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Migrations masculines et effets sur les rapports de production

Économie de plantation, mobilités masculines et systèmes locaux de production 1884-

II. 1 3 Migrations forcées ou volontaires : la mobilisation de la main d’œuvre masculine dans les plantations capitalistes

II.2. Répercussions des migrations sur le travail agricole et la production alimentaire

II.2.1. Migrations masculines et effets sur les rapports de production

L’émigration constitue l’un des facteurs décisifs des transformations qui ont marqué les sociétés du sud-Cameroun sous l’ère coloniale, au regard des rapports de production et de la division sexuelle du travail notamment. Les pays bamiléké et Béti ont été dès le début de la colonisation affectés par l’émigration des hommes. Cette émigration n’a pas entraîné un recul de l’agriculture, celle-ci étant principalement une activité féminine45

, mais elle a fait peser une charge supplémentaire de travail sur les femmes. Les migrations amorcées à cette époque ont été d’abord des migrations de travail, organisées par les autorités coloniales pour les nécessités de l’exploitation des territoires conquis : constructions des chemins de fer et de routes, portages, plantations. Les Allemands aussi bien que les Français, mettent en place, un système de réquisition de la main d’œuvre masculine (travail forcé, prestations etc…) en vue de satisfaire la demande du commerce de traite (en fournissant des porteurs), des plantations capitalistes, et des chantiers de l’administration coloniale46. Cette migration est aussi apparue comme un choix, une opportunité saisie par les cadets sociaux. Pour certains auteurs en effet, le développement de l’économie coloniale et l’évolution rapide des modalités coutumières de régulation sociale (par exemple le mariage ou le travail) ont constitué pour les cadets sociaux une occasion d’échapper aux cadres coutumiers et à la tutelle des aînés47 c’est-à-dire en trouvant le moyen, par le travail salarié, de gagner leur autonomie et de trouver eux-mêmes les ressources nécessaires pour se marier.

Dans cet objectif, beaucoup émigrent vers des centres de production ou les centres administratifs alors en pleine expansion. Les Bamiléké s’imposent progressivement dans la région du Moungo48 qui constitue depuis les premières heures de la colonisation allemande une zone de production agricole importante grâce à la fertilité de ses sols volcaniques. Ce phénomène se poursuit au-delà de l’indépendance en 1960. Ces départs créent un déséquilibre

45 Dongmo, le dynamisme Bamil k . La maîtrise de l’espace agraire, op.cit. p.108.

46 Jeanne Koopman Henn, “Economic ties between peasant and worker: The Béti woman’s rural labour and the

urban wage”, dans Jean-Claude Barbier (Ed.) Femmes du Cameroun, mères pacifiques, femmes rebelles, op.cit. p. 393-394.

47 Konings, Gender and plantation labour in Africa, op.cit., p. 6

48

Ma Tchouake Noumbissie, « La construction de l’imaginaire socio-politique bamiléké et les prémices de la rebellion dans l’Ouest-Cameroun », Outre-mers, tome 94, n° 354-355, 2007, p. 243-269.

démographique entre les sexes dans les tranches d’âges allant de 15 à 5049. Il est particulièrement visible en pays bamiléké. Les statistiques démographiques réalisées par les administrateurs lors de leurs tournées dans les différentes chefferies donnent la mesure du phénomène migratoire dans l’entre-deux guerres. Dans la chefferie de Fotouni en 1935, le recensement effectué par le chef de la subdivision donne 683 hommes pour 1377 femmes. Le rapport note que les hommes de 16 à 30 sont « presque totalement absents »50. A Bangangté, en 1937, on compte parmi les imposables 2200 hommes contre 4200 femmes. Les subdivisions de Bafang et de Bangangté, situées à la frontière sud, sont les plus touchées par l’émigration masculine volontaire en pays bamiléké. Le chef de Bangangté se désole d’avoir la majorité de ses sujets hors du territoire de sa chefferie à la fin des années 1930.

Ce phénomène migratoire touche également le sud forestier où les hommes sont réquisitionnés dès le début de la colonisation allemande pour la création des plantations autour du Mont-Cameroun. Leur maîtrise des techniques d’abattage des arbres s’avère particulièrement utile à cet effet. Cette région forestière, tout comme la région bamiléké, va encore fournir un contingent important d’hommes au moment de la construction des voies de communication, en particulier le chemin de fer du centre qui relie Douala à Yaoundé, achevé en 1927. Il y a enfin un courant important de migration volontaire vers les centres administratifs et les régions en plein essor comme le Moungo et la ville de Douala. Ces migrations ont des effets durables sur la démographie des régions concernées. Se basant sur les résultats de recensements effectués en 1967, Franqueville note le déséquilibre des sexes au détriment des hommes à partir de 15 ans, témoin d’une émigration ancienne remontant à la période coloniale et qui continue à marquer cette région du Sud o l’on observe un excédent féminin dans les statistiques démographiques51.

Le départ des jeunes hommes reporte sur les femmes la totalité des activités de production des « cultures familiales »52, c’est-à-dire des denrées alimentaires produites pour la consommation familiale, mais aussi, et de plus en plus pour répondre aux besoins de l’expansion coloniale. En pays béti, les femmes s’en plaignent lors des tournées des

49 Roland Diziain, "Le Facteur de L’expansion Bamiléké Au Cameroun", Bulletin de L’association de

Géographie Français, 1953, p. 235–236.

50 Archives Nationales de Yaoundé (ci-après ANY) APA 11804/C Rapport de Tournée du chef de subdivision

de Bafang, Lacour, 1935

51 André Franqueville, Une Afrique entre le village et la ville. Les migrations dans le sud du Cameroun, Paris,

administrateurs. Même si ces derniers recommandent aux chefs coutumiers d’éviter des réquisitions de main d’œuvre durant la période d’abattage des arbres et de préparation des terrains pour les prochaines cultures, la situation ne s’améliore pas pour autant53

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En effet, les administrations coloniales, tout en mobilisant les hommes loin de leurs villages, exigent des populations des vivres pour le ravitaillement des travailleurs mobilisés. Ce sont les femmes qui se retrouvent en première ligne et doivent produire plus pour répondre à ces demandes, tout en ne bénéficiant plus du travail complémentaire des hommes, par exemple la mise à disposition des nouvelles parcelles défrichées. Ce processus aboutit en pays béti à la disparition des esep et pousse les femmes à l’intensification de leurs cultures. Cette évolution a en partie conduit à l’abandon du système traditionnel de culture itinérante sur brûlis54 et a accéléré la réduction de la part de l’igname dans le régime alimentaire au profit du manioc et le plantain, dont la production est moins exigeante en temps de travail. Les hommes se sont en effet retirés presqu’entièrement de la culture de l’igname. J. Guyer explique que les migrations de la main-d’œuvre masculine ont accentué davantage la féminisation de l’agriculture en pays béti parce qu’elles ont contraint les femmes à effectuer autant que possible, en plus de leurs tâches antérieures, les travaux dévolus aux hommes afin de continuer à satisfaire à l’ensemble des besoins alimentaires de leurs familles55. Dans une note adressée au chef de la circonscription de Douala, en réponse à une demande d’autorisation de recrutement de la main d’œuvre pour l’assainissement de la ville, le Commissaire de la République reconnaît que les recrutements des travailleurs « désorganisaient la vie des villages dans les circonscriptions de l’intérieur »56.

En pays bamiléké, foyer important de recrutement de la main d’œuvre depuis la fin du XIXème siècle, l’émigration des hommes entraîne la diminution de l’élevage. Les clôtures n’étant plus entretenues de manière régulière, à cause des absences plus ou moins longues, il devient difficile de conserver dans la concession ces animaux à cause du risque qu’ils font peser sur les cultures. Les femmes sont ainsi privées d’un élément essentiel de fertilisation des sols, le fumier animal obtenu grâce à l’association élevage-agriculture. Cette association

53 Guyer, Family and Farm…op.cit., p. 46

54 Koopman Henn, “Economic ties between peasant and worker…” op. cit. p. 397. 55 uyer, “Food, cocoa, and the division of labour by sex…” op.cit., p. 367.

56 ANOM, AGEFOM//940/3047, Lettre du Commissaire de la République au chef de la circonscription de

favorisait le maintien de l’équilibre de ce système agricole intensif ainsi que la réduction de l’érosion grâce au système de haies vives.

Contrairement au sud forestier, le pays bamiléké était presqu’entièrement défriché au début du XIXème siècle. Il ne subsistait que quelques galeries forestières préservées dans chaque chefferie, formées par des sites sacrés où tout travail agricole était prohibé. A partir de ce moment, les femmes n’ont plus eu besoin des hommes pour défricher leurs champs avant les labours. Leur rôle était indispensable dans l’entretien des arbres dispersés dans les champs : élagage, ramassage de bois morts, dessouchage en cas d’abattage, confection des haies et clôtures etc... Leur travail était essentiel dans la lutte pour la préservation de la fertilité des sols. La forte émigration des jeunes hommes commencée avec les recrutements forcés à la fin du XIXème siècle a donc indéniablement pesé sur le maintien de cet équilibre entre la qualité des sols et une production intensive.

Les femmes ont dû modifier leurs méthodes de cultures. Les terres s’appauvrissant plus rapidement à cause d’un apport moins important et moins régulier en fumier, elles ont cherché à augmenter les surfaces cultivées, et aller toujours plus loin pour acquérir de nouvelles parcelles57. En effet, si les hommes décident de ne pas rentrer au pays après leur démobilisation ou émigrent de leur plein gré pour tenter d’accéder à la culture du café dans le Moungo ou investir dans le petit commerce, les femmes ont le souci de consolider leur autonomie financière et d’assumer les charges qui leur incombent. Par exemple en saisissant l’opportunité de la croissance du commerce des produits vivriers, en particulier celui du maïs qu’elles produisent en abondance et dont la demande augmente58

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L’émigration n’est d’ailleurs pas la seule cause de surcharge du travail des femmes. De nouvelles pratiques de mobilité se développent. Beaucoup d’hommes ont mobilisé, quand cela était possible, surtout dans les années 1950 avec l’expansion des cultures de rente, des terres familiales pour créer des plantations, et ont sollicité leurs femmes pour leur entretien. Ce premier investissement est souvent un tremplin pour accumuler le capital réinvesti dans d’autres secteurs d’activité, par exemple le transport des personnes et des marchandises ou encore le commerce qui imposent des absences prolongées hors de la concession.

L’émigration des hommes ou leur désengagement des activités agricoles affecte aussi le travail domestique des femmes, aussi bien en pays Béti qu’en pays bamiléké. Ainsi, l’approvisionnement en bois pour la cuisine et la conservation des récoltes devient une charge

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pour les femmes. Couper du bois dans les champs et les transporter jusqu’à la maison des femmes était l’une des tâches effectuées par les hommes que les femmes, du fait de l’absence de ces derniers, doivent assumer.

Le passage de l’économie précoloniale, caractérisée par une division du travail agricole entre les hommes et les femmes et une responsabilité partagée des charges liées à la production, à l’économie coloniale impliquant la mobilisation des hommes dans des activités nouvelles, parfois loin de leurs villages, a globalement alourdi la charge de travail des femmes à la fois dans les travaux agricoles et domestiques. L’économie coloniale se fonde ainsi, pour se développer, sur le secteur traditionnel de production, où les femmes dominent. Ce secteur traditionnel lui assure à peu de frais la reproduction de la force de travail59.

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