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Articuler économie de plantation et production alimentaire (1908-1930)

Économie de plantation, mobilités masculines et systèmes locaux de production 1884-

II. 1 3 Migrations forcées ou volontaires : la mobilisation de la main d’œuvre masculine dans les plantations capitalistes

II.2. Répercussions des migrations sur le travail agricole et la production alimentaire

II.2.2. Articuler économie de plantation et production alimentaire (1908-1930)

L’un des objectifs de l’entreprise coloniale a été la volonté de réorienter les systèmes agricoles locaux pour s’adapter aux besoins de la colonisation, en produisant non plus uniquement pour le groupe familial et les échanges, mais aussi pour le ravitaillement des centres administratifs et les travailleurs sur les nombreux chantiers coloniaux. Cette réorientation n’a pas toujours été une réussite, malgré une réglementation contraignante.

Les nombreuses difficultés que rencontrent les administrateurs pour approvisionner les travailleurs en vivre et le taux élevé de mortalité dans les plantations ont fini par décider l’administration coloniale allemande, et plus tard l’administration française, à se préoccuper de la question de la production et de la disponibilité des produits vivriers. La décision de rendre obligatoire les cultures vivrières fait partie de l’arsenal de répression mise en place pour s’assurer de l’augmentation des surfaces cultivées et des rendements. Les chefs de famille ou de village sont chargés de mettre en application cette décision en plantant une étendue donnée de plantes vivrières (maïs, taros, patates, manioc, igname, arachides) et de s’engager sur un tonnage de vivres à fournir à l’administration60.

En 1909, L’administration coloniale allemande a élaboré un programme de développement intensif de la production agricole « indigène »61 présentée comme une

59 Koopman Henn, “Economic ties between peasant and worker: …” op.cit., p. 394. 60 Commandant Marabail, Études sur les territoires du Cameroun occup s…op.cit., p. 60.

61Lucien Fourneau, "L’Agriculture u Cameroun", dans Congrès d’agriculture coloniale, Tome IV , Paris,

condition essentielle de l’extension de la colonisation vers l’intérieur, et préalable à la construction de la voie ferrée du centre, qui doit relier le poste administratif de Yaoundé à la côte. Un projet de cette envergure ne peut s’entreprendre sans l’assurance de pouvoir disposer d’assez de vivres pour l’alimentation des milliers de travailleurs réquisitionnés dans toutes les régions du Sud du pays.

L’administration réalise ainsi que le développement de l’entreprise coloniale et l’exploitation économique sont voués à l’échec si les systèmes locaux de production vivrière ne sont pas mobilisés pour accompagner le mouvement. L’urgence est à l’augmentation de la production des différentes cultures: maïs, bananes, taros, patates douces, arachide etc… afin de pourvoir les travailleurs des nombreux chantiers de construction en vivres frais acquis sur place et, en même temps de développer l’échange des produits vivriers entre « indigènes »62. Cette politique cherche donc à articuler la production vivrière autochtone à l’exploitation économique du Cameroun.

L’une des premières mesures est de prendre appui sur les jardins d’essais existants et d’en créer de nouveaux pour favoriser la diffusion de nouvelles cultures et sélectionner les variétés de plantes locales les plus intéressantes du point de vue de leur rendement. Des essais d’acclimatation de plantes européennes sont également effectués et concerne surtout des céréales telles que le seigle, l’avoine et l’orge, qui donnent d’ailleurs des résultats encourageants sur les plateaux Grassfields63. Un service d’agriculture est créé ainsi que plusieurs centres de formation agricole64. Ce service a pour mission d’explorer toutes les possibilités qu’offrent les diverses régions du territoire en matière agricole. Le jardin botanique de Victoria, fondé en 1892 pour acclimater les différentes plantes susceptibles d’être produites localement, constitue la pièce maîtresse de toutes les expérimentations entreprises. Il fournit les matériaux nécessaires à la création des stations d’essais. Il fait aussi office de centre de formation pour les moniteurs et les auxiliaires camerounais du service d’agriculture.

Peu à peu la plupart des régions du territoire sont dotées d’une station permettant d’effectuer des essais de culture en vue d’améliorer les productions locales ou nouvellement introduites. Les choix de cultures à développer sont imposés à chaque station par

62 L. Fourneau, « l’agriculture au Cameroun », op.cit. p. 201. 63 Rapport annuel, 1922, p.98.

l’administration en fonction des conditions environnementales. Elle souhaite obtenir rapidement des résultats probants pour des plantes susceptibles d’être essaimées, mais aussi, imposer aux populations autochtones de nouvelles techniques culturales jugées plus rationnelles. En 1912, il existe sur le territoire 30 jardins d’essais dirigés pour les plus importants par des fonctionnaires européens du service de l’agriculture.

Dans son rapport de tournée de reconnaissance effectué en novembre 1917, le sous- lieutenant Réallon note ces réalisations allemandes dans plusieurs centres administratifs comme à Dschang où un « très grand jardin potager » se trouve à « l’embranchement des routes de Bana et de Baré par Fong-Donera » Il y « constate en plus des carrés de pomme de terre, de choux, de haricots, etc… beaucoup de plants de fraisiers » 65

. Sur le modèle du jardin

botanique de Victoria, ces stations servent également d’écoles pratiques d’agriculture. Cependant, dans le programme du gouvernement, si la nécessité de former des camerounais aux techniques agricoles modernes s’impose, cet enseignement ne s’appuie pas sur les savoirs locaux, ne tient aucunement compte des systèmes culturaux caractérisés par l’association de plantes, et l’importance de certaines plantes dans les régimes alimentaires et les relations sociales. Par ailleurs, l’enseignement dispensé dans les centres de formation exclu les agricultrices, et s’adresse uniquement aux élites coutumières représentées par les chefs, notables ou leurs fils.

En 1910, une première expérience d’enseignement agricole est menée à Victoria, et un arrêté du 20 août 1913, permet de le formaliser en instituant des cours théoriques et pratiques d’agriculture. Cette première année, 97 élèves moniteurs agricoles et contremaîtres sont admis en internat à l’école de Victoria. L’admission est sélective et ne concerne que les élèves ayant obtenu le certificat de fin d ‘étude d’une école du gouvernement ou des missions, et aptes à parler et écrire l’allemand66

.

Les Allemands souhaitent développer au plus près des zones de production des denrées alimentaires des centres de formation destinés à vulgariser les techniques de cultures européennes appliquées aux cultures tropicales. Il s’agit clairement de constituer une nouvelle catégorie d’acteurs locaux déconnectés des formes traditionnelles d’organisation et de production agricole considérées comme « non rationnelles ». Le choix se porte sur des

65 ANOM, AGEFOM//929, rapport de tournée sous-lieutenant Réallon, Dschang-Foumban-Ngambé-Yoko, 18

novembre 1917

« indigènes » « intelligents, capables de mettre en pratique les enseignements reçus et devant rester dans la région, à utiliser les méthodes de culture européennes et à les appliquer aux cultures tropicales »67.

L’enseignement est donc avant tout pratique et destinée en priorité aux élites coutumières et les nouvelles élites instruites. L’objectif est de les familiariser avec de nouvelles techniques et outils agricoles, par exemple la charrue, les herses, les semoirs…

La nécessité s’impose d’accompagner, par une disponibilité de produits vivriers, l’expansion coloniale vers l’intérieur du pays, l’ouverture de nombreux postes administratifs, des maisons de commerce et de nouveaux fronts pionniers agricoles avec la création de plantations d’hévéa pour la production du caoutchouc.

Les populations visées par cette « politique agricole indigène » sont donc essentiellement celles de l’intérieur (Béti et Bamiléké en l’occurrence) considérées par les allemands comme de bons agriculteurs et « peu concernées par l’idée de l’indignité et la répugnance du travail »68, qui caractérise selon eux les populations de la zone côtière, c'est-à- dire surtout les Bakweri et les Duala. En réalité, ces derniers ont à maintes reprises, manifesté leur hostilité vis-à-vis des méthodes de colonisation allemande, et après la perte de leur monopole commercial au profit des européens, ou les expropriations dont elles ont été victimes en ce qui concerne les Bakweri, ont montré de fortes réticences à se soumettre aux travaux forcés ou même au salariat agricole dans les plantations européennes. L’administration allemande, faute de pouvoir compter sur elles pour les cultures vivrières nécessaires aux besoins de la colonisation, s’est tournée vers les populations de l’intérieur qui venaient de subir les guerres de « pacification ». Elle a imposé à ces dernières, à partir des stations d’essai implantées un peu partout, les types de cultures à effectuer et, pour s’assurer du respect de ces prescriptions, les a contraintes à se fixer aux abords des voies fréquentées et à renoncer à l’établissement de leur habitat dans la forêt et à leur mode de vie itinérant. Ces villages ont été sommés de produire suffisamment de produits vivriers pour ravitailler les postes administratifs, les convois de porteurs et les hommes de passage69.

Les instructions données aux chefs de familles ou de villages concernent l’obligation de mettre en culture un certain nombre de plantes vivrières locales (maïs, taros, patates,

67 Fourneau, « L’agriculture au Cameroun », op.cit., p. 23.

manioc, ignames, macabos, arachides) ou nouvelles (pomme de terre ou riz). Cette production doit satisfaire aux demandes du gouvernement colonial et des réserves doivent être constituées pour faire face aux périodes de soudure. Cette politique de culture forcée a pour ambition de permettre à l’administration coloniale de mettre en route ses différents programmes de construction en assurant la sécurité de l’alimentation des travailleurs recrutés le plus souvent au loin. Cette politique coercitive est loin de produire les résultats escomptés si l’on en juge par le recours aux stations d’essai qui deviennent progressivement des centres de production spécialisés dans les produits vivriers destinés aux centres administratifs, aux travailleurs et aux postes militaires.

Les contraintes de production imposées aux villages s’adressaient en fait aux femmes, puisque les hommes ne géraient qu’à la marge les cultures vivrières et qu’une partie notable de la population masculine était mobilisée par ailleurs par le pouvoir colonial. Dans la mesure où les moyens de productions (outils, force de travail, temps de travail) dont disposaient les femmes n’avaient pas changé, elles ne pouvaient obtenir une augmentation substantielle de leurs productions. Il était donc difficile aux chefs de famille, malgré les pressions des autorités, de dégager des surplus à la hauteur des attentes de l’entreprise coloniale.

En fait la politique agricole « indigène » mise en œuvre par l’administration allemande au Cameroun n’a pas pour objectif une amélioration de la production locale au profit des colonisés, mais constitue un rouage essentiel de l’entreprise d’exploitation des richesses du Cameroun. Par ailleurs, cette politique de développement de la production agricole locale est conçue sans tenir compte de la fonction essentielle des femmes dans ces activités et l’interdépendance entre les hommes et les femmes.

La sollicitation des élites coutumières comme principaux vecteurs de changement dans les sociétés africaines a été une constance des politiques coloniales menées par les nations européennes. Ces politiques s’appuient très rarement sur une connaissance exacte des sociétés qu’elles visent à transformer. Ceci est particulièrement vrai en ce qui concerne les politiques agricoles. Nous avons montré que dans les sociétés du Sud-Cameroun, ces élites, du fait précisément de leur rang, et de la division sexuelle du travail, ne s’adonnent pas au travail de la terre, qu’ils délèguent à leurs dépendants et à leurs femmes. Pourtant, aussi bien l’administration coloniale allemande que française sont convaincues que le moyen le plus efficace de faire évoluer les systèmes agraires et d’intégrer les innovations qu’imposent une

économie moderne passe par la formation de ces élites et leur initiation aux « méthodes rationnelles de cultures »70.

L’échec de la tentative faite par les Allemands de faire évoluer les systèmes locaux de production et le peu d’impact de la politique agricole « indigène » sur l’évolution de la production autochtone des vivres, illustre cette méconnaissance des sociétés du Sud- Cameroun. Néanmoins, quelques cultures nouvelles introduites sont devenues des aliments de base comme la pomme de terre et le riz.

La pomme de terre a été acclimatée dans les stations d’essai de Buéa, établi en 1889, de Sangmélima et de Dschang (1908), dans le but de ravitailler la population européenne du territoire, en particulier celle de Douala en légumes et fruits européens. La culture de cette plante se diffuse rapidement dans tout le pays bamiléké dans les années d’après-guerre, sous la colonisation française, surtout comme culture vivrière commercialisée. Elle conserve encore aujourd’hui ce statut. Elle a néanmoins été intégrée dans le régime alimentaire des Bamiléké, ruraux et citadins comme l’un des aliments de base.

Les différentes variétés de riz (riz aquatique et riz de montagne), acclimatées dans les stations d’essai de Dschang, de Yabassi et d’Ebolowa, ont eu moins de succès que la pomme de terre. Malgré l’importance de sa consommation, surtout dans les milieux urbains, et les politiques incitatives, sinon contraignantes menées par les administrations coloniales, la culture du riz n’a pas réussi à s’imposer comme la pomme de terre, dans les systèmes de production locaux.

Le développement de la colonisation et l’exploitation des ressources et du potentiel agricole du Cameroun ont trouvé une limite dans l’insuffisance de la main d’œuvre. Les stratégies mises en œuvre par l’administration coloniale allemande, basées sur la contrainte, ne suffisent pas à résoudre le problème, au contraire elles s’avèrent meurtrières et inefficientes71. Au niveau des sociétés locales, des bouleversements irréversibles se produisent. Ils touchent aussi bien celles qui ont subi des expropriations foncières que celles qui ont dû fournir de la main d’œuvre pour les plantations et les autres chantiers coloniaux. La mobilisation massive des hommes jeunes et leur départ des villages affecte directement l’organisation traditionnelle du travail et contribue à transformer les rapports de production et

les relations de genre dans ces sociétés. Les hommes sont intégrés dans les circuits économiques coloniaux tandis que les femmes se voient renforcées dans leurs rôles traditionnels de production et de reproduction, avec un surcroît de travail à assumer.

Les expropriations ou encore les méthodes de recrutements contraintes ont ébranlé l’unité et la stabilité des institutions sociales et économiques dans le sud-Cameroun. Cette période a été en effet marquée par l’intensification de la mobilité géographique des hommes, d’abord de manière involontaire avec les recrutements forcés, mais petit à petit, ces mobilités se sont inscrites dans des courants migratoires qui vont affecter les régions aux économies les plus dynamiques dans l’entre-deux guerres, en particulier le Mungo.

La nécessité d’une adaptation des systèmes agraires locaux aux évolutions en cours est apparue assez tardivement aux allemands, confrontés à l’épineuse question de l’alimentation des travailleurs et de la disponibilité des produits vivriers. Les tentatives d’adapter les systèmes de production locaux aux nouvelles exigences de la société coloniale, avec le développement des jardins d’essai, les cultures vivrières forcées ou encore la formation agricole des élites coutumières se sont soldées par un échec. Celui-ci peut être attribué à l’absence de connaissances des administrateurs sur le fonctionnement des systèmes de production locaux, intégrés aux structures sociales et culturelles, et surtout au rôle fondamental des femmes dans la production et l’équilibre alimentaires des populations locales.

II.3 : Approche coloniale de l’alimentation et mutation des régimes

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