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Catégories institutionnelles et légitimisme culturel

LES PROCESSUS D’INSTITUTIONNALISATION DE LA DANSE HIP HOP EN FRANCE

III. Une reconnaissance par le champ artistique

5. Catégories institutionnelles et légitimisme culturel

De telles catégories de jugement de pensée et de perception sur l’enfermement (et son contraire : “ l’ouverture ”) culturel participent pleinement du légitimisme culturel. Dans ce sens, Pierre Bourdieu montre que les principes de la culture légitime s’inscrivent dans l’opposition entre un goût esthétique qui se construit en faux par rapport à la recherche du plaisir simple, ici de la forme, de la performance corporelle, etc. Le goût “ pur ”, dit Pierre Bourdieu, invite à abandonner la sensation et le plaisir immédiats pour adopter un langage construit, réfléchi, ayant pris ses distances vis-à-vis de l’expérience pratique spontanée qu’il perçoit alors comme étant facile, gratuite, simple, sans profondeur, tape-à-l’œil, et comme la perte du sujet dans l’objet.1 Le légitimisme culturel, qui dénude la danse hip hop d’intérêt artistique ou stylistique parce qu’il la perçoit à partir des catégories fondatrices de la culture légitime, décrit donc la danse hip hop à travers la recherche de la performance, sa spontanéité, et n’est parfois pas loin de la renvoyer à une culture “ sauvage ”, “ élémentaire ”, s’opposant à une forme “ plus élaborées ” de danse (telle que la chorégraphie). Ce schème de perception conduit ainsi beaucoup d’observateurs de la danse hip hop à la penser et à l’apprécier quand elle se chorégraphie, c’est-à-dire quand elle adopte une partie des principes artistiques du champ chorégraphique légitime.

« La “ bande ” est la forme sociale élémentaire de la culture hip hop parce qu’elle est le mode privilégié de regroupement des jeunes dans les quartiers où cette culture se développe. […] J’ai pu assister par ailleurs […] au spectacle de ballets qui retiennent des traits fondamentaux des danses déjà citées2 mais en les

1

P. Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, chapitre « Eléments pour une critique “ vulgaire ” des critiques “ pures ” », Paris, éditions de Minuit, 1979, p. 565-585.

2

travaillant et les intégrant dans des chorégraphies plus élaborées et influencées par d’autres formes de danse spectaculaires ».1

Dans l’agglomération lyonnaise, d’après Cédric Polère, le processus de légitimation a suivi un chemin identique, reposant sur l’idée de « l’enfermement » culturel des jeunes issus des quartiers populaires et engageant par opposition des actions de formation censée « ouvrir » vers la culture, l’artistique.2 Cédric Polère reprend des passages d’entretien mené avec Marcel Notargiacomo, agent de développement culturel qui en 1983 a créé la compagnie de danse Traction Avant à Vénissieux. « La volonté, exprimée par Notargiacomo, “ d’éviter l’enfermement de cette forme d’expression dans une culture du ghetto ”, en confrontant le hip hop à d’autres formes artistiques, a des implications considérables [...] on permet à des danseurs de faire reconnaître leur travail, on leur permet de se professionnaliser et d’accéder à des scènes qu’ils n’auraient pu convoiter à partir de la seule pratique du hip hop ».3

De son côté, Pierre-Alain Four fournit un extrait d’entretien du conseiller pour l’action culturelle de la DRAC Rhône-Alpes, Benoît Guillemont, qui justifie les actions culturelles autour du hip hop en reprenant le thème de l’enfermement et de l’ouverture : « L’action culturelle est une aventure de l’esprit, plus qu’un loisir. Les artistes ont mille manières de voir le monde : pour des jeunes qui ont un univers monotone, s’ouvrir à cette diversité est primordial » « Les quartiers où il y a de fortes difficultés sociales, avec un accès nul à la culture, expérimentent par ailleurs de nouvelles formes artistiques ».4

Le “ réalisme ” descriptif du légitimisme culturel trouve son pendant dans une forme de “ romantisme ” relatif à la pensée populiste qui dénie les rapports de domination et oublie que des relations sociales inégales conduisent à estimer et percevoir les pratiques de manière tout aussi inégale.5 De fait, en voulant réhabiliter certaines modalités des pratiques de danse hip hop, il tend à les folkloriser , à les décrire avec emphase, de manière parfois caricaturale : danse “ ethnique ” ou “ identitaire ”, “ culture du ghetto ”, “ contre-culture ”, “ ethnoculture ”, « fondée sur le défi et la compétition visant à trouver “ entre soi ” le respect qui vous est refusé par une société ambiante pratiquant “ l’exclusion et le mépris ” ».6

1

G. Lapassade, « Le défi… », article cité, p. 44 et p. 46. C’est nous qui soulignons.

2

C. Polère, « Les enjeux de la reconnaissance du hip-hop par les institutions culturelles : le cas de l’agglomération lyonnaise », article cité.

3

Ibid. p. 14.

4

P.-A Four, « Cultures émergentes et émergence d’une nouvelle catégorie d’intervention publique »,

article cité, p. 20. C’est nous qui soulignons.

5

J.-C. Passeron et C. Grignon, Le Savant et le populaire, op. cit.

6

Le populisme se caractérise fréquemment par son emphase rhétorique que l’on trouve beaucoup à propos des descriptions de populations ou d’individus objectivement dominés dans le monde social. Le populisme met, par ailleurs, fréquemment en œuvre, comme dans l’extrait qui suit, un schème de pensée “ romantique ” pour décrire les pratiques populaires. En nous appuyant sur le travail de Norbert Elias1, nous constatons en effet que la vision idéalisée des cultures populaires émane généralement d’individus en ascension sociale, pris par des contraintes symboliques et/ou matérielles, qui les conduisent à imaginer des modes de vie plus heureux, moins contraignants, et à quelque peu fantasmer à propos des pratiques et des modes de vie “ populaires ”, dont leurs ascendants sont parfois issus. Cela conduit, par exemple, à décrire les pratiques populaires avec des descripteurs qui renvoient à cette vision idéaliste (qui trouve son pendant dans les descripteurs plus stigmatisants du misérabilisme). Dès lors, les modes de vie populaires ou les pratiques populaires sont vues comme “ solidaires ”, “ joyeux ”, “ communautaires ”, un peu comme l’ethnologue ethnocentrique mais bienveillant percevrait les habitants des tribus d’Amazonie, ou d’ailleurs, à la manière dont Jean-Jacques Rousseau parlait du “ bon sauvage ” vivant proche de la nature et étant connu pour son “ grand sens ” (et s’opposant ainsi au “ paysan ” maladroit et rustre, grossier qui fait tout par routine).2

« Aussi, une forte tension identitaire tisse-t-elle l’ambiance, comme sur les stades entre les équipes de football et leurs supporters. Elle rend à ces spectacles une intimité populaire, et c’est la fête qui réapparaît comme forme ritualisée de la communauté. Incontestablement un spectacle de Hip Hop laisse un sentiment de bonheur d’appartenir au même groupe communautaire. Le Hip Hop resserre des liens sociaux ».3

Mais plus largement, il est pertinent de poser la question de savoir si les discours sur la danse hip hop et les actions culturelles (à l’école et en périscolaire) ainsi que dans les formations plus professionnalisantes pour jeunes breakers, parlent uniquement de culture, de danse, de formation ? Quel est le sens politique de l’introduction des danses urbaines dans des lieux institutionnels ? Quel est le sens politique des procédures de légitimation des pratiques de danse hip hop ?

Les modalités discursives mises en œuvre dans les discours officiels sous- tendent divers effets sociaux et symboliques. Par exemple, comme l’explique Bernard Lahire, en dénonçant l’illettrisme, les discours de lutte contre l’illettrisme tendent en toute bonne foi non pas à parler des inégalités sociales et scolaires devant la culture écrite (qui passent au second plan), mais à stigmatiser les illettrés en les décrivant comme des êtres manquant d’ “ autonomie ”, ne pouvant pas être de bons “ citoyens ” parce que ne sachant lire, étant des “ handicapés ” sociaux, etc. Bref, les discours ne

1

Cf. notamment de cet auteur son ouvrage intitulé La Société de cour, Paris, Flammarion, 1985.

2

J.-J. Rousseau, Emile ou de l’éducation, Paris, éd. Garnier frères, 1961, cf. p. 118.

3

Souligné par l’auteur. N. Midol, « La danse hip hop, de l’analyseur social à la construction identitaire »,

La danse en mouvement, colloque international du CREEC, Strasbourg, Université Marc Bloch, mai

parlent pas d’inégalité sociale devant la culture écrite et donc d’illettrisme, mais, précise Bernard Lahire, de valeurs comme l’éthique, le pouvoir sur soi, la dignité propre aux acteurs sociaux et pour lesquelles les illettrés seraient en “ déficit ”.1

Dans cette perspective, les habitudes discursives qui usent des catégories d’“ enfermement ” et d’ “ ouverture ” culturelle semblent renvoyer, en réalité, à la vision de ceux qui les tiennent concernant les pratiques et les pratiquants désignés explicitement (ou en creux) dans les propos tenus. Ignorant les rapports de domination qui sont sous-jacents à ces catégories de pensée, ils imposent une image homogène des pratiques et des danseurs selon laquelle la danse hip hop hors scène et chorégraphie est limitée, et les pratiquants ne sont pas à même d’être “ ouverts ”, qu’ils ne sont pas susceptibles de respecter les autres (puisque le respect s’ancre dans une appartenance au “ mouvement hip hop ” que les plus jeunes pratiquants méconnaissent), qu’ils ne sont pas “ curieux ”, etc.

Dit autrement, les discours institutionnels s’inscrivent très largement dans l’ignorance des rapports de domination symbolique qui sont à l’origine des catégories de jugement et de perception de ceux qui les énoncent et qui se rapportent à certaines fractions sociales (ici, les danseurs hip hop d’origines sociales populaires). Les jugements de valeur sur la danse hip hop s’appuient sur ces modes de perception et se jouxtent à des représentations légitimistes de la “ danse ” qui renvoient, en fait, aux conventions de la danse contemporaine. Implicitement, ils expriment un déni de la valeur artistique de formes de danse qui n’adoptent pas, pas complément (ou méconnaissent) de telles conventions chorégraphiques. De plus, les jeunes danseurs hip hop ont parfois d’autres références (bien qu’ils soient amenés à incorporer une partie des références qui leurs sont inculquées dans les actions culturelles et éducatives, ainsi que dans leur fréquentation assidue de la MJC) et légitiment différemment leur pratique, sans pour autant toujours rejeter les valeurs et les pratiques qu’on leur inculque lors des stages de formation avec des danseurs contemporains, dans les ateliers de danse à l’école et/ou dans l’animation culturelle.

Ces interdépendances entre schèmes de pensée et de perception institutionnels (et modes de légitimation institutionnels de la danse hip hop) et schèmes de pensée et de perception, d’action des danseurs issus des groupes sociaux populaires (qui légitiment un autre hip hop) posent plus largement la question de l’autonomie des pratiques populaires et des rapports de domination symbolique entre cultures populaires et culture officielle/institutionnalisée/ légitime. Il existe en fait des conditions sociales spécifiques, sur lesquelles nous reviendrons en cours d’analyse, au rejet, à la résistance, ou à l’appropriation (même détournée) des pratiques et valeurs de la forme de danse hip hop requise par les acteurs institutionnels. L’on pourrait penser que la question des rapports de domination est hors propos, puisque les institutions aident les danseurs hip hoppeurs,

1

participent à la reconnaissance d’une culture populaire et que par ailleurs, cette pratique n’est pas le domaine réservé des publics de milieux défavorisés. Toutefois, Jean-Claude Passeron précise que la disposition générale des groupes dominants est précisément de consommer et de produire des cultures populaires1, des cultures dites “ émergentes ”, ou encore des “ arts urbains ”¸et donc, pour notre sujet, de permettre une diversification des publics, d’organiser leur transmission, etc.

De fait, la domination symbolique s’exerce d’autant plus aisément qu’elle adopte des formes peu coercitives, éthiquement “ correctes ” (puisqu’il s’agit de redonner une “ dignité ” aux pratiques dominées) dans des pratiques qui existent soient à la marge des activités “ ordinaires ” de la danse hip hop (en initiant des élèves d’un établissement scolaire à ses bases, par exemple), soient qui fournissent au contraire des moyens économiques et matériels au développement de ces pratiques (aides aux compagnies hip hop par exemple), moyens envers lesquels les danseurs ne peuvent guère être en désaccord.

« L’asymétrie des échanges symboliques ne se voit jamais autant que dans le privilège de symétrie dont disposent les dominants, qui peuvent à la fois puiser dans l’indignité culturelle des pratiques dominées le sentiment de leur propre dignité et dignifier en daignant leur emprunter les pratiques indignes, redoublant ainsi, par l’exercice de ce pouvoir de réhabilitation, la certitude de leur légitimité ».2

Toutefois, quand nous évoquons les rapports de domination, nous voulons montrer qu’il s’agit de rapports sociaux complexes qui dépassent très largement l’interprétation du légitimisme culturel qui perçoit les pratiques, actions et pensées des dominés toujours sous l’angle de leur détermination au référent “ dominant ”. Si ce rapport doit sans cesse être rappelé pour ne pas glisser vers une analyse populiste ou misérabiliste de la danse hip hop, il nous faut en revanche concevoir aussi que toutes les pratiques de danse hip hop ne sont pas nécessairement, toujours ou partout, déterminées ou orientées en fonction du point de vue dominant, ce qui conduirait à analyser les pratiques de danse underground (celles des battles notamment) comme des “ résistances ” communautaires aux pratiques légitimées par les institutions de la culture par exemple. Or il semblerait que la danse des battles se soit constituée d’abord dans des pays qui n’institutionnalisaient pas le hip hop.

Par ailleurs, les analyses doivent être attentives aussi aux “ tactiques ” de détournement et de réappropriation des valeurs et des modalités de pratique de danse qui émanent des institutions de la culture ou de l’éducatif, par les danseurs hip hop qui souhaitent se professionnaliser et qui ainsi « jouent le jeu » du champ institutionnel tout

1

C. Grignon, J.-C. Passeron, Le Savant et le populaire…, op. cit., cf. p. 60.

2

en conservant et mobilisant des valeurs et façons de faire légitimées dans d’autres espaces de la pratique de danse hip hop. En cela, il y a ambivalence des pratiques et des manières d’être danseur.

Par conséquent, nous aurons compris que nous nous inscrivons dans la perspective sociologique dressée par Jean-Claude Passeron et Claude Grignon.1 De la sorte, nous voulons montrer que les pratiques sont structurées dans/par des rapports sociaux inégaux et complexes. Mais, sans nier évidemment les inégalités de “ poids ” dans ces types de relation (et donc sans supposer l’autonomie des pratiques), il est à remarquer une variation de la définition de la “ légitimité ” des pratiques selon les contextes et les particularités sociales des acteurs (les pratiques légitimes du hip hop pour les institutionnels ne sont pas toujours les pratiques légitimées par tous les danseurs) d’une part, et de possibles interpénétrations de normes, valeurs, représentations des pratiques entre des acteurs pourtant éloignés socialement, d’autre part. C’est ainsi que nous avons rencontré des acteurs associatifs ou institutionnels qui appréciaient et faisaient leurs les principes de la danse de battles. Ils n’étaient toutefois pas les plus nombreux.

Parallèlement, l’on perçoit bien qu’une grande part de ces pratiques artistiques n’existent en tant que telles qu’en raison des efforts d’habilitation émanant des institutions de la culture et de différentes associations, depuis les années 1990, se rapportant à la danse hip hop. Mais réciproquement, ce travail de légitimation conduit à un “ alourdissement du travail d’imposition de la légitimité ”2 (cela se concrétise par exemple par le développement des pratiques de danse hip hop dans des contextes pédagogiques institutionnels : les écoles, les collèges et lycées ; les centres culturels ; ou encore par la mise en œuvre d’ateliers de réflexion portant sur la certification des animateurs ou professeur de danse hip hop, avec la question de la création de diplôme d’Etat et/ou de certificats d’aptitude).

Ces aspects ne peuvent être appréhendés qu’en étudiant finement la complexité des configurations sociales (et les réseaux interrelationnels) où prennent sens et forme les pratiques étudiées qui s’inscrivent dans le champ des cultures populaires, sachant que la voie interprétative est extrêmement étroite, étant donné que ces dernières sont à lire doublement, comme le soulignent Passeron et Grignon : c’est-à-dire dans leur autonomie relative et dans leur hétéronomie face aux modes de domination qui les traversent.

Pour terminer sur ce point, et en vue d’une récapitulation des idées essentielles de ce paragraphe, nous rappellerons qu’une des expressions du déni des rapports de

1

Ibid.

2

domination comme structure essentielle de toute forme de relations sociales interdépendantes, est cette attitude récalcitrante envers l’analyse sociologique qui rappelle les origines sociales des individus et analyse finement les conditions sociales et économiques des individus, en montrant :

1°) que ce qui est désigné par des catégories floues comme “ jeunes issus de l’immigration ” par exemple, renvoie en fait à des situations sociales relatives aux catégories sociales populaires, elles-mêmes hétérogènes ;

2°) et qu’il ne suffit pas d’associer les individus à des catégories “ peuple ” “ classe populaire ” “ issus de l’immigration ”, “ issus de quartiers sensibles ”, etc., pour rendre compte des conditions d’existence, des dispositions, des compétences, de ces individus.

C’est ainsi que de nombreux discours savants tendent à catégoriser des individus ou leurs activités en ne les voyant qu’à travers un lieu d’habitation ayant lui-même “ mauvaise presse ” dans le monde social (quartiers sensibles, ghettos…), ou encore à chercher la clé interprétative de leurs actions dans un unique élément possible d’analyse, à savoir par exemple la référence à l’ “ ethnicité ” dont, d’une part, on se sait jamais vraiment à quelles variables interprétatives elle renvoie (appartenance religieuse, nationale ?) et qui, d’autre part, est un concept type issu de l’ignorance du rapport de domination (et donc d’un ethnocentrisme) qui existe entre le chercheur socialement situé et les groupes sociaux ramenés souvent dans ce cas à une variable religieuse ou nationaliste et vus sous la figure de l’étranger, alors que tous les individus ne construisent pas leur identité à travers ces référents.

IV. Des principes d’action et de perception ambivalents de la

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