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Une politique implicite des générations

LES PROCESSUS D’INSTITUTIONNALISATION DE LA DANSE HIP HOP EN FRANCE

IV. Des principes d’action et de perception ambivalents de la part des pratiquants

1. Une politique implicite des générations

L’analyse des entretiens avec les jeunes hip hoppeurs « amateurs » ainsi qu’avec des professionnels de la première et seconde générations révèlent, en premier lieu, un décalage générationnel agissant sur les perceptions et jugements quant à la danse hip hop. S’inscrivant comme des « pionniers » du hip hop, les artistes reconnus des premières générations ont souvent le sentiment d’avoir ouvert les voies de la professionnalisation, difficilement et avec beaucoup d’efforts, aux générations actuelles

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qui ne leurs en sont guère reconnaissantes et qui ne s’intéressent qu’à la “ performance ”.

Extrait d’entretien

André, chorégraphe hip hop : « Mais bon les jeunes ados, les jeunes adultes c’est encore un autre souci, parce qu’eux ce qu’ils veulent c’est la prouesse technique, c’est la flambe, c’est la frime, euh... en général sur 10 jeunes il y en a que deux qui sont vraiment intéressés par la danse en elle-même, par toutes ses coutures, euh... sinon tout le reste ils sont là pour le fun un peu […] Les gens sont techniquement beaucoup plus forts, c’est vrai. J’ai vu un petit gars qui a 20 ans, qui est hyper fort techniquement, que j’ai rencontré sur un spectacle où on jouait en même temps. Et puis bon, j’arrive complètement complètement... J’dirais gentiment, j’arrive en lui posant des questions, tout ça. Et puis, il me dit : “ t’es qui toi ? ”. Je dis : “ ben je suis André M. de la compagnie…. ”. Et je lui dis pas que je suis chorégraphe, je lui dis pas que je suis Pierre Paul Jacques, et il me fait : “ La compagnie… ? J’connais pas ”. Bon... après il m’fait.... “ mais euh... ça va tu t’en sors euh... tu vis de la danse ? ”. Je le trouvais de plus en plus impertinent en fait dans sa... parce que bon, qu’il nous connaisse pas, à la limite on leur en veut pas, mais au fur et à mesure je le trouvais de plus en plus impertinent et surtout un peu... presque “ je me l’a joue ”. Parce qu’il est dans une compagnie qui tourne bien. C’est une compagnie contemporaine. Et je le voyais flamber : “ ouais moi j’ai fait une tournée là-bas, là-bas, là-bas ”. J’avais rien dit, j’ai joué dans son jeu : “ ouais ouais, j’arrive à en vivre ”. Et après je lui fais... bon naïvement, parce qu’il m’a énervé, et je lui dis : “ Tu sais aujourd’hui si tu arrives à danser dans une compagnie comme celle-là, tu peux me dire merci ”. Il me dit : “ comment ça ? ”. Je dis “ C’est tout, après tu réfléchiras à qui tu parles des fois ”. [...] Non parce que cette génération-là, elle arrive, elle veut faire que des choses techniques, des prouesses, des démonstrations. Et ils se font remarquer par le milieu contemporain ou classique, qui eux ont des grosses compagnies, qui disent : “ ça fera bien dans mon spectacle ”. Et ils les mettent. Et c’est des spectacles qui tournent en général au moins 100 dates dans l’année, donc forcément ça... là on est dans un niveau euh... supérieur à la moyenne ».

De leurs côtés, les jeunes amateurs ne connaissent guère les compagnies chorégraphiques en hip hop, ni nécessairement l’histoire officielle (et institutionnalisée) de la danse hip hop reconstituées à partir de la “ old generation ”. Certains en prennent connaissance à travers les stages de danse ou encore (et plus souvent encore) à travers les vidéos portant sur la danse hip hop. Les jeunes gens enquêtés dans la MJC « T »

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En référence àLouis Chauvel, Le destin des générations. Structure sociale et cohortes en France au

XXème siècle, Paris, PUF, 1998, « Ne pas penser les classes, c’est perdre la notion de la verticalité du

social, la domination des uns sur les autres, et la façon dont la société suscite sa morphologie et sa dynamique. Ne pas penser les générations, c’est perdre la dynamique temporelle de sa morphologie et la manière dont se transforment ses contours, connaît des mutations de structure et voit ses enjeux changer ou se déplacer peu à peu », p. 252.

empruntant régulièrement des cassettes vidéos et étaient amusés de voir les gestes de ces précurseurs qui leur semblaient bien peu performants. Cela les conduit à percevoir le travail des “ anciens ” hip hoppeurs (ces “ vieux danseurs ” de plus de trente cinq ans) avec une certaine condescendance.

Extraits d’entretiens

Sabrina, jeune danseuse de 18 ans, à la MJC « T » : « […] les grandes époques parce que je veux dire, c'est eux qui…qui ont commencé et j'veux dire ils ont, en fait ils se sont pas arrêtés quoi. Je veux dire euh…ils ont quoi, ils ont 35 ans euh…38 ans et puis…ils sont toujours dans la danse hip hop alors que, j'sais pas, quand je vois des danseurs euh…j'sais pas, ils ont des enfants et tout… Tu sais tu te dis c'est bizarre, tu vois. Parce que les personnes en fait, quand ils voient la danse hip hop, c'est plus les jeunes ! Tu vois ce que je veux dire, ils voient pas les personnes qui ont, ça y est, 38 ans qui dansent encore et en plus qui ont la forme et qui ont la pêche encore, hein. Franchement…je les admire, ça va, tu vois : ils ont pas lâché l'affaire, quoi. »

Sosso, jeune danseur de 17 ans, à la MJC « T » « (par rapport aux premières générations de danseurs il ressent) de l'admiration et du respect, les 2. Puisque déjà ils sont plus vieux que nous, ils sont plus âgés, logiquement y a du respect. Et de l'admiration parce que……j'vois comment ils travaillent et j'me dis…un jour, nous aussi peut-être qu'on arrivera, on arrivera comme eux, à leur stade. J'me dis, ils ont du commencer comme nous ! […] Nous, les jeunes, et ben je vois qu'on apprend plus vite qu'eux. Parce qu'eux avant, et ben peut-être, comme je vous le disais tout à l'heure, eux, y avait personne qui leur apprenait avant. Et nous maintenant, maintenant, de génération en génération, y a de plus en plus de monde qui nous apprend. Et ça veut dire, plus on est petit, plus on commence à monter plus haut qu'eux. Ça veut dire, si on arriverait un jour à leur stade, et ben on serait encore plus forts qu'eux. Et ceux qui sont plus petits que nous ils seraient plus forts que nous et ainsi de suite et ainsi de suite. Et ben voilà. »

Mohamed, 19 ans, danseur à la MJC « T » : « (envers les générations de danseurs antérieures à la sienne) C'est de la gratitude pour, c'est plutôt de la gratitude. Pourquoi ? Parce que je me dis, si eux, ils auraient pas été là, si ça se trouve y aurait pas la danse, on n’aurait pas pu danser. D'accord. Mais…ouais, des références y en a. Y a, notamment, en France, y a…Franck euh…II Louise. Comment il s'appelle, j'ai oublié le nom…Tony Mascott, euh…Mourad Merzouki, Gabin Nuissier… ça c'est les danseurs français et bon, j'en passe. Euh… en Allemagne on a Storm, il est hyper connu, les Etats-Unis y a Poppin'Tacos, le chorégraphe de Michael Jackson, notamment. Voilà. Tous, tous ces danseurs ouais, ils ont tous contribué à faire avancer la danse. Y en a qu'ont inventé des thomas, et bon, Jefferson Thomas, c'est le gymnaste qui a inventé le thomas aussi, pourtant c'est pas un breaker mais bon, y a de la gratitude envers lui quand même. Mais après, voilà, il l'a inventé ben voilà […]. Mais bon, maintenant…quand j'en, quand je les vois danser, bon ils approchent tous la quarantaine hein, quand je les vois danser, c'est sûr que ça a rien à voir avec les… les danseurs de maintenant hein, c'est complètement dépassé, hein. Moi ça me viendrait

jamais à l'idée d'acheter une cassette vidéo d'un breakeur comme ça, je préfère acheter une cassette vidéo, un battle aux Etats-Unis, qui vient de se passer en 2000 ou en 2001, un battle où je sais qu'il y a… des bons vrilleurs, des bons phaseurs, des bons smurfers, qu’acheter une cassette qui a, qui a 15 ans ! Pour moi c'est clair. » [Mohamed prépare le diplôme d’éducateur sportif, il a le niveau de 1ère année de BEP. Il reste évasif quant à ses origines sociales, disant que sa mère est retraitée, mais ne veut pas préciser son ancien métier et que son père est retourné en Algérie, éludant là encore le métier par un « je ne sais pas ». Enfant unique, il pratique le hip hop depuis trois ans et a un projet très construit ainsi que des ambitions pour son avenir qu’il souhaiterait dans la danse. Contrairement à ses confrères, il a une connaissance du milieu de la danse chorégraphique hip hop acquise lors des stages de danse en centre culturel].

Ce que ces jeunes amateurs reconnaissent avec enthousiasme, ce qu’ils légitiment — même ceux dont les jugements de valeur ne sont pas aussi radicaux en raison des effets de socialisation liés à leur formation lors de stages dans les centres sociaux ou dans des MJC en partenariat avec des centres culturels qui les initient aux pratiques chorégraphiques et leur proposent des “ scènes ” —, c’est effectivement l’exploit physique, la performance, la compétition.

Extraits d’entretiens

Ali, 17 ans, danseur amateur de la MJC « T »: « [Q. : Tu aimes

bien des chorégraphes français en hip hop ?] J'sais pas j'ai pas…encore tout

vu à l'action mais... Moi c'est toujours… Peut-être que je jète encore des fleurs aux américains mais… mais y'a que les américains qui me fascinent. Y a qu'eux, parce que j'sais pas, j'sais pas ils ont quelque chose de plus j'trouve. Ils ont une ambiance c'est étonnant ! »

Sosso, 17 ans, danseur amateur dans la MJC « T » : « Y en a, ils font des saltos à 2…des…beaucoup de trucs à 2. Mais, franchement les japonais pour moi c'est les meilleurs euh, en combinaisons ça s'appelle. Les trucs à 2 ça s'appelle des combinaisons. Des fois ils sont 2, 3, voir 4, voir 5. Ça peut monter jusqu'à beaucoup. Franchement c'est super bien. […] C'est les américains en fait qui remportent tout, c'est eux qui m'ont impressionné. J'me suis dis : “ c'est plus de la danse ça, j'sais pas c'est quoi ! ” C'était trop puissant (rires)…c'était trop fort. Ah j'veux dire, leur niveau c'est…faut attendre, hein. »

Mohamed, jeune danseur de la MJC « T » : « « Par exemple là, j'suis allé au championnat du monde, comme je vous ai dit, j'ai trouvé que les allemands, bon, la chorégraphie qu'ils ont fait elle était pas terrible mais comme beaucoup d'autres équipes ! La meilleure chorégraphie c'était Spartanic Japan, c'était les japonais, mais euh… j'ai trouvé qu'au point de vue technique ils étaient vraiment forts et ça m'a franchement… ça m'a paru incroyable qu'ils aient pas été sélectionnés ! Même pas dans les 4 sélectionnés, ils y étaient pas ! Par exemple les trucs comme ça c'est aberrant, même le public, tout le monde s'en est rendu compte. Le battle

Etats-Unis/Espagne, au zénith, Etats-Unis/Espagne, les Etats-Unis ils se sont fait manger, alors que l'Espagne, franchement…. L'Espagne ils étaient loin devant, haut la main, et ben c'est les Etats-Unis qui ont gagné, pourquoi ? Pour euh qu'on a l'image : “ oui, finale de coupe du monde, Etats- Unis/France ! Vainqueurs : France ! ” Voilà, pour dire :“ oui nous les français, on a gagné, on a battu les euh…les old school, ceux qui ont inventé la danse, on a battu les américains, oui, c'est nous les meilleurs ”. Non, non. Là, je pense c'est dommage. Moi, franchement, je suis dans le sport, j'suis pas le meilleur, peut-être que j'aurai une petite préférence pour une équipe, mais… bon, pour moi…franchement, ça me fout trop les boules de voir des injustices comme ça. C'est pas normal. »

Précisons que comme Ali et Sabrina (et plus loin Raphaëlle et Mohamed), Sosso s’entraîne très régulièrement à la MJC « T », il fait parti du groupe semi-professionnel de danse, “ les Potes ”, a suivi des stages de formation avec des professionnels de la danse, et a ainsi intégré certaines valeurs et représentations “ positives ” concernant le bien fondé de la chorégraphie. Produite par des modalités de socialisation diverses (la socialisation “ secondaire ” des stages de danse et la socialisation entre pairs), l’ambivalence des représentations et donc des pratiques est ici à l’œuvre, comme chez de nombreux jeunes amateurs s’inscrivant dans une configuration similaire.

L’ambivalence des pratiques, liée à l’intériorisation d’injonctions différentes, conduit certains des jeunes danseurs de la MJC à défendre aussi la chorégraphie quand elle n’est pas, selon eux, jugées correctement, dans les battles. Par ailleurs, ces danseurs socialisés dans les MJC et concernés par des actions institutionnelles, en viennent à apprécier la création chorégraphique car elle les place en des lieux et devant des publics qui les valorisent fortement. Il ne faut pas oublier que nombre des projets institutionnels conduisent à offrir à ces jeunes amateurs des conditions exceptionnelles de diffusion de leur courte chorégraphie que pourraient jalouser des compagnies professionnelles qui ne rencontrent souvent jamais ce type de possibilité : passer sur des scènes nationale (Maison de la danse), dans des festivals accueillant un public très nombreux et exceptionnel pour de la danse (La Villette).

Extraits d’entretiens

Un danseur du groupe les Kids : « Parce que à la base, nous, on nous dit qu’on est des sportifs ; ouais c’qu’on fait c’est du sport. Mais moi si y’a pas d’musique euh… j’danse pas. Donc pour moi, pour tout l’monde, on est des danseurs. Donc tout l’aspect chorégraphique, mouvements et danse, c’est important. Donc pour nous ça c’est la base. Chorégraphie, création, et tout, c’est une base. Faut qu’on développe ça… et faut que tout l’monde s’intègre euh dans la partie chorégraphique. »

KEVIN du groupe Asia Crew : « ils (les chorégraphes) sont dans le hip hop par un autre moyen en fait. Et en plus, c’est plus médiatisé quand

même, parce que le… les gens ils vont plus aller voir de la choré, que du break pur. Le break bon, on arrive à en voir de temps en temps, mais bon, y a des bons trucs c’est… mais c’est plus de la choré. AZIZ : nous on est plus créateur, car chaque danseur il créé son style déjà d’une. Et ben… là et ben… nous aussi on peut faire des créations, mais vu que c’est plus dans les

battles et tout, on reste plutôt euh… à soi-même. C’est comme si on était

face au groupe général, on on… on essaie de donner chacun quelque chose pour arriver à un but. Et ceux qui font des créations, les chorégraphies et tout, on est tous fort en chorégraphie mais on s’donne pas la peine. »

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