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Division sexuelle du travail agricole et implications sociales et économiques

I.2. Une responsabilité partagée ? Les femmes, les hommes et le travail agricole

I.2.1. Répartition du travail agricole entre les sexes en pays bét

I.2.1.1. L’espace agricole bét

A la fin du XIXème siècle, les peuples béti se répartissent en grande majorité dans une vaste région comprise entre la rive gauche de la Sanaga et le sud du fleuve Nyong, jusqu’à la frontière gabonaise. Venus des savanes du nord, leur régime alimentaire reflète la diversité des milieux qu’ils ont traversés. Ils connaissent l’autosuffisance alimentaire85

.

L’igname en particulier est une plante de savane qui a accompagné leur migration vers le sud. Ils en connaissent de nombreuses variétés. En milieu forestier, ils ont adopté le manioc, consommé quasi quotidiennement. D’autres plantes comme la banane plantain, l’arachide et la courge jouent un rôle de premier plan dans les nombreux rituels qui rythment leur vie sociale. Comme en pays bamiléké, la préparation des repas est l’affaire des femmes tandis que les boissons sont fournies par les hommes. Il s’agit en premier lieu du vin de palme ou de raphia, dont la consommation, avec la noix de kola et le tabac, est indissociable des temps forts de communion sociale86. Le vin de palme ou de raphia est consommé le plus souvent en dehors des repas et « lié à la fête ou à la conversation, à l’échange des paroles avec

84 Guétat-Bernard, M. Saussay (éds.), Genre et savoirs, pratiques et innovations rurales au sud, op.cit., p. 17. 85 Jane I. Guyer, "The Food Economy and French Colonial Rule in Cameroun", The Journal of African History,

des visiteurs ou des étrangers »87. Les jus de canne à sucre et de banane douce comptent aussi parmi les boissons.

Deux éléments principaux sont présents dans la composition de chaque repas : les féculents fournis par les tubercules dont le taro, le macabo, le manioc, l’igname et plusieurs variétés de banane-plantain ; un met d’assaisonnement, le nnam accompagne le féculent. Il en existe plusieurs types en fonction des ingrédients utilisés pour sa préparation : des légumes et diverses feuilles, des champignons, de la viande, du poisson, des arachides, des graines de courge. La consommation du plantain et du manioc sous diverses formes est quotidienne.

Georg Zenker, l’un des premiers explorateurs allemands du sud-Cameroun à la fin du XIXème siècle avait noté cette grande variété des menus en pays béti lors de son passage en 1895:

le menu est très varié. En plus du plantain cuit ou sauté, des ignames, des épinards, des courges, il y a aussi diverses sortes de soupes d’huile de palme avec des graines de courges, des champignons, des aubergines, etc…Il existe aussi plusieurs plats de viande88.

Les mets les plus appréciés sont préparés à partir d’igname, de plantain, d’arachide, de graines de courge accompagnés de gibier ou de poisson pêché dans les rivières. Les sauces sont à base d’arachides et de graines de courge. Le nnam owondo gâteau d’arachide et le

nnam ngon gâteau de graines de courge sont avec le ndombe, plat de viande cuit en papillote

sur feu de bois, des mets spéciaux servis pour honorer des hôtes ou à des occasions festives. Ils sont également incontournables dans les repas rituels. Les viandes sont fournies par la chasse (gibiers et oiseaux, reptiles), mais aussi le petit élevage de moutons, de chèvres et de porcs, de poules et poulets. Certains de ces animaux ont un rôle rituel et sont tués uniquement à l’occasion de fêtes religieuses. Le poisson est pêché dans les rivières, surtout en saison sèche et concerne en général des silures89.

Les vers blancs (larves de palmiers) fos, les chenilles mimbin ou les termites kab, les escargots complètent l’apport en protéines animales. D’après Zenker,

87 Ibid., p. 288.

88 P. Laburthe-Tolra, Yaound D’après Zenker (1895), Extrait des Annales de la Faculté des Lettres et Sciences

Humaines de Yaoundé, n° 2, Dijon, Imprimerie Darantière , 1970, p. 73.

89 R. Masseyeff , A. Cambon, Enquêtes sur l’alimentation au Cameroun. I. Evodula, Paris, IRCAM/ORSTOM,

Les chenilles, les cocons, les larves, les sauterelles, les termites et les fourmis forment des mets particulièrement raffinés. Ceux-ci sont tous finement préparés avec de l’huile de palme, du poivre, etc. et mangés de bon appétit90.

La consommation du sel est moins importante qu’en pays bamiléké où tous les mets en contiennent. Il est surtout apprécié dans les plats de viande ou de poisson. Le sel est fabriqué comme en pays bamiléké à partir des cendres végétales engongoan ou kabad ou des feuilles de palmiers à huile et de raphia suivant un même procédé, expliqué par Laburthe- Tolra :

Les cendres ainsi obtenues (akpa) étaient placées dans un pot percé de trous ou dans un entonnoir-filtre (nganda) et l’on versait dessus l’eau permettant d’obtenir la saumure (ekon, de

kon, « humecter »). Cette saumure était ensuite bouillie pour obtenir les cristaux de sel91. Les produits alimentaires ont une grande importance dans les échanges de biens et la conclusion des alliances politiques et les relations commerciales entre les groupes. L’igname ou les graines de courge sont à cet égard particulièrement prisés.

Cette description des habitudes alimentaires des Béti et des Bamiléké tranche avec celle présentée par les administrateurs coloniaux pendant les années 1920. Sous la plume des médecins coloniaux fleurissaient alors des adjectifs comme « pauvre » « monotone » « inadaptée aux besoins » pour qualifier ces régimes alimentaires. Nous analysons au chapitre III la politique alimentaire mise en œuvre par l’administration coloniale.

Le terroir occupé par les Béti avant leur migration dans la forêt équatoriale plus au sud était situé à cheval entre la savane et la forêt. C’est dans cet environnement qu’a été forgé leur système de culture comprenant à la fois des champs (afub) portant des types de culture spécifiques aux zones de savane, dont le plus emblématique est le champ d’arachide (afub

owondo) et des champs de culture de zone forestière (esep).

Ces deux catégories de champs bien différenciés, forment le pilier du système agraire, basé sur une agriculture extensive et itinérante sur brûlis. Ils matérialisent par ailleurs la complémentarité entre les hommes et les femmes dans la production agricole92. L’esep désigne le champ fraichement dégagé de la forêt et protégé des animaux sauvages par une

90 P. Laburthe-Tolra, Yaound D’après Zenker (1895),op.cit., p. 73. 91 P. Laburthe-Tolra, Les seigneurs de la forêt…op.cit., p. 287.

barrière construite à partir des troncs d’arbres abattus. A cause des souches qui mettent un certain temps à pourrir et à être dégagées de la terre, le sol ne peut pas être retourné à la houe. La création de l’esep intervient pendant la grande saison sèche (décembre à février). Ce champ est l’œuvre de l’homme. La capacité d’un garçon à créer un esep consacre sa maturité93. Il peut dès lors prétendre à s’affranchir de son chef de lignage pour fonder son propre village. L’esep porte peu de plantes. En plus des courges, on y sème, mais pas toujours, le maïs, le plantain ou certains tubercules. Les semences sont faites immédiatement après la création de l’esep, sans retourner le sol, simplement à l’aide des plantoirs. Ailleurs, chez les Banen par exemple, les hommes plantent aussi les ignames dans ces champs après les défrichements. Pour leur assurer une bonne croissance, ils préparent « des centaines, parfois des milliers de rames fourchues pour y faire grimper les ignames »94.

Ce premier cycle de culture a pour but d’accélérer la décomposition des troncs d’arbres coupés et le pourrissement des souches, nécessaire avant le travail à la houe. Les feuilles grimpantes des courges contribuent à ce processus. Au bout de deux ans ou moins, l’esep, débarrassé des racines grâce à l’action des matières organiques produites en partie par les feuilles de courge, est prêt à accueillir les cultures d’arachide et de divers légumes. Le sol est alors entièrement retourné à l’aide de la houe. L’esep95, est le champ de forêt, associé à l’homme, parce qu’il existe par son travail de défrichement, même si les travaux de semailles, d’entretien et de récoltes sont effectués en grande partie par les femmes96

. Le lien entre l’esep et le sexe masculin est clairement établi dans les rituels béti, car l’ouverture d’une clairière dans la forêt exige des efforts soutenus pendant des mois et une grande force physique, c’est une tâche éminemment masculine. C’est dans ce sens que la création d’un champ de forêt symbolise la maturité du garçon.

Après une ou deux saisons de culture effectuées sur l’esep, les dernières souches d’arbres détruites par le feu et retirées, les femmes retournent le sol à la houe et le prépare pour les semailles d’arachide. A l’opposé de l’esep, l’afub owondo est le champ féminin par excellence. Les femmes y apportent beaucoup de soins. Chaque femme mariée a droit à sa

93 Guyer, Family and farm in southern Cameroon, op. cit., p. 20.

94 Dugast, « L’agriculture chez les Ndiki, de population Banen», op.cit., p. 22.

95 Guyer, Family and farm…, op. cit., p. 20. Selon l’auteur, L’esep recouvre plusieurs réalités : le champ de

saison sèche, le champ de forêt, le champ de l’homme, le champ de graine de courge etc…il est donc difficile de lui donner une équivalence unique et satisfaisante dans une autre langue.

96 Jane I. uyer, ‘Food, Cocoa, and the Division of Labour by Sex in Two West African Societies’,

parcelle autant qu’à sa cuisine dans laquelle elle conserve ses récoltes et prépare ses repas.

L’afub owondo, contrairement à ce qu’indique son appellation, ne porte pas que la culture

d’arachide, mais aussi la plupart des plantes essentielles à l’alimentation quotidienne. Les hommes n’interviennent dans aucune phase de travail dans ces champs féminins97. De la préparation de la terre à la récolte, elles conduisent seules l’ensemble des travaux de production sur ces champs. Dans l’environnement forestier, l’esep et l’afub owondo alternent sur un même espace, devenant les deux piliers du système de culture98 en pays béti avec une dépendance importante des femmes à l’égard du travail de déboisement (création d’esep) effectué par les hommes. Elles n’ont aucune latitude sur le choix de l’emplacement de leurs champs, car la décision d’ouvrir un esep à un endroit donné se prend dans les cercles masculins. Une fois l’emplacement d’un site choisi pour l’installation du village, chaque chef de famille identifie pour ses fils et dépendants capables de créer un esep la parcelle à déboiser. Le choix du terrain se fait après un certain nombre d’observations et de tests pour vérifier la fertilité du sol, en identifiant la présence de certains types d’herbes, en procédant à la vérification de la faune et de la couleur du sol, en contrôlant enfin l’épaisseur de l’humus99. Ces techniques sont de nos jours reconnues par l’agroécologie pour leur intérêt dans la préservation de la biodiversité. Par l’observation, elles permettent en effet à ces populations de tirer parti des diverses fonctionnalités qu’offre l’environnement pour satisfaire leurs besoins essentiels tout en minimisant l’impact de leurs activités.

De ce travail préalable de défrichage effectué par les hommes dépend la dimension des champs cultivés par les femmes. Plus la clairière créée est grande, plus les champs sont étendus. Ces travaux mobilisent les hommes pendant des heures d’affilée, jusqu’à 7 heures par jour dans certains mois et durent environ trois mois dans l’année, en général pendant la saison sèche de décembre à février100. Après quelques saisons de cultures, le terrain exploité est laissé en jachère et retourne à l’état de forêt avant d’être à nouveau, au bout d’une longue période de repos, cultivé. Ce cycle peut prendre vingt à vingt-cinq ans101. L’ouverture d’une

97 Jane I. Guyer, Family and farm…op. cit., p. 24. 98 Ibid., p. 21.

99 J. Weber, "Structures Agraires et Évolution Des Milieux Ruraux. Le cas de la Région cacaoyère du Centre-

Sud Cameroun", Cahiers ORSTOM, Série Sciences Humaines, vol. 14, n°2, 1977, p. 113-139.

100 Idelette Dugast, Les Banen Du Cameroun, Paris, Centre des Hautes Études d’Administration Musulmane,

clairière dans la forêt présente ainsi pour chaque chef de famille un caractère impérieux, puisqu’il détermine son autonomie à l’égard des autres chefs de familles du clan102

.

A côté de ces deux types de champs, les Béti cultivent également des terres situées à proximité des villages, appartenant aux chefs de lignage, et y font pousser des plantes médicinales, quelques plantains et du tabac. Dans les elobi, champs de saison sèche, situés aux abords des rivières et des ruisseaux, dans les nombreuses vallées marécageuses aux sols humides et fertiles qu’on rencontre un peu partout, d’autres denrées alimentaires sont produites, principalement le maïs, consommé au moment de la soudure, c’est-à-dire à la fin de la saison sèche. Cette période correspond aux grands travaux de plantations dans la forêt et dans les petites clairières de savane103. Mais pour la culture des ignames, plantes exigeantes, même si elle est faite dans le champ des femmes, les hommes participent à son entretien et aux récoltes. C’est la seule culture dans le système agraire béti à solliciter « une complémentarité coordonnée »104 entre les hommes et les femmes.

Dans les champs de forêt (esep), ensemencés pour la première fois, le sol n’est pas meuble et ne peut pas être retourné à la houe. Les plantations sont effectuées après une opération de nettoyage sommaire qui consiste à enlever les mauvaises herbes et à les brûler.

Dans les champs d’arachide par contre, les femmes procèdent au buttage de la terre. En pays béti, le billonnage tel qu’il est pratiqué en pays bamiléké est inconnu. Les terrains de culture sont plats et les problèmes d’érosion par ruissellement des eaux de pluies ne se posent pas. Le buttage permet aux femmes béti d’enrichir la terre par enfouissement de l’engrais avant les plantations. Celui-ci est constitué, comme chez les Bamiléké, de déchets de cuisine, de cendres issues des incendies de forêt ou d’herbes séchées ou fraîchement arrachées.

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