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Politique de la viande : développer la pêche et vulgariser la consommation des protéines animales

Économie de plantation, mobilités masculines et systèmes locaux de production 1884-

II. 3 : Approche coloniale de l’alimentation et mutation des régimes alimentaires des colonisés

II.3.2. Mesures administratives contraignantes et pratiques alimentaires des populations locales : 1920-

II.3.2.1. Politique de la viande : développer la pêche et vulgariser la consommation des protéines animales

L’enrichissement de l’alimentation par l’ajout de protéines animales constitue le principal argument développé dans les milieux scientifiques coloniaux. E de Wildeman soutient ainsi que « la déficience de l’alimentation de l’indigène portait surtout sur les substances contenues dans la viande …Un manque de viande peut être et doit être dans beaucoup de cas une cause de l’état sous-alimenté, affaibli de l’indigène »116. Dans une note à l’intention des gouverneurs des colonies, le Ministre des colonies renchérit sur l’impérieuse nécessité d’intégrer dans l’alimentation des africains des protéines d’origine animale, en expliquant que les produits du sol « le plus souvent ni variés, ni améliorés, représentent à peu

115 ANOM, AGEFOM//940/3047 Commandant Briaud, la pêche maritime au Cameroun, 1925

près les seules ressources, il est possible que leur valeur nutritive soit insuffisante et qu’ils ne renferment pas tous les principes alimentaires qui sont nécessaires »117.

Au Cameroun, un programme de développement de la pêche et une campagne pour la consommation de produits riches en protéines animales sont initiés dans ce sens par l’administration. Dans sa circulaire n° 4 aux chefs de circonscription, datée du 9 janvier 1924, le Gouverneur Marchand précise :

à mesure que sous notre impulsion l’indigène pénétré de la notion du labeur profitable et du confort à en attendre, s’active et se dépense musculairement, le besoin d’une nourriture azotée se manifeste chez lui avec une intensité croissante118.

Il justifie l’effort à entreprendre pour enrichir l’alimentation des africains en produits azotés par le préjugé encore tenace de ce que l’œuvre de colonisation a permis à l’africain d’être davantage actif, de travailler, augmentant de ce fait ses besoins alimentaires. Ceux-ci doivent donc être en adéquation avec le nouveau statut d’homme « civilisé » qu’il a acquis. Autrement dit, la consommation de viande devient un marqueur du degré de civilisation atteint par le camerounais.

Le développement de la pêche et des méthodes de conservation de poisson sont promus afin de tirer parti de la faune aquatique particulièrement abondante dans la mer et les cours d’eau du pays. Il s’agit également de pallier à un outillage jugé « défectueux » et aux rendements insignifiants des pêcheurs « indigènes » qui font preuve d’« insouciance ». Une campagne de vulgarisation de la consommation du poisson et de la viande est initiée et vise selon le gouverneur, à mettre à la disposition de l’africain ces produits dont il n’a pas accès « malgré son goût prononcé pour une alimentation carnée », ce qui le contraint à « ne consommer que des légumes, des fruits et des racines ». Ces représentations coloniales des habitudes alimentaires locales sont assez éloignées de la réalité, car la consommation du poisson, comme de la viande n’est pas rare dans toutes les régions du territoire.

Un état des lieux de la pêche au Cameroun, réalisé à la demande de l’administration en 1924, a révélé l’importance des activités de pêche, pratiquée par les riverains des principaux cours d’eau et par les populations du littoral atlantique. L’étude note les différentes techniques de pêche et de conservation développées par ces populations. Il existe un marché local de ces

117 ANOM, A EFOM//940/3047, Ministère des colonies, instruction relative à l’étude hygiénique de la ration

alimentaire des populations indigènes, 4 avril 1925.

118 ANOM, AGEFOM//940/3047 : Territoire du Cameroun, circulaire n°4 du gouverneur Marchand adressée

produits, mais la production est surtout destinée à l’autoconsommation. Ces sociétés n’ignorent donc ni l’exploitation des ressources maritimes ou des cours d’eaux qui les traversent, ni les procédés de conservation de leurs produits. Parmi ces derniers, le plus répandu est le fumage, réalisé en plein air ou à l’intérieur des maisons.

L’administration n’a donc pas appris aux camerounais à pêcher ou à consommer des produits de pêche comme il l’affirme dans son rapport de 1925 à la Société des Nations. Celui-ci jugeait positif l’impact du développement de l’industrie de la pêche sur l’alimentation des camerounais119. Elle annonce la création de villages de pêcheurs « conçus selon un plan conforme aux règles d’hygiène les plus sévères » installés le long des principaux cours d’eau identifiés comme poissonneux. Mais bien avant la colonisation européenne, les populations côtières ont disposé de villages de pêche le long de l’estuaire du Wouri ou plus au sud dans les îles Malimba. Par ailleurs, dans toutes les régions, les populations s’adonnent à l’exploitation de la faune fluviale. En pays béti par exemple, la pêche est une activité traditionnelle féminine. Sur le plateau de Bamenda, le poisson frais ou fumé, essentiellement le silure, est répandu dans toute la région des Grassfields. Warnier affirme que la viande et le poisson sont consommés plusieurs fois par semaine à l’époque précoloniale dans cette région120. C’est surtout, comme pour d’autres produits, la demande croissante des centres urbains, de l’administration pour le ravitaillement des chantiers de travaux publics, qui a favorisé le développement de la pêche. Le chantier du chemin de fer du sud utilise à cet égard plusieurs tonnes de poissons fumés provenant des régions côtières et des coopératives de pêcheurs organisées par l’administration, lui permettant de limiter les importations coûteuses de conserves de poisson ou de viande.

Une école et un poste de pêche, installés en 1924 dans la rade de Souellaba, petit village de pêcheurs près de Douala, préparent l’organisation d’une exploitation à « forme européenne ». L’administration y entrepose des séchoirs munis de tables de lavage, des égouttoirs et des magasins et procède au regroupement des pêcheurs pour faciliter l’utilisation commune de matériels mis à leur disposition. Il est surtout question de mieux contrôler la préparation et la conservation du poisson.

119 Rapport Annuel, 1925, P. 59

Ils bénéficient en outre de la distribution gratuite du matériel de fabrication des outils de pêche. Selon les autorités, ces mesures ont contribué à l’augmentation de la production et à une plus grande disponibilité du poisson fumé sur des marchés de certaines circonscriptions qui en étaient dépourvues.

Cette production reste néanmoins insuffisante pour couvrir les besoins du territoire. Le rapport Briaud sur la pêche maritime au Cameroun, élaboré en 1925, indique que la quantité de poisson pêché localement reste très faible et suffit juste à approvisionner les marchés de Douala et Tiko. Tandis que le poisson consommé ailleurs sur le territoire est importé.

En 1926, le commissaire de la république au Cameroun sollicite Théodore Monod, du muséum d’histoire naturelle à Paris, pour étudier la faune ichtyologique du Cameroun. Dans son rapport, M. Monod conclue qu’une production plus importante des industries de pêche locales est envisageable par une éducation appropriée donnée aux pêcheurs. Ces préconisations ne sont pas suivies par l’administration qui préfère confier l’extension de la production aux entreprises européennes. Une pêcherie industrielle est ouverte le 16 octobre 1931 à Malimba à l’embouchure de la Sanaga après un arrêté pris le 28 novembre 1930. Elle bénéficie d’une subvention annuelle attribuée par le gouverneur Marchand, qui justifie cette décision par le besoin de promouvoir une industrie « moderne » employant des engins perfectionnés et qui s’attacherait à une « exploitation méthodique et rationnelle des richesses aquatiques marines et fluviales du Territoire »121. Ces pêcheries européennes sont présentées comme les plus à même de disposer des moyens nécessaires pour écouler facilement leur production sur les marchés urbains du pays. La politique de vulgarisation du poisson sec entreprise par l’administration a surtout pour enjeu un approvisionnement sûr de ses nombreux chantiers (il se conserve bien et est facile à transporter). Son intégration systématique dans la ration des travailleurs et sa recommandation par les hygiénistes ont contribué à l’imposer, autant que la viande, comme un élément indispensable de tout menu. Dans les milieux dits « évolués », la consommation quotidienne de viande de boucherie devient un signe d’aisance matérielle pendant la colonisation.

Il ne faut cependant pas en conclure que les protéines d’origine animales sont absentes des régimes alimentaires précoloniaux. L’élevage pour la boucherie est pratiqué dans les sociétés béti et bamiléké et fournit de la viande de mouton, de cochon, de poulet ou de chèvre.

Dans les Grassfields, la plupart des fo possèdent des troupeaux de vaches naines. L’élevage des poulets et coq est pratiqué par toutes les familles car ces animaux sont utilisés dans des rituels familiaux comme offrande et moyens de purification122. Les sources de protéine sont donc diversifiées.

Il est cependant certain qu’une baisse de la disponibilité en viande aussi bien de chasse que de boucherie est observée pendant la colonisation. Celle-ci peut s’expliquer par la diminution de la chasse et de l’élevage, les hommes étant de plus en plus sollicités dans les secteurs économiques nouveaux (travail salarié, prestations, agriculture de rente). Il faut y ajouter la croissance démographique et le développement de l’économie de plantation qui entraînent la disparition des réserves forestières, et restreignent du même coup les terrains de chasse. Les animaux sauvages deviennent de plus en plus rares et plusieurs espèces, comme l’éléphant, encore signalés en pays bamiléké dans les années 1930, ont disparu. La nouveauté est l’introduction des conserves de viande et de poisson. Ces aliments, avec le riz et le pain, prennent une place de plus en plus importante dans l’assiette des camerounais au fur et à mesure que se déploie l’économie monétaire et deviennent des marqueurs de la société coloniale. La transformation des régimes alimentaires est un signe de l’acculturation des colonisés. Cette interprétation est valable également pour le vêtement123.

Tableau 1. Evolution des importations de poissons et viandes au Cameroun sous administration françaises entre 1920 et 1930 (quantités exprimées en KGS)

Le Rapport de 1927 à la SDN ne contient pas de tableau statistique des importations.

* A partir de 1927, les statistiques sur les conserves de poisson ne sont plus indiquées dans le tableau des importations.

 Les quantités de 1930 sont données en quintaux

122 Warnier, Echanges, d veloppement et hi rarchies dans le Bamenda pr colonial…op.cit., p 35

123 Dans le N°1 de Janvier 1929 du Bulletin de l’Agence économique des territoires africains sous mandat, on

peut lire que « les non fonctionnaires recherchent à l’envi le vêtement « du blanc » qui doit les placer au niveau

1920 1921 1922 1923 1924 1925 1926 1928 1929 1930

Poisson sec, salé ou fumé 149681 157997 239058 478816 1047160 860359 1504172 2313450 1869685 17649 quintaux Conserve poisson 23888 28372 58562 76716 85671 Conserve viande 43770 82239 31896 34121 104403 241356 186872 125666 74563 546 quintaux

Ces statistiques montrent la progression des importations du poisson, en conserve ou séché, et de la viande en conserve. La consommation de ces aliments progresse en même temps que se raréfie la viande de chasse ou « viande de brousse »124. Mais ils sont aussi onéreux, et donc moins accessibles à la majorité des habitants dont l’intégration à l’économie monétaire est encore marginale dans ces premières décennies du XXème siècle.

Si l’on se réfère aux rapports annuels adressés à la Société des Nations, les importations de poisson sec et en conserve ont été multipliées par 10 en cinq ans, passant de 149.681 kilogrammes en 1920 à 1.504.172 kilogrammes en 1926125. Ces produits sont surtout destinés aux citadins.

Cette politique de la viande est menée en parallèle avec celle en faveur des cultures vivrières. Le principe qui la fonde est que l’alimentation des populations locales doit se transformer en même temps que les modes de vie et s’adapter aux exigences d’une population « civilisée ».

II.3.2.2. Réquisitions des vivres, développement de nouvelles cultures alimentaires et

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