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Quelle application concrète de la politique alimentaire coloniale ?

Économie de plantation, mobilités masculines et systèmes locaux de production 1884-

II. 3 : Approche coloniale de l’alimentation et mutation des régimes alimentaires des colonisés

II.3.2. Mesures administratives contraignantes et pratiques alimentaires des populations locales : 1920-

II.3.2.3. Quelle application concrète de la politique alimentaire coloniale ?

C’est à travers la réglementation du travail, que sont édictées les mesures les plus concrètes intéressant l’amélioration de l’alimentation des populations par une administration « soucieuse de voir disparaître les causes multiples de dégénérescence des races noires ». Celles-ci concernent en priorité l’alimentation et l’hygiène des travailleurs. L’obligation de la ration en nature pour les ouvriers apparaît déjà dans le cahier de charge des exploitants agricoles et forestiers suivant les dispositions du décret du 4 août 1922 (premier décret intervenu au Cameroun pour régler les rapports des employeurs avec leurs salariés). Cette obligation réglementaire est d’ailleurs peu respectée par le colonat qui préfère à la ration alimentaire en nature une indemnité en numéraire. Le décret du 9 juillet 1925 portant sur le

régime du travail au Cameroun sous administration française, revient sur cette question de l’alimentation des travailleurs en supprimant la possibilité pour les colons de substituer la ration en nature par une indemnité en argent. Elle impose une ration type, aussi bien pour les ouvriers du public que du privé et codifie sa composition. Les contrats de travail précisent, en plus du salaire, la ration de l’ouvrier.

Pour un homme et par jour, elle est constituée de :

 Macabo ou manioc: 3 kgs ou maïs ou patates 2 kgs, ou légumineuses (haricots) 500 g ou riz ou mil 650 g

 poisson salé 130 g ou viande fraiche 200 g  sel 20 g

 graisse ou huile de palme ou beurre ou njabi 50g142.

Avant ce décret de 1925 instituant un menu type pour les travailleurs, l’alimentation de ces derniers est laissée à la charge des employeurs et il est alors d’usage de donner à chaque salarié un complément de revenu pour sa nourriture journalière (appelé couramment chop money). Dans la réalité, ces ouvriers sont ravitaillés par leurs familles, c’est-à-dire les femmes, qui parcourent parfois de très longues distances pour se rendre sur les chantiers avec les vivres nécessaires à l’alimentation des travailleurs. Il y a aussi des plaintes récurrentes de vols des récoltes dans les abords des chantiers.

L’administration souhaitait remédier à ces inconvénients en imposant la ration en nature, calculée minutieusement et réglementée. Leur composition de base est censée tenir compte des recommandations des médecins coloniaux afin de maintenir les travailleurs en bonne condition physique et de santé. Pourtant, on est frappé par leur monotonie et leur pauvreté, caractéristiques reprochées justement à l’alimentation traditionnelle des africains, que l’administration, à travers sa politique alimentaire, a entrepris de corriger. En 1925, les menus distribués aux travailleurs recrutés sur le chantier de construction du chemin de fer du centre, qui relie Douala à Yaoundé, contient ainsi invariablement les mêmes aliments : matière grasse (arachide, huile de palme) 125 grammes de viande ou poisson (séché) féculents (macabo, riz, banane, manioc, mil ou maïs) et sel143. Cette ration ne comporte ni légumes verts, abondamment présents dans l’alimentation des autochtones, ni fruits. On peut donc

142ANOM, Fonds ministériels, AGEFOM/940/3047, Circulaire du Commissaire de la République relative au

affirmer que l’alimentation des travailleurs est de moins bonne qualité et de loin beaucoup moins diversifiée que celle en usage dans les familles. Celle-ci, est à base d’une gamme très variée de féculents (maïs, mil, taro, manioc, ignames, patates, macabo, plantains, bananes etc…), et de sauces dont la composition varie également en s’accommodant à chacun des féculents, et comportant de nombreuses épices. La préparation de chaque féculent se décline de différentes manières. Nos informatrices bamiléké affirment que les mets à base de maïs par exemple se comptaient en dizaines, et que la diversité des variétés d’ignames cultivées autorise une multitude de façons de les cuisiner. Ces aliments sont complétés par des protéines animales fournies par divers viandes, de boucherie ou de chasse, de volailles, de poissons, ou d’autres produits comme les termites, les criquets, les grillons, etc….

La qualité des repas servis aux travailleurs sur les chantiers publics et privés est loin de d’égaler celle consommée habituellement par les travailleurs dans leurs familles, même si l’administration décide en 1925 de recruter des femmes cuisinières pour améliorer leur qualité et ainsi limiter les désertions. Elle est pourtant convaincue de la qualité nutritionnelle de cette alimentation et estime même qu’il s’agit d’un moyen efficace de faire évoluer les pratiques alimentaires et les modes de consommation des populations locales. Elle table sur le fait qu’une fois démobilisés ou à la fin de leurs contrats, les travailleurs retourneraient chez eux et diffuseraient ces nouveaux modes alimentaires.

En 1926, le commissaire de la République dresse un bilan plutôt positif de cette politique alimentaire qui produit selon lui des résultats « surprenants sur l’organisme des travailleurs » qui « après quelques semaines de ce régime, prennent un développement musculaire remarquable »144.

La distribution quotidienne aux travailleurs de ce menu « équilibré » est, pour l’administration, un argument pour justifier ou pour mieux faire accepter, à la fois par les Camerounais et la commission des mandats de la SDN, le régime de réquisition de la main d’œuvre auquel sont soumis les populations. Elle assure que les travailleurs sont mieux nourris sur les chantiers que dans leur cadre familial, et bénéficient en sus d’une éducation alimentaire qu’ils reproduiront à leur retour chez eux pour le bénéfice de leurs familles. Le rapport de la circonscription de Dschang pour la SDN en 1925 nous le confirme :

… sur les chantiers de route de Nkongsamba, il a pu être distribué aux travailleurs six buffles, deux antilopes et sept sangliers. Cette mesure dont bénéficient les indigènes privés de toute alimentation carnée comme le restant de la population de la circonscription, produit le meilleur effet et contribue beaucoup à retenir les travailleurs sur les chantiers. Le recrutement s’opère actuellement sans difficulté, la population toute entière ayant vu revenir des chantiers en excellente forme des hommes qu’elle avait vu partir en piteux état physique, et sachant d’autre part que la mortalité sur les chantiers est maintenant normale et certainement inférieure, en raison de la bonne alimentation et des conditions d’existence ménagée aux travailleurs, à la moyenne dans les tribus 145.

On peut douter de la réalité de cet engouement pour les chantiers coloniaux. A plusieurs reprises, l’administration déplore des évasions sur les chantiers des travailleurs recrutés dans les circonscriptions de l’intérieur146. Et les mauvaises conditions alimentaires constituent indiscutablement l’un des facteurs de désertion.

Les missionnaires sont d’ailleurs montés au créneau à plusieurs reprises pour dénoncer la réquisition des femmes, sous prétexte de la nécessité d’assurer une alimentation plus adaptée aux travailleurs et le non-respect des mesures édictées concernant l’alimentation des travailleurs. En effet, dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, les discours et les rapports officiels décrivent une réalité qui n’existe pas.

En tout état de cause, on ne peut affirmer que la mise en place d’un menu-type pour les travailleurs a eu un quelconque impact sur l’adhésion des Camerounais aux travaux coloniaux décidés par l’administration. On ne peut non plus attribuer la diffusion de la consommation du riz, du poisson sec et du pain dans la société camerounaise comme le montre les statistiques d’importation, aux ouvriers revenus des chantiers. Cette évolution s’est produite surtout parallèlement au développement urbain, au sein d’une population non agricole et soucieuse d’adopter le mode de vie occidental, indicateur du degré « d’évolution » défini par la société coloniale.

La politique de développement de la production vivrière menée pendant la décennie 1920 a donc contribué selon les autorités coloniales, à éloigner les risques de pénurie alimentaire et de famine relevés au début de la décennie 1920 par les médecins coloniaux et le ministère des colonies. Cette situation repose non sur une malnutrition endémique comme

145 ANOM AGEFOM/928/2903, Rapport SDN 1925 Dschang.

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