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L’ “ ouverture ” au monde scolaire

LES PROCESSUS D’INSTITUTIONNALISATION DE LA DANSE HIP HOP EN FRANCE

III. Une reconnaissance par le champ artistique

4. L’ “ ouverture ” au monde scolaire

L’institutionnalisation du hip hop aboutit rapidement à des actions culturelles menées en direction des publics scolarisés. S’appuyant sur des objectifs éducatifs, pédagogiques, de telles actions culturelles vont conduire à instrumentaliser la culture ou l’artistique, dans le sens où, pour beaucoup de représentants du monde scolaire et de la culture légitime (ramenée parfois à la “ culture contemporaine ”), le hip hop à l’école est un moyen d’amener des enfants à “ s’ouvrir à... ” l’art, la culture, au monde, d’abord de leur vie quotidienne (culture indigène à valoriser à l’école) puis à l’art contemporain légitime. Dans ce cadre scolaire, on retrouve l’ambiguïté entre reconnaissance culturelle par l’aspect artistique de la danse hip hop d’une part, et l’assignation sociale des danseurs(ses) renvoyé(e)s à être continuellement à un problème social (des “ jeunes en danger ” — car issus de quartiers jugés “ malfaisants ” —) d’autre part. Certains textes pédagogiques qui défendent la danse contemporaine à l’école, estiment que le “ rap ”

c’est-à-dire la danse hip hop, est conservateur parce que codifié.1 Ailleurs, il est reproché aux enfants et adolescents des quartiers populaires pratiquant les “ danses urbaines ” d’être trop “ formels ”. Le formalisme est ici perçu comme un “ enfermement ” social et mental. Il caractériserait des enfants des quartiers populaires qui sont parfois décrits comme “ meurtris, blessés, humiliés ” “ graves, sombres ”, “ “carapacés ” [sic] dans un rôle de violents. ”2 En même temps, le hip hop pratiqué par les enfants et les adolescents paraît “ trop ” spontané, “ trop ” irréfléchi d’une certaine façon, car s’il est bon de faire de la danse pour exprimer des émotions et communiquer avec les autres, en revanche, les discours les plus réfractaires à une danse hip hop non représentative la considèrent comme une forme quasiment dénuée de fond. Nous détaillerons les effets de ce mode de pensée sur les points de vue pédagogique des enseignants, dans le chapitre suivant.

Extraits d’entretiens

Responsable d’action culturelle pour une DRAC : « on pense qu’il faut un peu débrider les choses aussi pour qu’après ça puisse se canaliser et se tourner vers une création artistique. Au départ, il faut quand même faire travailler les enfants sur différents styles, différentes propositions. On insiste toujours sur l’ouverture. La découverte d’un domaine artistique mais dans le sens de la technique au service de la créativité sinon, ce n’est pas la peine. On cherche aussi à mettre en œuvre dans les ateliers, l’optique de travail des artistes-chorégraphes, donc danseurs-chorégraphes et puis l’ouverture vers des spectacles. »

Ancienne conseillère MAAC second degré : « (à propos des actions culturelles dans le second degré) Le pari c’est un petit peu que... par l’ouverture culturelle on arrive à raccrocher, on va dire des... des enfants déjà en difficulté puisque c’est en majorité (on avait fait une étude il y a quelques années) c’est en majorité dans les ZEP qu’il y a ce type d’ateliers, c’est un peu triste des fois parce qu’on se dit que... Bon, prioritairement c’était là. Donc pour essayer de raccrocher des enfants qui ont des difficultés vers euh... vers l’art, un détour un petit peu, on va dire, pour euh... les raccrocher au niveau scolaire, à l’aide de procédures euh... un petit peu différentes [...] ».

Stéphanie chargée de projets hip hop au centre culturel « Sophia » dans la configuration de la Loire : « Et... je me reconnais plus sur euh... sur l’ouverture d’horizons, c’est qu’il y a à prendre partout et... et d’essayer de monter des projets comme ça quoi. »

1

M. Bonjour, « La danse en milieu scolaire », communication au colloque Quel enseignement pour la

danse ?, Saint-Brieux, 5-6 mars 1992, ADDNZ/Conseil général, p. 80 et p. 91.

2

J. Martinaud, « Danse contemporaine dans les quartiers Nord de Marseille », Marsyas, n° 22, 1992, p. 38.

De fait, le contexte qui voit le développement de la “ danse à l’école ” repose sur une tension idéologique constituée d’une part d’un discours tendant à valoriser une culture universelle et laïque conforme au modèle républicain d’intégration (faire connaître aux enfants la culture contemporaine et leur patrimoine culturel pour mieux les intégrer à la société), œuvrant contre la “ ghettoïsation ”, “ l’enfermement ” culturel, et, d’autre part , un discours de “ démocratisation culturelle ” revendiquant la pluralité culturelle pour elle-même pour une société “ métissée ” d’ “ inclusion ”.1

Dans les deux cas, l’idée de citoyenneté est valorisée, jamais interrogée de manière épistémologique afin d’en saisir toutes les implications idéologiques et politiques. Elle se fonde sur un implicite “ démocratique ” mettant en jeu le principe d’autonomie individuelle qui universalise le « droit pour chacun de disposer du pouvoir d’agir socialement ». 2 Cette idée émerge d’une intrusion de l’éthique dans le culturel, qui entraîne l’école (et plus largement les instances dispensant la culture légitime/scolaire) à se poser en mode de socialisation capable de former des individus moralement corrects (les citoyens), jetant ainsi le doute sur les modes de socialisation (notamment familiaux) éloignés de l’école, et sur les pratiques culturelles non (moins) légitimes aux yeux de certains acteurs institutionnels :

« En fait, en dehors des effets socialisateurs secondaires (mais néanmoins puissants) de l’action pédagogique en matière de disciplinarisation des corps, un gros volume de capital culturel en soi ne protège en rien de la “ barbarie ” ou de la violence, et n’implique nullement l’acquisition de dispositions morales telles que la loyauté, le souci d’autrui, l’écoute, la gentillesse, le rapport pacifié aux autres, le

fair-play, etc. À force de rabattre l’éthique sur le culturel, on a fini par oublier que

ces deux dimensions ne se confondent pas nécessairement. En rappelant, au cours de mon analyse, que la haute culture scolaire et extra-scolaire des hauts dirigeants des partis d’extrême droite […] n’était pas parvenue à les protéger de la simplification politique, de l’intolérance la plus élémentaire, et parfois même de la violence physique, je voulais faire prendre conscience du fait que la bassesse morale et politique est compatible avec une haute culture scolaire. “ Immoralité ” et fort volume de capital culturel peuvent malheureusement faire bon ménage et il ne faudrait pas juger trop vite la moralité ou la vertu à partir du strict degré de connaissance scolaire ou de compétences culturelles, en laissant, du même coup, planer dangereusement un doute sur la vertu de ceux (classes populaires rurales et urbaines) qui sont les plus éloignés des formes légitimes de culture ».3

Le thème de l’ “ ouverture culturelle ” ne permet pas uniquement de justifier les actions menées auprès des publics scolaires appartenant à des groupes sociaux

1

V. Milliot, « Culture, cultures et redéfinition de l’espace commun : approche anthropologique des déclinaisons contemporaines de l’action culturelle », article cité.

2

B. Lahire, L’Invention de l’ “ illettrisme ”, op. cit., p. 96.

3

défavorisés. Il traverse depuis une décennie les discours et les pratiques tendant à légitimer la danse hip hop, mais pas à n’importe quel prix. Par exemple, dans la perspective des actions culturelles menées par les centres culturels, le mode de légitimation s’oriente sur la rationalisation de la formation à ces formes de danse hip hop “ métissées ” : conduire les artistes qui interviennent auprès des jeunes à suivre des principes pédagogiques et à connaître les bases de la “ mécanique ” du mouvement ainsi que de l’anatomie et des risques encourus quand ils n’échauffent pas les élèves. L’injonction politique/pédagogique de l’“ ouverture culturelle ” est donc d’abord une

politique des corps. Il s’agit également d’amener les jeunes danseurs à suivre des stages

en vue de connaître d’autres formes artistiques qui seront réutilisées dans leur travail autour du hip hop ; de leur faire apprendre le métier de chorégraphe en utilisant comme support principal la danse contemporaine (alors dominante dans le champ chorégraphique des années 1980-1990).

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