI par la pratique ultérieure. En d’autres termes, nous nous demandons si la spécificité de la définition factuelle du CAI peut annuler la prise en compte de la pratique ultérieure dans l’interprétation de cette notion. A notre avis, cela est impossible. Ce n’est pas parce que la qualification par un Etat d’une situation précise n’a pas d’influence sur l’application des CG et du PA I dans ce cas particulier que les Etats ne peuvent, par leurs déclarations et comportements, décider d’un changement de définition du

223 Nous mentionnons cet élément puisque l’ILA dans son essai de définir la définition coutumière du conflit armé semble tirer des indices en faveur d’une notion avec un seuil de violence de l’absence de qualification de conflit armé de certaines attaques de faible intensité. A notre avis, un Etat peut tout à fait se considérer dans un conflit armé sans le déclarer et ce silence n’a de toute manière aucune influence sur la qualification du conflit.

Nous reviendrons sur ces critiques du rapport de l’ILA dans notre Question III infra, p. 290-293, particulièrement note 1638.

224 Cette conclusion est à notre avis très bien exprimée par Krisztina Huszti Orban lorsqu’elle pose que “[t]his leads to a sort of a conundrum: state practice is, in principle, a highly useful tool for interpreting imprecise treaty provisions; in the case of this specific provision, however, the drafters of the Geneva Conventions deliberatly decided to limit the significance of state practice (at least, the practice of those states involved in the armed conflict) for purposes of qualification of conflicts under the Conventions”. Orban, The Concept of Armed Conflict in International Humanitarian Law, p. 79.

225 Voir supra, note 129.

CAI226. Nous pourrions même imaginer le cas extrême où, par la pratique ultérieure, la définition du CAI perdrait son caractère factuel. En effet, une pratique pourrait se développer dans le sens de décider que ce qui détermine l’existence d’un CAI ce sont les qualifications des Etats concernés par les hostilités en cause. Ceci est d’autant plus réalisable du fait de l’imprécision des termes de l’article 2 commun. Une telle définition serait néanmoins à l’exact opposé de ce que l’interprétation actuelle du terme CAI nous enseigne.

3.2 De l’importance des résolutions du Conseil de sécurité 3.2.1 Introduction

Les résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies, lorsqu’adoptées en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, possèdent un caractère contraignant et priment sur les autres obligations des Etats227. Nous ne demandons ainsi ici si le Conseil de sécurité peut, dans une telle résolution, décider de l’existence d’un CAI et qu’elles en seraient les conséquences. Ces pages ne sont pas le lieu d’un traitement plus général du lien entre ces résolutions et le DCA. Le Conseil de sécurité traite en effet de manière régulière de questions de DCA, souvent pour demander aux parties à un conflit de respecter ce corps de normes228. Nous avons aussi vu que les résolutions du Conseil de sécurité pouvaient être utilisées comme sources d’interprétation dans notre travail, tout comme tous les autres actes émanant d’organisations internationales, nous n’y reviendrons pas non plus ici229. Notons enfin que le Conseil de sécurité a peut-être un rôle différent à jouer dans la création des CAI et des CANI.

En effet, certains textes relèvent l’importance que peut avoir le fait que le Conseil de sécurité soit saisi d’une situation pour décider de l’existence d’un CANI230. Ces éléments sortent néanmoins de l’angle sous lequel nous abordons ici les résolutions du Conseil, soit celui de leur capacité à créer un CAI, c’est pourquoi nous les laissons volontairement de côté.

3.2.2 L’existence d’un CAI en l’absence d’une résolution du Conseil de sécurité Tout d’abord, soulignons qu’il est évident qu’un CAI peut prendre naissance en l’absence d’une résolution du Conseil de sécurité231. Notre définition provisoire pose ainsi qu’un CAI se

226 De plus, il serait à notre avis dommageable de ne pas prendre en compte la pratique ultérieure pour toutes les raisons évoquées dans le point 3.1.1 de cette partie B et qui soulignent l’importance de cette étape de l’interprétation pour notre sujet. Voir supra, p. 40-41.

227 Articles 25 et 103, Charte des Nations Unies.

228 Voir Okimoto, The Distinction and Relationship between Jus ad Bellum and Jus in Bello, Oxford/Portland, p.

118 à 122 qui explique sur quelle base le Conseil de sécurité peut se saisir de questions de DCA et donne de très nombreux exemples de telles décisions.

229 Voir supra, p. 29. En effet, les décisions d’organisations internationales nous sont utiles car elles permettent parfois de constater les positions des Etats. Elles nous fournissent également des analyses intéressantes de situations particulières.

230 Ainsi, dans son énumération de divers indices permettant de conclure à l’existence d’un CANI, le Commentaire à l’article 3 commun, à sa page 53, mentionne le fait que « le conflit a été porté à l'ordre du jour du Conseil de Sécurité ou de l'Assemblée générale des Nations Unies comme constituant une menace contre la paix internationale, une rupture de la paix ou un acte d'agression ».

231 Ceci est rappelé avec force dans Okimoto, The Distinction and Relationship between Jus ad Bellum and Jus in Bello, p. 138.

crée par des hostilités entre Etats. Aucun critère de reconnaissance par cet organe de l’ONU n’est prévu à l’article 2 commun et aucun texte de jurisprudence ou de doctrine n’avance un tel élément232. Nous avons également déjà relevé l’aspect factuel de la notion de CAI qui possède une grande importance ici, tout comme la séparation entre ius ad bellum et ius in bello. Nous reviendrons à nouveau plus bas sur ces deux éléments. Ainsi, à notre avis il est clair qu’une résolution du Conseil de sécurité n’est pas nécessaire à la création d’un CAI. Les résultats sur le terrain en seraient par ailleurs catastrophiques. Le Conseil de sécurité est un organe politique233 formé de quinze Etats dont cinq possèdent un droit de veto234. Ces quinze Etats décideraient d’une matière aussi politiquement chargée que celle de déclarer l’existence d’un CAI. En effet, s’il est délicat pour le Conseil de traiter de CANI puisque cela implique de s’immiscer dans les affaires internes d’un Etat – ce qui est conforme à la Charte mais politiquement compliqué – il est également difficile de déclarer l’existence d’un CAI qui oppose deux ou plusieurs Etats surtout si l’un deux refuse la qualification de la situation.

Aussi, les cinq membres permanents du Conseil auraient ainsi la possibilité d’échapper au DCA en empêchant l’adoption d’une décision concernant les situations où ils se livrent à des hostilités235. Ces cinq Etats pourraient également éviter l’application du DCA pour des conflits concernant leurs alliés.

Il y aurait bien d’autres désavantages pratiques à l’exigence pour qu’un CAI existe d’une décision du Conseil de sécurité. Mentionnons seulement encore ici la probabilité que le Conseil ne se saisisse que trop tard d’une situation de violence, laissant le début des hostilités non couvertes par le DCA236. S’il ne doit pas y avoir de résolutions du Conseil pour créer un CAI, celui-ci peut néanmoins confirmer l’existence d’un conflit en cours. Il s’agit d’ailleurs de l’immense majorité des cas où le Conseil traite de questions de DCA. En effet, cet organe demande aux parties au conflit de respecter le DCA une fois les hostilités actives237. Dans ces situations, les résolutions ne sont pas créatrices des droits et obligations, mais répètent simplement, avec force contraignante, ce que le DCA pose déjà de manière obligatoire238.

232 Les résolutions du Conseil ne sont même pas citées comme un éventuel indice de l’existence d’un CAI dans le Commentaire à l’article 2 commun alors que comme nous l’avons vu elles le sont pour les CANI. Voir supra, note 230. Par ailleurs, il ressortira de nos questions autour de l’acte déclencheur que la définition de CAI n’exige pas une résolution du Conseil.

233 Degni-Segui, « Article 24, paragraphes 1 et 2 », p. 880.

234 Articles 23 et 27, Charte des Nations Unies.

235 Ils pourraient le faire au moyen de leur droit de veto selon l’article 27 de la Charte.

236 Nous soulignerons dans notre Question III l’importance de l’application immédiate du droit des CAI dès que des hostilités ont cours entre deux ou plusieurs Etats. Voir par exemple infra, p. 264-266.

237 Voir Okimoto, The Distinction and Relationship between Jus ad Bellum and Jus in Bello, p. 140-145. Cet auteur distingue même deux périodes au niveau du laps de temps demandé par le Conseil pour requérir des Etats qu’ils appliquent le DCA. Ainsi, selon Keiichiro Okimoto, “until the 1991 Gulf War, the recognition of the applicability of IHL came shortly after the armed conflict began and the invocation of IHL was in response to a specific humanitarian question requiring recourse to IHL whereas the period after shows that the recognition was belated and the invocation tended to be in response to the overall situation of an armed conflict” (p. 140).

238 Catherine Quidenus fait cette distinction entre le “declarative or constitutive effect” des résolutions du Conseil de sécurité concernant la qualification du conflit. Voir Quidenus, The Continued Presence of the Multinational Force on Iraqi Request, p. 164-165.