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Des Africains incapables de développer une économie de plantation ?

Économie de plantation, mobilités masculines et systèmes locaux de production 1884-

II.1. Plantations capitalistes et mobilisation de la main d’œuvre masculine (1885-1930)

II.1.1. Des Africains incapables de développer une économie de plantation ?

L’Allemagne construit sa stratégie de colonisation du Cameroun, comme d’ailleurs toutes les puissances coloniales au XIXème siècle sur l’idée de la supériorité de la race blanche et de la nécessité, si ce n’est le devoir, d’apporter aux hommes et femmes colonisés la civilisation. Sous couvert de ces principes, il ne s’agit ni plus ni moins d’une entreprise d’exploitation théorisée par Jule Ferry en 1885 : « les colonies sont pour les pays riches un placement de capitaux des plus avantageux »2. L’Allemagne s’applique à cette tâche dès 1885 avec pour objectif principal l’exploitation du potentiel agricole du Cameroun3. Après les déclarations de Jesko Von Puttkamer, Gouverneur du Cameroun allemand de 1895 à 1907, qui laisse entendre que les Africains sont « racialement et culturellement » incapables de développer une économie de plantation4, une propagande intensive menée par les offices coloniaux incite les Allemands à s’installer au Cameroun afin de profiter de ces richesses. Elle présente avec enthousiasme les atouts du territoire, en particulier la fertilité exceptionnelle des sols volcaniques du Mont Cameroun, et surtout son climat d’altitude qui en fait une région salubre pour un peuplement européen. Cet appel fut entendu et, rapidement, des firmes capitalistes allemandes s’activent pour établir des plantations de cacao, de palmiers à huile, de caoutchouc, de banane à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle, principalement sur la région côtière, entre la région de Victoria au pied du mont Cameroun et celle de Kribi jusqu’à la frontière avec la colonie espagnole de Guinée équatoriale.

2 Discours à l’assemblée nationale française, 28 juillet 1885 cité par Jean-Suret Canale, Afrique Noire,

Géographie, Civilisations, Histoire, Paris, Editions Sociales, 1961, p. 244.

3 Achille Mbembe, La naissance du maquis dans le Sud-Cameroun, 1920-1960 : Histoire des usages de la

raison en colonie, Paris, Karthala, 1996, p. 55.

4 William Gervase Clarence-Smith, “Plantation versus Smallholder Production of Cocoa: The legacy of the

German Period in Cameroon”, dans Peter Geschiere, Piet Konings (éd.), Itin raires d’accumulation au

L’administration coloniale pose ainsi, au début du XXème siècle les bases de l’exploitation agricole du Cameroun, d’une part en élaborant un programme ambitieux d’équipement en infrastructure de communication, d’autre part en identifiant et en recherchant les possibilités de mise en valeur du potentiel de chaque région. Après avoir tergiversé sur les modalités d’exploitation entre le système des plantations capitalistiques et les petites exploitations familiales, le gouvernement colonial opte pour la première solution. Les tenants de cette approche considèrent que le développement des plantations industrielles constitue la seule option viable pour la mise en valeur de la colonie du Cameroun5. Le décret du 10 juin 1896 consacre définitivement cette option. Par ce texte, le gouvernement allemand classe les terres du territoire non exploitées de manière effective en terres inoccupées et de fait considérées comme terres de la couronne. Il fait ensuite appel aux capitaux pour assurer la mise en valeur agricole. Cette option, dénoncée par la mission de Bâle, a pour objectif de freiner, voire de rendre impossible, « le développement d’un paysannat indigène autonome »6. Le Gouverneur, Von Puttkamer, est nommé au Cameroun en 1895 et se montre particulièrement favorable au système de grandes plantations. Il est proche des milieux d’affaires qui disposent des connexions dans les organismes d’État chargés des colonies, en particulier le Département des colonies et le Conseil colonial7.

Du point de vue des populations locales, la dynamique engendrée par cette politique de mise en valeur a des répercutions à long terme. Des expropriations accompagnent l’attribution de terres aux grandes compagnies capitalistes. Celles-ci ont obtenu du gouvernement local d’immenses concessions dont l’étendue suscite un temps l’émoi de l’opinion publique métropolitaine. Ainsi par exemple, le 28 novembre 1898, un acte de concession accorde la propriété d’un domaine de 5 millions d’hectares à la süd-Kamerun- Gesellschaft, avant de réduire sa superficie à 1million et demi suite aux protestations des parlementaires Allemands8.

5 Richard Goodridge, "“ In the Most Effective Manner ”? Britain and the Disposal of the Cameroons Plantations,

1914-1924", International Journal of African Historical Studies, vol. 29, n°2, 1996, p. 251-277.

6 Marc Michel, « Les plantations allemandes du Mont Cameroun, 1885-1914 », op.cit., p. 196.

L’attribution de ces vastes concessions9 génère des ressentiments des communautés locales qui ne comprennent pas pourquoi leurs droits d’usage sur des terres non cultivées deviennent désormais impossibles. Plus des 9/10eme des terres agricoles contrôlées antérieurement par les Bakweri sont appropriées par les colons avant 190310. La constitution de terres de réserves décidée après ces accaparements, par l’administration, se révèle insuffisante pour le développement d’un paysannat local dans de bonnes conditions11

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Le plan prévoit pour chaque famille expropriée l’octroi d’un ou de deux hectares de terre. Il est question de transformer ces populations, qu’on juge inaptes à la création de plantations et à leur entretien, en ouvriers agricoles indispensables pour accompagner l’établissement des plantations (défrichements de la forêt, et autres travaux d’entretien). Ce schéma d’expropriation ignore les droits de chasse, d’exploitation des forêts pour les produits aussi nécessaires que le bois, le vin de raphia, les noix de palme ou d’autres produits de cueillette. Une coalition constituée de missionnaires, de commerçants et certains partis politiques en Allemagne monte au créneau pour dénoncer ces dispositions, en pointant l’impossibilité pour une famille de subsister sur un ou deux hectares de terre, avec des cultures vivrières et les cultures de rente que les missions chrétiennes incitent les populations à développer. Finalement un compromis est trouvé avec l’affectation à chaque famille de 6 hectares de terres, souvent localisées sur des terres peu fertiles et rocailleuses, que les colons jugent inadaptées pour l’installation des plantations12. La réduction drastique de l’espace cultivé affecte durablement l’organisation sociale et économique des populations concernées.

De ces terres appropriées de force émergent rapidement des plantations industrielles de palmier à huile, de cacao, d’hévéa, de tabac, de banane et d’autres produits d’exportation. Il faut noter que ces produits, à l’exception du cacao et du tabac, poussent naturellement dans diverses régions du Cameroun et sont exploités par les autochtones pour leur usage propre, mais aussi depuis le XVIIIème siècle, pour alimenter le commerce de traite avec les européens.

9 Les terres africaines font à nouveau l’objet de convoitises de la part des investisseurs et des États étrangers

depuis la crise mondiale de 2008. Et nous retrouvons des arguments déjà avancés à l’époque des conquêtes coloniales : ces terres seraient sous exploitées, sous-valorisées, vides, inutilisées. L’ampleur de ces accaparements interroge, comme à l’époque coloniale, sur la prise en compte des communautés locales.

10 Georges Courade, "Marginalité volontaire ou imposée ? Le cas des Bakweri (KPE) du Mont-Cameroun",

Cahiers ORSTOM, Série Sciences Humaines, vol.18, n°3, 1981-1982, p.557-388.

11 Marc Michel, « les plantations allemandes du Mont Cameroun, 1885-1914 », op.cit., p. 196. 12 BNA,Annual Report, Cameroons Province 1929, by E.J. Arnett, SNR Resident, p.15.

Le développement rapide des plantations fait des planteurs allemands le deuxième groupe d’intérêt le plus influent après les commerçants au Cameroun. Ils sont installés prioritairement sur la côte et bénéficient de la proximité du port de Douala pour l’exportation de leur production. La rentabilité des plantations, selon la propagande officielle, est assurée grâce à cette proximité du port qui facilite l’évacuation des produits. Il s’installe ainsi une forme de concurrence entre commerçants et planteurs car les premiers redoutent que les produits collectés à l’intérieur (caoutchouc, huile de palme) et acheminés jusqu’à la côte par des porteurs, deviennent moins compétitifs à cause du surcoût que nécessite le transport depuis l’intérieur du territoire. Par ailleurs, les planteurs, réunis en syndicats, ont installé des usines de transformation de l’huile de palme près des grandes zones de production, à Bomono, Victoria, Mamfe, Mokundange, Ekona et livrent donc à Douala un produit prêt à l’exportation.

La région du Mont Cameroun connaît ainsi à la fin du XIXème siècle et jusqu’en 1914, un développement fulgurant des grandes plantations et devient même la plus grande zone de plantations d’Afrique occidentale13. A cette date, selon les statistiques officielles, 99559 hectares de terres agricoles ont été concédées pour les plantations sur l’ensemble de la colonie et 21796 sont effectivement exploitées. Ces expropriations ont donné lieu à des tensions avec les communautés locales expropriées. Elles sont préjudiciables au développement des plantations familiales d’autant plus que, jouant sur les différences de conception en matière d’appropriation foncière entre les colonisés et les Européens, certains colons vont négocier des achats de terres de gré à gré aux autochtones, sur une base biaisée comme le souligne justement H. Rudin,

getting a clear title to the land from the natives in early days was a relatively simple matter for the white man, for natives sold their land for little or nothing. It was difficult, however, to give natives an understanding of the significance to a European of the ownership of land. It was only when the native sought firewood in the land he had sold, or tried to till it, or found his goats and other animals impounded as estrays that he learned that the white man had different notions from his about ownership 14.

A la veille de la Première Guerre, les productions européennes de cacao, de palmier à huile, de tabac, de caoutchouc, et de banane assurent l’essentiel des exportations de la colonie,

13 Marc Michel, « les plantations allemandes du mont Cameroun (1885-1914) », op.cit., p.183.

réduisant du même coup la proportion prise par les produits de traite. Ces premiers succès favorisent l’accélération de l’extension des plantations vers l’intérieur, principalement vers les régions du Mungo, de Kribi et d’Edéa à la faveur des guerres de « pacification » qui ont éliminé toutes les résistances et soumis les populations, de la construction de la voie ferrée du Nord et de l’ouverture de nouvelles voies de communication. Les plantations du Mont- Cameroun restent néanmoins les plus importantes du territoire15 avec une superficie totale d’environ 100000 hectares de terres appropriées par les colons16.

Le développement de ces plantations a entraîné une recomposition des sociétés locales, surtout celles des populations Bakweri, vivant antérieurement de l’agriculture de subsistance, du commerce et de la pêche. Privées de leurs terres les plus fertiles, et installées dans des réserves, ces populations ont subi durablement la désorganisation de leurs structures politiques et économiques que le travail salarié ou les nouvelles opportunités de la société coloniale (commerce de détail, services divers vendus aux populations immigrées, scolarisation) n’ont pas réussi à compenser. Les missions chrétiennes, surtout la mission de Bâle, les encouragent à s’engager dans les cultures d’exportation, peu convaincues de l’argument de l’incapacité des africains à conduire ces cultures. Le succès des Duala dans cette activité au début du XXème siècle leur donne raison.

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