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Tout en inscrivant cette recherche dans le champ de l’histoire sociale et économique, la clé de la démarche est celle de l’approche genre. Elle s’avère particulièrement pertinente dans l’analyse des interactions entre l’agriculture familiale et les rapports sociaux de sexe et leur évolution dans les sociétés rurales étudiées. Cette approche consiste à traiter les questions posées en identifiant spécifiquement la manière dont elles affectent les femmes et les hommes séparément et conjointement. Afin de comprendre d’une part la construction sociale des rôles et comment le travail agricole est réparti et valorisé selon le genre et d’autre part les processus de prise de décision, les rapports des hommes et des femmes aux ressources de production sous la colonisation. L’analyse des rapports sociaux de sexe est incomplète si elle ne croise pas d’autres formes d’oppression qui peuvent se fonder, dans notre contexte d’étude marqué par la domination occidentale, sur la classe et /ou l’âge. Oyerumi a explicité la centralité de la séniorité dans les rapports sociaux dans certains contextes culturels d’Afrique. Elle identifie la séniorité comme la catégorie d’analyse qui permet de comprendre les rapports sociaux et de pouvoir dans la société Yoruba. Tout en reconnaissant l’importance de l’âge dans les rapports de pouvoir au sein des sociétés bamiléké et béti, le genre apparaît comme la catégorie qui structure le plus les rapports sociaux. La séniorité est certes une source de pouvoir pour les femmes, comme le précise Fatou Sow, mais « est reconnue à un âge très tardif »101. Ce qui veut dire que la différence de sexe détermine aussi l’affectation des rôles sociaux.

L’approche par l’intersectionnalité nous paraît pertinente pour comprendre toutes ces dimensions des rapports de pouvoir dans les sociétés étudiées. Ce concept a été théorisé, à l’origine dans le courant des recherches féministes « Black feminism » par K. Crenshaw102 permettant de déterminer, dans l’analyse des rapports de genre et donc des systèmes de pouvoir qui les structurent, l’imbrication et la consubstantialité des rapports sociaux. Ce concept interroge l’articulation entre différentes formes d’oppressions sociales. Cette recherche sur les mutations de l’agriculture familiale au Cameroun sous la colonisation, mobilise ce concept pour mieux saisir les rôles et les opportunités offertes aux hommes et aux femmes en fonction de leur place dans la hiérarchie sociale et la classe d’âge à laquelle ils appartiennent, et d’appréhender la manière dont les rapports de genre et les rapports de production s’imbriquent dans un contexte de domination coloniale et de transformation rapide des sociétés.

Cette approche permet d’expliquer les privilèges dont disposent certaines catégories de population, par exemple les reines mères (mafo) et les femmes de chefs et notables chez les Bamiléké, les premières femmes et les favorites chez les béti, dans l’accès à certaines ressources par rapport aux autres femmes; la domination des héritiers (hommes) et des élites traditionnelles dans le processus de décision concernant l’affectation des ressources collectives et des privilèges économiques au détriment des cadets sociaux.

Pour soutenir l’argumentation, une grande diversité de sources a été mobilisée : des sources primaires constituées essentiellement de documents d’archives ; des sources secondaires consultées dans divers centres de documentation et bibliothèques ; des sources orales issues d’entretiens effectués au Cameroun.

Les sources d’archives, issues des administrations coloniales principalement, nous renseignent sur les choix politiques en matière d’agriculture, sur les représentations des acteurs coloniaux et l’environnement social, politique et économique qui ont déterminé leurs choix. L’exploitation de ces sources administratives nous permet d’appréhender la lecture des sociétés colonisées par les colonisateurs et les forces en présence.

Aux Archives nationales d’Outre-mer (ANOM) à Aix-en-Provence, les fonds de l’Agence économique de la France d’outre-mer concernant le Territoire du Cameroun ont été

exploités, en particulier ceux relatifs à la main d’œuvre et sa réglementation, aux conditions de vie des populations, aux chefferies et sociétés locales vues à travers les récits de tournée des administrateurs coloniaux. Ces sources donnent des indications sur les rapports entre les populations et le pouvoir colonial (par exemple la question de l’impôt), et contiennent des données intéressantes sur les modes de vie, les pratiques agricoles etc… Les recensements effectués lors des tournées permettent d’analyser certaines réalités démographiques et l’ampleur des migrations.

Ces dossiers renseignent aussi sur la mise en œuvre des politiques en faveur des productions agricole d’exportation, de la politique alimentaire ou encore de la conservation des sols. Ils contiennent des rapports des différentes missions d’inspection envoyées au Cameroun entre 1920 et 1958. Le fonds des archives du FIDES (Fonds d’investissement pour le développement économique et social des territoires d’outre-mer) a été utile pour analyser l’engagement financier de la métropole dans le secteur des cultures d’exportation au Cameroun, et la priorité accordée au développement du cacao et du café après la seconde guerre. Toujours aux ANOM, le fonds contenant les mémoires soutenus à l’École de la France d’outre-mer et des conférences données par les coloniaux, acteurs de terrain, dont d’anciens administrateurs passés par le Cameroun présente un intérêt certain pour l’analyse des mutations des agricultures familiales sous la colonisation.

Aux archives nationales de Yaoundé et de Buéa, les correspondances et rapports administratifs relatifs à la mise en valeur agricole des Territoires sous tutelle française et britannique fournissent des informations sur la nature des rapports entre les colonisateurs et les paysans et paysannes, et permettent une analyse des représentations coloniales sur les agricultrices. Les rapports d’étude de l’anthropologue Phyllis Kaberry sur les femmes des Grassfields et ceux des administrateurs concernant l’émigration des Bamiléké et leurs conditions de travail dans les plantations allemandes du mont Cameroun au lendemain de la première guerre ont permis d’analyser les changements intervenus dans la première moitié du XXème siècle dans les sociétés des Grassfields.

Aux archives provinciales de l’Ouest à Bafoussam des compte-rendu de jugements des tribunaux de premier degré de Dschang et de Bafoussam impliquant les femmes (affaires de divorce, affaires foncières), ainsi que de nombreux documents portant sur la

politique de conservation des sols ont fourni des éléments d’analyse des stratégies de contestation de l’ordre social bamiléké et de l’ordre colonial employées par les femmes.

La consultation des fonds d’archives des missionnaires de la congrégation du Saint-Esprit à Chevilly-Larue a été d’un grand intérêt dans l’analyse des représentations des rôles des femmes par les missionnaires en poste au Cameroun dans les années 1920 et 1930. Le point d’entrée a été le combat mené par les missions catholiques contre l’institution de la polygamie au Cameroun sous administration française.

Les sources secondaires utilisées pour ce travail ont été mobilisées dans divers centres de documentation (BDCI, ex ISH Yaoundé), diverses bibliothèques universitaires. Des ressources documentaires en ligne, principalement les bases de données bibliographiques de l’Institut pour la recherche et le développement (IRD) ont été exploitées. Les Mémoires et thèses en relation avec le sujet ont été consultés au département d’Histoire de l’Université de Yaoundé I.

Des entretiens menés au Cameroun auprès d’une quinzaine de femmes agricultrices en activité ou non, agricultrices-commerçantes ont complété ces recherches. L’objectif était de mobiliser la mémoire orale pour comprendre les éléments objectifs des changements analysés dans notre étude. L’intérêt de croiser la mémoire orale et les sources d’archives se justifie à plusieurs niveaux pour la problématique traitée. D’une part, les sources administratives coloniales traitant des questions agricoles sont silencieuses quant aux savoirs et pratiques agricoles des femmes. Elles ne sont évoquées que pour caractériser leur « archaïsme ». Il existe donc un décalage évident entre ce silence des archives et la réalité du travail des femmes. D’autre part, partir autant que possible du point de vue des femmes est l’un des partis pris de la thèse. Le recueil de témoignages de femmes, l’analyse de leurs expériences et la confrontation avec les discours coloniaux ont constitué l’un des moyens d’y parvenir.

G. Plan

Cette thèse comporte deux parties. La première partie explore les quatre décennies que nous considérons comme une période de transition en ce qui concerne les systèmes agraires des sociétés Béti et Bamiléké. Le passage d’une économie domestique fondée principalement sur la production vivrière à une économie marchande basée sur les cultures d’exportation, dans un contexte de domination coloniale.

L’analyse porte sur les modalités de la division sexuelle du travail agricole dans ces sociétés, les processus de diffusion des cultures d’exportation, l’accélération des phénomènes de mobilité masculine et les transformations d’ordre alimentaire.

La deuxième partie s’intéresse aux politiques dites de modernisation de l’agriculture et les mécanismes de marginalisation des femmes. Elle met en exergue les processus d’invisibilisation des agricultrices dans les activités de production valorisées par la colonisation, et analyse l’évolution du statut des terres et la juxtaposition de deux systèmes juridiques, coutumier et occidental, directement liée à l’emprise des nouvelles cultures d’exportation. A partir de l’exemple du café en pays Bamiléké, l’étude montre comment ces transformations ont bousculé l’ordre social et entraîné l’émergence de mouvements de contestation dans lesquels les femmes se sont inscrites, en revendiquant principalement des droits sociaux et économiques davantage que des droits politiques.

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