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Les Bamiléké des Hauts-plateaux de l’Ouest : des chefferies structurées autour du Fo, chef héréditaire, au sommet de la hiérarchie sociale

Division sexuelle du travail agricole et implications sociales et économiques

I.1. Contexte géographique et social et répartition sexuée des activités agricoles

I.1.2. Dynamiques migratoires et stabilisation des populations au début de la pénétration européenne

I.1.2.2. Les Bamiléké des Hauts-plateaux de l’Ouest : des chefferies structurées autour du Fo, chef héréditaire, au sommet de la hiérarchie sociale

C’est dans les montagnes de l ‘ouest du Cameroun, qui comprennent les plateaux bamiléké, bamenda et bamoun que l’on rencontre les plus fortes concentrations humaines du Sud-Cameroun55. Les Bamiléké représentent après les Béti le deuxième groupe ethnique le plus important. Leur nombre est estimé en 1949 à 415000 individus. Le mot « bamiléké » est utilisé, comme le mot « Pahouin », par commodité. Il est, à l’origine, méconnu des populations qu’il désigne. Les Allemands sont les premiers à l’employer sous la forme bam’leke à partir de 190556. Au XIXème siècle, avant la conquête allemande, les anglais, présents en assez grand nombre au Cameroun (des missionnaires et des commerçants), nomment ces montagnards des « grassfielders » ou « grassfields ». Ces termes sont devenus les appellations usuelles pour désigner ces populations, par les autres groupes ethniques du Cameroun, mais les Bamiléké se définissent eux-mêmes uniquement par rapport à leurs chefferies d’origine57

. Ils se sont appropriés le mot « bamiléké » assez tardivement, dans l’entre-deux-guerres, au fur et à mesure que leur poids démographique se renforçait dans les zones d’émigration comme le Moungo ou la ville côtière de Douala. Les années de lutte

54 Vincent, Tradition et transition…, op.cit. P. 9.

55 Dans cette région dite des « Grassfields », la plupart des sociétés ont une organisation sociale de type

centralisé). On peut citer les puissantes chefferies Bandjoun, Bafou, Bali ou encore Nso.

56 Claude Tardits, Contribution à l’ tude des populations Bamil k de l’Ouest-Cameroun, Paris, Berger-

Levrault, 1960, p. 9.

pour l’indépendance (1955-1971) ont conforté davantage cette conscience d’appartenance au groupe « bamiléké ».

Les populations bamiléké sont réparties en une centaine de chefferies indépendantes les unes des autres et se définissent par rapport à elles et à leur chef. Les administrateurs coloniaux et les ethnologues comme Tardits, se basant sur les récits des membres des lignées royales, ont affirmé que l’installation des Bamiléké sur leur habitat actuel remonte au XVIIIème et XIXème siècles. Ils se seraient réfugiés dans ces montagnes, par vagues successives, chassés par les Bamoun qui fuyaient eux-mêmes devant les invasions peules58. Les recherches archéologiques, les données basées sur la phytogéographie et la linguistique ont cependant permis d’établir et de préciser l’ancienneté du peuplement de cette région, même si de nombreux brassages se sont produits par la suite. D’après Warnier, « on peut affirmer catégoriquement que les grassfields ont été peuplés depuis plusieurs millénaires, de manière très probablement continue, et que la genèse des paysages humanisés que nous connaissons aujourd’hui est fort ancienne »59

. En effet, le pays bamiléké était anciennement couvert de forêt. La forêt primaire n’existe plus lorsqu’arrivent les premiers européens au début du XXème siècle. C’est le signe d’une présence humaine ancienne et continue. Warnier affirme également, sur la base des recherches récentes, l’ancienneté de l’émergence de royautés sacrées dans la région qui serait survenue bien avant le XVIIIème siècle. Par ailleurs cette région des Grassfields constitue « un centre autonome d’accumulation du capital démographique, économique, culturel, politique et symbolique »60. Autrement dit, les migrations décrites précédemment ont eu peu de liens avec l’origine du peuplement et la constitution des chefferies.

Les traits caractéristiques du système agraire, notamment les modes d’exploitation intensive et extensive du sol expriment cette ancienneté de l’humanisation de la région.

La chefferie bamiléké « s’individualise par un territoire bien délimité, une population bien définie et un pouvoir qui les contrôle réellement »61. C’est une société fortement

58 R. Delarozière, Les Institutions politiques et sociales des populations dites Bamiléké, op.cit., p.8. 59 Jean-Pierre Warnier, « Histoire du peuplement et genèse des paysages dans l’ouest camerounais », The

journal of African History, vol. 25, n°4, 1984, p. 395-410.

60 Jean-Pierre Warnier, « Un parcours pluridisciplinaire dans les Grassfields du Cameroun », Anthropologie et

Sociétés, vol. 37, n°1, 2013, p.45-58.

hiérarchisée et inégalitaire « mais en même temps très mobile »62. Le chef de chaque famille transmet par héritage ses titres et son pouvoir, mais à un héritier unique désigné par le défunt parmi ses fils63. Les fils non héritiers deviennent les fondateurs de nouveaux lignages et peuvent par leur travail et la richesse qu’ils arrivent à accumuler, accéder aux titres prestigieux et aux associations coutumières qui leur donne une certaine visibilité politique, c’est-à-dire un rôle influent dans les cercles du pouvoir.

Dans chaque chefferie, le chef est issu du lignage royal. Il dirige entouré de dignitaires et de serviteurs. Il représente la chefferie à l’égard des étrangers, conduit les guerres, est garant du patrimoine collectif, surtout la terre. Il est enfin le protecteur et le juge suprême du groupement64. Dans les grandes chefferies, le chef délègue à un sous-chef la direction d’un quartier (nteng la’a), donc certains de ses pouvoirs, par exemple la gestion du patrimoine foncier. A ce titre, les sous-chefs ont la responsabilité d’établir les jeunes hommes qui souhaitent fonder leur propre « la’a » (concession et donc lignage). Comme en pays béti, l’accumulation est fortement corrélée au nombre de personnes que contrôle un chef de concession. Plus ils sont nombreux, plus son prestige est grand. Ce sont ses femmes, ses enfants, ses dépendants, c’est-à-dire des hommes qui travaillent pour lui et qui attendent en retour une épouse et une parcelle de terre à cultiver.

Les femmes Bamiléké, à l’image de leurs consœurs Béti, jouent un rôle économique central, puisque la production alimentaire repose sur elles. Mais dans le domaine politique, elles sont absentes des cercles de décision, notamment les institutions de gouvernance qui assistent le fo dans la conduite des affaires de la chefferie, le Kamveu ou le Kungang. Les femmes disposent certes de leurs associations coutumières, mais celles-ci n’ont qu’un rôle mineur dans la direction politique de la chefferie même si elles apparaissent comme des relais dans la transmission des messages du chef ou des chefs de quartiers aux femmes de la chefferie. Par exemple, c’est à travers les associations de femmes que s’organisent les travaux des champs du chef ou de ses femmes, ou que le chef effectue des dons aux femmes du village en remerciement des travaux effectués : viande, sel, huile de palme, sont par ce canal redistribués aux femmes de la chefferie65.

62 Dongmo, op.cit., p. 51.

63 Tardits, contribution à l’ tude des populations dites Bamil k …op.cit. p.25 64 R. Delarozière, Institutions sociales et politiques…op. cit. p. 52-53.

Il existe néanmoins une hiérarchie féminine et la mère du fo, la mafo, est un personnage influent qui peut jouer un rôle politique de premier plan. En l’absence du chef, elle peut assumer ses fonctions politiques. Nous pouvons citer l’exemple à Bana de la reine mère, Habi, qui a pris en main les affaires de cette importante chefferie en 1916 après la déportation à Nkongsamba puis à Douala du chef Fanna à qui les alliés reprochent son soutien aux Allemands66.

Elle détient donc un pouvoir d’influence et est la personnalité féminine la plus importante de la chefferie. Son statut est comparable à celui des notables, elle est d’ailleurs intronisée et initiée à l’exercice du pouvoir comme les autres hauts dignitaires de la chefferie. Elle dispose d’insignes de commandement et de symboles de pouvoir propres à son rang. La

mafo supervise la société des femmes. Delarozière donne un témoignage instructif de

l’autorité qu’exercent les mafo et de leur influence, en particulier auprès des femmes :

Son autorité est absolument indiscutée dans ce domaine, et le chef du groupement, lui-même, évite d’entrer en conflit avec elle. La mafo a en effet autorité sur les sociétés de femmes, auxquelles incombe de décider de toute l’activité agricole du groupement. Les hommes, en effet, ne travaillent pas la terre. Un conflit ayant opposé, il y a quelques années un chef du groupement de Bangou (Subdivision de Bafoussam) avec la mafo, celle-ci a déclenché une grève des femmes dans tout le groupement, et le chef a été obligé de composer67.

L’influence de la mafo peut se mesurer également à sa participation aux assemblées des hommes. Dans certaines chefferies, elle est admise lors des délibérations du kamveu. Le titre de mafo littéralement reine-mère, se transmet par héritage comme tous les titres prestigieux du système social bamiléké. Ce statut lui donne droit à une concession, qui peut s’étendre à l’échelle d’un quartier de la chefferie, disposant de tous les types de terroirs indispensables au fonctionnement autonome d’une concession : les champs de raphia pour la construction des maisons et des greniers, les zones de pâturages pour l’élevage des chèvres principalement, les terres agricoles qu’elle gère et cède une partie aux femmes qui lui en font la demande pour leurs cultures.

Les mafo sont des médiatrices que les habitants consultent en cas de différend avec un notable de la chefferie ou pour obtenir les faveurs de ces derniers ou du fo68. Elles ont à leur

66 Archives Nationales d’Outre-mer (ci-après ANOM), AGEFOM//929, Cameroun 1915-1916, occupation

anglaise, Dschang : « handing over notes of the Bana district from Capt. M.H. Corsellis, to capt H.R.H Crawford , february 1916.

67 R. Delarozière, « Les institutions sociales et politiques… », op.cit., p. 47. 68 Entretien avec des femmes du chef Balengou, 8 février 2015.

service des serviteurs, qu’elles choisissent librement, ou qui sont affectés par le chef. Elles les marient et disposent sur leurs filles de droits du nkap69 c’est-à-dire du droit de percevoir des

dots en lieu et place des pères. Elles choisissent leurs héritières à qui elles transmettent leurs domaines avec tous les privilèges70.

Ce statut leur donne le droit de disposer de la force de travail des femmes de la chefferie, y compris des femmes du chef71. Ces dernières bénéficient en retour de leur générosité et de leur sollicitude. Elles supervisent les associations féminines dont les plus importantes se tiennent chez elles.

Les femmes de chef jouissent de certains privilèges et de beaucoup de considération de la part des habitants. C’est toujours un honneur pour un chef de famille de « placer » sa fille à la chefferie comme épouse du chef. Les femmes du chef disposent de serviteurs qui entretiennent leurs maisons, leurs clôtures et les aident dans les travaux de portage ou de collecte de bois. Elles ont aussi des « nourrices » qui s’occupent de leurs enfants. Pour l’entretien de leurs champs, elles peuvent compter sur l’aide des femmes du village. Il existe une hiérarchie parmi elles, en fonction de leur ordre d’arrivée à la chefferie, visible dans l’ordonnancement de leurs maisons respectives et leur architecture.

Si les mafo et les femmes de chef ont une influence certaine au niveau des chefferies, pour les autres femmes, des voies d’accès dans la hiérarchie féminine existent, car l’organisation sociale bamiléké promeut la mobilité72. Les statuts ne sont pas figés et cette réalité est valable pour les hommes autant que pour les femmes. Dans cette société où la procréation est une donnée fondamentale, mettre au monde des enfants est une voie potentielle de mobilité sociale pour les femmes. Une femme dont le fils est désigné comme héritier d’une grande concession, acquiert de fait un statut privilégié. Elle est honorée pour avoir donné à son mari le fils le plus digne de lui succéder73. Les avantages associés à ce statut sont en lien avec le nombre de femmes et des dépendants du chef de famille. Elle

69 Le Nkap est une modalité de mariage qui permet à un homme de prendre femme sans verser de dot. Il renonce

alors à des droits sur les filles issues de son mariage au profit du père de sa femme, dans ce cas de figure, au profit de la mafo.

70 Entretien avec des femmes du chef Balengou, 8 février 2015 71 Idem.

72 J.L. Dongmo, Le dynamisme Bamiléké, op.cit. p. 44.

73 Simon David Yana, « Fécondité et famille au Cameroun : Les Bamiléké et les pahouin (Fang-béti-bulu) »,

dispose de droits d’accès sur une portion plus importante de terres de la concession et peut donc en redistribuer aux femmes de sa clientèle. Les naissances gémellaires sont aussi pour les femmes un élément d’anoblissement. Les mères de jumeaux (magni) sont en effet honorées et admirées. En pays bamiléké, les jumeaux, symboles de fertilité et de richesse, sont considérés comme des êtres dotés de pouvoirs mystiques et sont craints. Il existe dans certaines chefferies des associations de mères de jumeaux. Celles-ci bénéficient donc d’un statut particulier.

Comme en pays béti, l’ordre d’arrivée des épouses dans une concession affecte leur statut. Les premières épouses sont souvent partie prenantes dans le choix des coépouses ou tout au moins sont consultées par le mari. Elles sont chargées de leur accueil et de leur intégration dans la vie de la concession, et plus largement de la chefferie (très souvent, les épouses sont originaires d’autres chefferies). Elles les font rentrer dans les associations féminines et jouent un rôle de conseillères et de formatrices.

Les premières épouses détiennent en général des droits d’usage sur les meilleures terres de la concession.

Le statut social des femmes découle aussi à l’évidence de celui de leur mari. Ainsi au sein des associations féminines, les femmes de chef ont une préséance sur les épouses des notables et celles-ci sur les autres femmes du village.

Pour toutes les femmes, la vieillesse, comme en pays béti, s’accompagne d’un accroissement de leur influence dans la société. Comme l’ont montré plusieurs recherches, la catégorie « âge » est déterminante dans l’analyse des rapports sociaux en Afrique. Oyerumi Oyeronké explique par exemple que la hiérarchie sociale, dans la société Yoruba précoloniale, est fondée sur la séniorité davantage que sur le sexe. Elle démontre que les catégories « femme » et « homme » ne déterminent ni les rôles, ni les positions et encore moins l’organisation sociale74

. Dans les sociétés bamiléké et béti, l’âge confère un statut qu’on qualifierait davantage d’honorifique et ne suffit pas, pour les hommes à constituer une source de pouvoir politique et économique. Les personnes âgées sont respectées, et considérées comme détentrices de sagesse et de savoirs75. Elles portent en elles la mémoire du lignage et

74 Oyerumi Oyerunke, The Invention of Women…, op.cit., p. 40-49.

75 C.-H. Pradelles de Latour, « les relations entre générations dans une chefferie bamiléké », dans M.

ont une fonction importante de socialisation des enfants76. La hiérarchie sociale n’est cependant pas fondée sur l’âge. Par exemple, la désignation de l’héritier du chef de famille ou du fo se fonde sur d’autres critères que l’âge (même si symboliquement l’héritier, quel que soit son âge réel devient « l’aîné et le père» du fait qu’il prend la place du défunt chef de famille ou fo).

Pour les femmes, mais davantage celles qui ont eu beaucoup d’enfants, la séniorité peut atténuer les différences de statut, car elle est source de privilèges indépendamment de leur statut social. Cela est cependant en rapport avec leur fécondité et les réseaux amicaux et d’alliance qu’elles ont pu et su constituer et consolider. En effet, l’accès à la terre est facilité pour les femmes par ces facteurs (maternité nombreuse et réseaux). Au cours de leur vie de travail, elles ont généralement réussi à contrôler l’accès à plusieurs parcelles de terres, acquises au fil du temps, sur lesquelles elles disposent de droits d’usage difficilement contestables par le mari ou son héritier. Elle peut en céder une partie à ses belles-filles ou ses propres filles qui seront auprès d’elle et lui apporteront de l’aide au fur et à mesure qu’elle avance en âge.

Les Bamiléké et les Béti du sud-Cameroun font donc partie de la grande aire linguistique bantu. Si ces populations se différencient par leur mode d’organisation politique et leurs structures sociales, de nombreux points de similitude existent. Les rapports sociaux de sexe sont dans les deux contextes globalement déséquilibrés, en faveur des hommes qui détiennent l’essentiel du pouvoir politique et ont la mainmise sur les ressources foncières et la force de travail des femmes. A côté de cette hiérarchie fondée sur le sexe, existe une hiérarchie basée sur les statuts des personnes. Dans les deux contextes en effet, les femmes ont des statuts différents et par conséquent n’ont pas accès aux mêmes privilèges. Par ailleurs, les élites masculines contrôlent la force de travail d’une catégorie d’hommes dépendants, soumis ou sans ressources (mbuong chez les Bamiléké ou clients volontaires recherchant la protection du chef de concession).

Par ailleurs, nous observons de nombreuses similitudes dans l’organisation de la vie économique de ces populations. L’une des particularités les plus marquantes est la séparation des sphères masculines et féminines et la répartition sexuelle du travail, avec un investissement plus important des femmes dans l’agriculture et celui des hommes dans les

activités guerrières, la chasse, de commerce de longue distance (mais les femmes n’en sont pas exclues) ou le travail du bois, du fer et de l’ivoire. Dans les deux contextes, la production alimentaire, la préparation des repas et la maternité sont intimement liées et associées à la féminité.

I.2. Une responsabilité partagée ? Les femmes, les hommes et le travail

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