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La “ jeunesse ” comme référent

LES PROCESSUS D’INSTITUTIONNALISATION DE LA DANSE HIP HOP EN FRANCE

1. La “ jeunesse ” comme référent

La danse hip hop présente la particularité de s’inscrire dans un processus de légitimation culturelle via des politiques d’action culturelle dont le référentiel, au sens d’ “ idées en action ”4 n’est pas la culture mais la “ jeunesse des banlieues ” précisément celle socialement définie comme d’ “ origine immigrée ”.5 Les analyses des relations entre hip hop et institutions sont fortes du constat d’une prise en charge des pratiques par des politiques orientées vers la résolution de “ problèmes de la jeunesse ” et par les logiques politiques d’intégration sociale. En effet, la prise en considération institutionnelle du hip hop se place dans les politiques d’intégration et d’insertion sociale amorcées dans les années 1980. Ces dernières reposent sur trois présupposés fondamentaux : la jeunesse comme catégorie homogène, l’existence d’une culture des “ jeunes ” opposée à celle des “ adultes ”, la “ jeunesse ” perçue comme violente,

1

Cf. S. Faure, Corps, savoir et pouvoir. Sociologie historique du champ chorégraphique, Lyon, PUL, 2001.

2

P. Bourdieu, « Pour une sociologie des œuvres », art. cité..

3

Catégorie proposée par Pierre Bourdieu, « La sociologie comme socioanalyse », Réponses, Paris, Seuil, 1992, p. 45-70.

4

P. Muller, « Les politiques publiques comme construction d’un rapport au monde », in A. Faure, G. Pollet, Ph. Warin, La construction du sens dans les politiques publiques, L’Harmattan, col. “ Logiques politiques ”, 1995, p 163.

5

V. Milliot-Belmadani, « Vers une “intégration pluraliste” », Millénaire, Quelle reconnaissance du

hip hop et des cultures émergentes ?, Direction de la Communication du Grand Lyon, Lyon, février 2000,

dangereuse.1 Les politiques de la jeunesse construisent ainsi une représentation sociale de la population qu’elles prennent pour cible en construisant le problème social qu’elles se proposent de traiter :

« Les problèmes sociaux sont, en effet, institués dans tous les instruments qui participent à la formation de la vision ordinaire du monde social, qu’il s’agisse des organismes et des réglementations visant à les résoudre ou des catégories de perception et de pensée qui leur correspondent. Cela est si vrai qu’une des particularités des problèmes sociaux est qu’ils s’incarnent généralement de façon très réaliste dans des “populations” dont il s’agit de résoudre les “ problèmes ”. Bien souvent ces populations sont même déterminées selon des critères “physiologiques” (“femmes”, “jeunes”, “vieux”, “handicapés”, certaines catégories de malades ou de déficient physiques, etc.) ».2

Les politiques “ jeunes ” qui ont vu le jour dans les années 1980 sont centrées sur l’insertion, la prévention, la médiation, la participation. Patricia Loncle en établit une typologie en considérant que « les relations de l’Etat et de la jeunesse s’organisent autour d’une relation tripolaire qui serait la suivante : la citoyenneté, la protection, le maintien de la paix sociale ».3

Une reconstruction de la genèse de ces politiques et de celle du hip hop en France conduit à poser la question de la construction du “ mouvement hip hop ” par les politiques elles-mêmes. Il ne s’agit pas de penser à une action volontariste de l’Etat ou de collectivités locales pour créer le “ mouvement ” mais de faire l’hypothèse que l’institutionnalisation du hip hop se confond avec la construction sociale d’une catégorie de pratiques artistiques et culturelles. Pierre Muller, analysant des processus de production d’une vision du monde, dans et par des politiques publiques insiste sur le fait que « le processus d’élaboration d’une politique publique est à la fois un processus de construction d’une nouvelle forme d’action publique dans un secteur, ou à propos d’un problème et, de manière indissociable, un processus par lequel un groupe social (ou simplement un acteur) va se repositionner dans la division du travail et donc “travailler” sur son identité sociale. »4

Hugues Bazin note qu’en France, le hip hop s’est développé entre 1982 et 1984, grâce aux médias, discothèques et particulièrement aux radios libres.5 Il est sans doute juste d’affirmer que des musiques, des textes, des danses créées aux Etats-Unis ont été

1

Problèmes politiques et sociaux, n°862, 2001, « Les jeunes, population cible des politiques contre l’exclusion », p. 29-32.

2

R. Lenoir (1989), « Objet sociologique et problème social », in P. Champagne et al., Initiation à la

pratique sociologique, Dunod, 1990, p. 58-59.

3

P. Loncle, « L’Etat, les jeunes et les obligations de citoyenneté », Problèmes politiques et sociaux, n°862, 2001, p. 33.

4

P. Muller, « Les politiques… », article cité.

5

introduites en France par les voies habituelles de diffusion des modes musicales à destination des “ jeunes ” mais ce phénomène ne peut être appréhendé comme un élément isolé, qui viendrait se rajouter à d’autres pour faire éclore le mouvement hip hop. En fait, le passage des médias aux institutions, “ de la rue à la scène ”1 constitue un point crucial de l’analyse des relations entre les pratiques (apprentissages, transmissions, créativité) de la danse et des espaces sociaux. En effet, il serait aisé de montrer que d’autres pratiques populaires et médiatisées de musique ou de danse n’ont pas connu la consécration institutionnelle du hip hop (comme le rock and roll), sans compter, celles qui, extrêmement diffuses ne sont pas instituées.

Il est remarquable que les réflexions et discussions à propos des relations entre hip hop et institutions s’ancrent dans des questionnements institutionnels. Dans cette perspective, le hip hop risque d’être conçu uniquement d’après un point de vue institutionnel. Cette recherche analyse donc l’interdépendance entre les contextes locaux, les orientations politiques de l’Etat, et les pratiques « indigènes ». De fait, si l’on en reste au constat d’un passage des médias de grande diffusion et de la rue aux institutions pour analyser les transformations subies par les pratiques sociales en question, on laisse de côté la question cruciale du travail de problématisation engagé par les institutions pour penser leurs propres relations avec ces pratiques. Or, il faut très sérieusement se poser la question de l’existence d’une “ culture ” ou d’un “ mouvement ” hip hop en dehors des logiques d’insertion et d’intégration qui caractérisent les politiques locales depuis les années 1980. Cela n’est possible qu’en déconstruisant les discours officiels sur la danse hip hop afin de ne pas prendre le risque d’accepter l’idée selon laquelle les discours officiels sur le hip hop sont le hip hop (c’est-à-dire le “ mouvement hip hop ”).

Le groupe social reconnu par et dans les discours sur le “ mouvement hip hop ” a partie liée avec des processus d’institution. Il a le « pouvoir de faire voir et de faire croire, de faire connaître et de faire reconnaître, d’imposer la définition légitime des divisions du monde social à travers des principes de division qui, lorsqu’ils s’imposent à l’ensemble d’un groupe, font le sens et le consensus sur le sens, et en particulier sur l’unité et l’identité du groupe, qui fait la réalité de l’unité et de l’identité du groupe ».2

1

V. Milliot-Belmadani, « Danse-Ville-Danse . Rencontres artistiques et confrontation des publics »,

Millénaire, Quelle reconnaissance du hip hop et des cultures émergentes ?, Direction de la

Communication du Grand Lyon, Lyon, février 2000, p. 3.

2

2. « Le mouvement » hip hop : sens commun et sens politique

Un mouvement social suppose un groupe caractérisé par des pratiques, organisé avec des objectifs. Alors, les analyses qui se fondent sur le constat de ce “ mouvement hip hop ” négligent le processus par lequel un groupe se construit et s’institue.

À l’origine du mouvement, on aurait affaire au déploiement d’une contestation sociale via un ensemble de pratiques qui auraient interpellé des institutions. L’idée d’un

mouvement social renvoie alors à une analyse des logiques sociales en termes de

logiques politiques ou intellectuelles. Dans ce sens, se pose d’une part la question des caractéristiques sociales des pionniers du “ mouvement hip hop ” et, d’autre part de la co-construction possible d’un mouvement social et de politiques sociales et culturelles. En d’autres termes, nous faisons l’hypothèse qu’il existe une logique institutionnelle du hip hop qui est la face émergente des pratiques culturelles, celle à partir de laquelle est construite une problématique légitime fondée sur l’idée (construite elle-même dans des discours institutionnels) de l’existence préalable aux prises en charges politiques d’un mouvement social.

La face du hip hop la moins dépendante des politiques institutionnelles s’inscrirait dans d’autres logiques, notamment économiques (surtout pour la musique) liées au marché de l’industrie culturelle ainsi qu’aux produits dérivés de cette industrie (vêtements, cassettes vidéo, etc.). En outre, le “ goût ” pour les musiques reconnues comme faisant partie du “ mouvement hip hop ” n’est pas automatiquement relié à la construction sociale du mouvement. Il est primordial de distinguer la construction d’un groupe social et les pratiques sociales qui a priori le caractérisent (et qui font l’objet de luttes de classements que l’on peut retrouver autour des discours sur la “ old school ”1) des pratiques prises dans d’autres logiques sociales.

En effet, lorsqu’on considère le hip hop et les institutions ou les espaces institués (la rue peut en être un), on traite de pratiques sociales censées caractériser un groupe social. C’est pourquoi l’analyse des discours des pratiquants et des institutions doit prendre en compte les processus par lesquels des pratiques sociales sont considérées comme des caractéristiques d’appartenance sociale. Dans cette perspective le travail proprement politique et social d’intégration d’individus manifestant du goût pour le hip hop dans le “ mouvement hip hop ” via les institutions et notamment l’école est tout à fait intéressant.

Il devient donc nécessaire de distinguer le “ mouvement hip hop ” qui se réfère à l’institution d’un groupe social selon des logiques politiques (au sens large) et, les pratiques du hip hop qui s’inscrivent dans des logiques sociales ne couvrant pas la dimension politique du “ mouvement ”.

1

Sont désignés par cette catégorie les premiers danseurs hip hop connus des institutions et/ou des écrits portant sur ce “ mouvement hip hop”.

Les rencontres de la Villette ouvertes le 23 octobre 2002 ont posé la question des relations entre le champ politique et le champ artistique. Le journal Le Monde soulignait l’agacement que suscitent aujourd’hui certaines compagnies de danse hip hop qui font figure d’ancêtres en voulant « faire acte politique en même temps qu’artistique » (Dominique Frétard).1 Il n’est pas impensable, comme le suggère l’article, que l’on assiste à un effacement politique du hip hop sous le travail de légitimation artistique.

Autrement dit — alors que le “ mouvement hip hop ” est reconnu (par les institutions et les pratiquants ayant partie liée avec elles) comme trouvant sa source dans le mouvement américain Zulu Nation fondé sur des “ valeurs positives ”2 —, il est important de vérifier l’hypothèse que les institutions, les politiques publiques considérées travaillent à la production d’un “ mouvement ” en phase avec les logiques d’insertion et d’intégration sociale. Dans ce sens, les analyses de Hugues Bazin s’appuient sur l’idée (largement reprise et véhiculée par des investigateurs de dispositifs d’insertion et d’intégration sociale) que le hip hop est « l’indicateur de la création d’un creuset culturel nouveau mêlant multiappartenances et valeurs universelles qui se forgent dans une société “à double vitesse” ».3 Les propos qui suivent illustrent la manière dont le mouvement hip hop peut être mobilisé par des institutions :

« Moi …Volontairement à ce jour, je travaille dans une ville semi- rurale qui est… Il y a 10000 habitants, y a des bois, c’est rural, y a des jeunes aussi qui ont envie d’accrocher avec ce mouvement parce qu’il y a justement un état d’esprit derrière, le respect, la tolérance, l’ouverture, la réussite et ce mouvement à mon sens c’est l’école de la vie parce qu’on apprend un maximum de choses. Donc si c’est l’école de la vie c’est un outil pédagogique pour les structures, pour faire passer des choses. » (Propos tenus par un responsable d’équipement culturel au cours de la table ronde organisée par ISM à l’occasion de Danse-Ville-Danse, mai 2001).

Le hip hop doit ainsi d’abord être analysé comme le produit d’un processus d’institution créant le mouvement, ensuite comme un “ médiateur” voire un “ outil ” pour des actions éducatives et culturelles envers les “ jeunes ”, enfin comme un espace où se joue des constructions identitaires selon des logiques de l’exclusion mettant “ hors-jeu ” ou intégrant des pratiquants. Dans ce sens, nous n’aurions pas affaire à un mais à des hip hop qui se distingueraient par leur inscription dans des logiques politiques voire institutionnelles ou des logiques pratiques.

1

Le Monde, 29 octobre 2002.

2

« Afrika Bambaataa, en puisant dans l’histoire de cette Nation Zulu trouva les symboles d’une nouvelle forme d’unification contre les conflits territoriaux et inter-“ethniques” qui sévissaient dans les zones urbaines. […] La Zulu Nation permet- à la différence des gangs qui remplissent la même fonction de mode de survie, de s’identifier à des valeurs positives. », H. Bazin, La Culture…, op. cit., p. 20.

3

Pierre-Alain Four conclut un article retraçant la courte histoire de l’introduction du hip hop dans des institutions, notamment au travers des Politiques de la Ville, en disant que l’on a affaire à un processus d’institutionnalisation comparable à celui qu’ont connu le “ théâtre de rue ” ou encore la “ danse contemporaine ”.1 Cette analyse est pertinente en ce sens que, englobée dans les politiques visant la valorisation des “ cultures populaires ” et celles “ issues de l’immigration ”, le hip hop pratiqué en dehors de cadres institutionnels accède à la reconnaissance d’institutions culturelles. Mais, si l’analyse souligne la création d’un Ministère de la Ville en 1995 et la reconnaissance institutionnelle du hip hop, elle conçoit le hip hop comme une catégorie homogène, elle différencie peu les processus d’institutionnalisation à l’œuvre selon les Ministères et les délégations dont il est question. Enfin, elle compare des pratiques artistiques construites dans le champ artistique avec la pratique du hip hop qui s’inscrit génétiquement dans des logiques de constructions identitaires et les logiques des industries culturelles.

Beaucoup de discours de représentants institutionnels ou associatifs convergent dans l’idée que les pratiquants du hip hop “ ne savent pas toujours ce qu’ils font ”, ils “ ne connaissent pas l’histoire du mouvement ” et, de fait, ils invitent les intervenants extérieurs (dans les établissements scolaires et dans les stages de centres culturels) à transmettre l’histoire (le mythe ?) du hip hop. D’ailleurs, les “ personnalités ” du hip hop (rap ou danse) des premières générations, jouent le jeu de la diffusion de cette histoire du “ mouvement hip hop ”. À travers elle, ils instituent leur propre légitimité artistique auprès des jeunes, rôle qu’ils empruntent d’autant plus aisément qu’ils tendent, pour la plupart, à croire en leur rôle de « transmetteur », voire de guides quasi spirituels, auprès des jeunes (surtout quand ceux-ci sont susceptibles d’être « tentés par les voies de la marginalité » ou semblent « en quête d’identité »2).

C’est ainsi qu’un danseur chorégraphe hip hoppeur connu et reconnu par les institutions et par ses pairs nous expliquait que les élèves qui participaient à son cours de danse dans un collège de la périphérie lyonnaise n’étaient pas dans le mouvement. Il lui était difficile d’expliciter les principes de classements qu’il mettait à l’œuvre pour distinguer ceux qui “en étaient” et ceux qui n’en “étaient pas” autrement qu’en ayant recours à l’idée que les hip hoppeurs (ceux qui sont dans le mouvement) feraient preuve d’une certaine nonchalance, signe de reconnaissance, d’après lui, bien plus fiable que le mode vestimentaire. Il soulignait ainsi l’importance du travail de transmission de l’histoire du hip hop. Parallèlement à cet entretien, nous avons interviewé les élèves qui prenaient des cours de hip hop avec ce chorégraphe. Ils ne faisaient aucune référence à l’histoire officielle du hip hop et n’avaient aucune idée de ce que pouvait être la “ nation Zulu ” ou encore Afrika Bambaataa. Néanmoins, ces élèves déclaraient pratiquer

1

P.-A. Four, « Cultures émergentes et émergence d’une nouvelle catégorie d’intervention publique »,

Millénaire, Quelle reconnaissance du hip hop et des cultures émergentes ?, Direction de la

Communication du Grand Lyon, Lyon, février 2000, p. 27.

2

B. Sberna, Le Rap à Marseille, thèse de doctorat EHESS, sous la dir. De J.-C. Passeron, 2000, introduction de la thèse.

régulièrement la danse hip hop, chez eux, avec des amis ou dans d’autres structures institutionnelles comme les MJC.

Bref, les danseurs chorégraphes de hip hop légitimés par les institutions publiques construisent et perpétuent un mouvement social qui va dans le sens des logiques institutionnelles d’intégration, d’insertion, d’éducation avec lesquelles ils ont partie liée depuis plusieurs années. Ces danseurs se font les porteurs d’une mémoire et de valeurs morales qui détermine une grande part de leur univers de croyances, à partir duquel est engagé le processus de construction de leur identité collective.

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