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Archéologie d’une notion : les « danses urbaines », en Rhône-Alpes

LES PROCESSUS D’INSTITUTIONNALISATION DE LA DANSE HIP HOP EN FRANCE

II. L’“ urbanité ” de la danse hip hop mise en questions

2. Archéologie d’une notion : les « danses urbaines », en Rhône-Alpes

Les éléments d’enquête que nous avons réunis tendent à confirmer l’idée que le terme de “ danses urbaines ” et/ou de “ cultures urbaines ” est né en Rhône-Alpes, au début des années 1990. Depuis le milieu des années 1980, un travail de partenariat entre différents acteurs de la culture et du social avait débuté (DRAC, FAS, ISM-RA CORUM, des acteurs associatifs, ainsi que quelques artistes du champ contemporain. D’après les acteurs que nous avons rencontrés, il s’agissait alors de définir tant bien que mal des pratiques artistiques émanant de jeunes issus de l’immigration et habitant les “ périphéries urbaines ”, qui étaient en voie “ d’intégration ”, mais encore souvent perçus comme des “ étrangers ” dans la société française.

En 1991-1992, un projet de rencontres hip hop se met en place à Villefranche- sur-Saône. Semble alors apparaître une convergence de propositions et de points de vue entre des acteurs institutionnels, concernant la valorisation de pratiques artistiques dites alors « émergentes », ou encore « les interférences culturelles ». Les rencontres de Villefranche, offrant des scènes ouvertes (dans un gymnase) à des artistes essentiellement venus du hip hop, témoignent de ce processus de valorisation par l’art et la culture de pratiques mettant sous les feux de la rampe des jeunes généralement stigmatisés par d’autres feux : ceux de la “ délinquance juvénile ”, des difficultés d’ “insertion ”, de la consommation de “ drogues ”, etc.

Le terme “ danses urbaines ” (et/ou “ cultures urbaines ”) serait issu d’une conversation, dans un café, entre deux partenaires institutionnels, l’un de la DRAC et l’autre du FAS, le premier évoquant le terme un peu par hasard, et l’autre renchérissant en précisant qu’il permet de renvoyer à la rue, aux bennes de la ville tout en faisant entrer l’idée de l’“ interculturalité ” et donc de “ métissage ” culturel, tout en précisant bien que ces pratiques “ urbaines ” ne relèvent pas de “ académisme culturel ” (et donc qu’elles ne sont pas légitimes dans le champ de la culture dominante). La dimension sociale portée par ce terme est aussi importante à souligner. Il ne s’agissait pas non plus de remplacer le terme “ danse hip hop ” par “ danses urbaines ”, mais d’affirmer que la première participe des secondes qui elles-mêmes réunissent d’autres formes d’expression : danse africaine, la capoeira… censées représenter cette “ jeunesse issue de l’immigration et résidant dans les périphéries urbaines ”.

Extrait d’entretien avec un acteur du FAS : « […] avec cette question de : “ comment appeler cela ? ”, parce qu’on ne pouvait pas appeler

« artistique », car on était dans un monde de la culture très tranché : il y avait l’art et puis le reste. Et euh… dire simplement « culture » ça ne pouvait pas durer on se serait fait démonter. Dire « cultures urbaines » tout d’un coup, il y avait cette dimension sociale mais qui n’était pas La Culture. Donc on était vraiment dans une synthèse de choses euh… qui était vraiment le mot stratégique enfin le le… la chose stratégique de la culture, de la culture urbaine, la danse urbaine. […] Donc très vite il y a eu des gens un peu de renom, enfin des chercheurs qui ont permis effectivement de faire reconnaître ce terme-là. Mais au début y’a pas eu besoin de le défendre. Parce que c’est vrai que si on avait eu à expliquer « cultures urbaines », je ne sais pas si quelqu’un au FAS aurait eu cette capacité là (léger sourire). C’était simplement une rencontre de mots, qui n’étaient pas encore pris, qui permettaient de ne pas s’enfermer dans le social, pas s’enfermer dans la culture, pas reconnus par la Culture, pas reconnu par le Social, enfin c’était euh… c’était plutôt une réflexion presque euh… comme aurait pu faire un publicitaire (sourire ensemble) plutôt que des sociologues. »

Rapidement, le terme “ danses ou cultures urbaines ” est repris par des chercheurs en sciences sociales et devient un speudo-concept qui essaimera sur le territoire de l’action culturelle. Il sert alors à définir des actions culturelles de plus en plus nombreuses. Les rencontres de “ cultures urbaines ” débutent ainsi en 1996 à la Villette.

Si ce terme semble provenir d’un jeu de mots un peu spontané, en revanche il émerge dans un contexte régional où les questions qu’il supporte sont très largement discutées et ceci depuis plusieurs années par des partenaires que nous avons évoqués. Benoît Guillemont (DRAC), Philippe Delpy (FAS), Marcel Notargiacomo et Michel Jacques (des partenaires socioculturels), Gilberte Hugouvieux (ISM-RA CORUM) et d’autres (pour des institutions ou associations socioculturelles) mettent en œuvre des projets pour aider des jeunes danseurs à s’organiser afin de proposer des “ produits ” artistiques susceptibles d’être reconnus par les mondes de l’art légitime. En même temps, ces formes d’encadrement institutionnel engagent les jeunes gens et jeunes filles qui en “ bénéficient ” à redistribuer ce qu’ils ont ainsi “ reçus ” de la part de ces actions institutionnelles, en se faisant les transmetteurs de valeurs “ positives ”.

« L’accent a d’abord été mis sur le plus grand dénominateur commun énoncé : la prise en compte des pratiques culturelles actuelles des jeunes — via les cultures urbaines — et le soutien aux pratiques créatrices et valorisantes, en référence notamment aux fondements du mouvement hip hop : respect, ouverture culturelle, non-violence, accès au droit commun, non consommation de toxiques… ».1

L’axiomatique du projet, dont nous reparlerons ultérieurement, traverse ainsi ces actions pédagogiques qui veulent réussir là où l’école et le marché de l’emploi semblent

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échouer dans leur “ mission ” d’ “ insertion sociale ”.1 Mais ce travail institutionnel repose sur une sélection et seuls quelques-uns de ces jeunes gens, d’abord auditionnés, sont pris pour participer à des projets artistiques (comme pour la formation de la compagnie Traction Avant à Vénissieux). L’un des anciens danseurs de la compagnie

Traction Avant exprimait l’idée selon laquelle « il ne fallait être de la grosse racaille et

fallait savoir danser » pour être pris à l’audition, pouvoir suivre des formations en danse et en pédagogie, puis intervenir à son tour auprès des jeunes des quartiers défavorisés. De fait, ces danseurs n’étaient pas les plus démunis socialement et scolairement, et avaient acquis des dispositions sociales leur permettant de participer à ces actions de formation.

Frédérique Planet (coordinatrice et rédactrice du numéro de la revue

Territoires consacré à la danse urbaine en 1996) précise dans son texte

introductif : « Cette danse que l’on appelle urbaine, hip hop ou encore de rue, naît dans les quartiers, et est l’expression de la diversité des cultures. […] La création chorégraphique constitue également un enjeu culturel important, non seulement parce qu’elle est une source d’imaginaire essentielle, mais aussi parce qu’elle est vecteur de lien social à travers des publics qu’elle draine et des emplois qu’elle créée. » Elle précise plus loin : « C’est à tous ces acteurs engagés sur le terrain que le numéro a donné la parole, pour que leurs témoignages contribuent à faire découvrir à un plus large public la culture hip-hop, à faire toucher du doigt le profond désir de danser et de créer des jeunes, ainsi que leur quête de reconnaissance et leur souci d’une citoyenneté à part entière. […] Notre société qui s’achemine irréversiblement vers une société multiculturelle, doit aussi s’adapter à de nouveaux enjeux économiques. Il est normal que les formes artistiques révèlent ces changements ».2

Le témoignage de Marcel Notargiocomo, dans ce même numéro, explicite le processus de socialisation engagé par les partenaires institutionnels et associatifs au cours des années 1990, avec en particulier la création de la compagnie Traction Avant dont il est le directeur artistique : « La compagnie ne se cantonnera pas à une seule expression artistique. Elle sera danse, théâtre, écriture, arts plastiques, des semailles urbaines, pour décloisonner les publics et favoriser une pratique de proximité, en direction et avec des publics en situation précaire […] ». L’article précise encore que l’objectif de cette action est d’insuffler « la notion de parcours personnel et

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Tel ce témoignage de André Videau, conseiller technique au Fas que nous avons déjà cité, écrivant : « Sans donner dans l’hagiographie et faire d’une telle pratique la panacée de tous les maux qui sévissent dans les quartiers et frappent les jeunes générations, les plus vulnérables, force est de constater que certains danseurs assidus, appliqués, inventifs, ont accompagné leur réussite d’une modification d’attitude en famille, à l’école et dans les espaces les plus ouverts de convivialité. Il leur arrive fréquemment de prendre des responsabilités au sein d’associations, de mettre plus d’obstination dans la recherche d’une formation, d’un emploi, dans l’obtention d’un diplôme ou, tout simplement, le suivi d’un cursus scolaire. En outre, comment évaluer les avantages qui résultent, par maîtrise de soi et épanouissement, de toutes sortes d’évitements ? Les tentations de l’argent facile et illicite rodent autour des banlieues dites défavorisées, de même que les produits toxiques et les idéologies intégristes et sectaires, délivrant à bon compte des consolations aux “ âmes en peine ”. ». A. Videau, « Rebonds sociaux de la danse urbaine »,

art. cité.

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F. Planet, « Quand le hip hop interpelle la démocratie », Territoires. La revue de la démocratie locale, n° 372 bis, « Danser la ville », novembre 1996, p. 1.

la nécessité d’avoir la conscience exacte de ce qu’ils veulent exprimer et transmettre ».1

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