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Chapitre 2 Les constructions existentielles - Eléments d’une définition

2.2 Phrases thétique ou catégoriques

Les constructions existentielles sont traditionnellement considérées comme des propositions thétiques9, c’est-à-dire comme des propositions purement rhématiques. Dans ce qui suit, nous allons d’abord définir plus en détail les énoncés thétiques, en prêtant une attention particulière au type de focus phrastique qu’il faut associer à ces énoncés. Ensuite nous étudierons leur caractérisation formelle dans les trois langues qui nous concernent, et finalement nous distinguerons entre différents types de constructions thétiques, à savoir les énoncés existentiels et événementiels.

2.2.1 Thétique et focus phrastique

Les énoncés thétiques sont des énoncés positionnels, qui présentent un fait en tant que tel, en bloc, par opposition aux énoncés canoniques catégoriques, qui attribuent une qualité à une entité et qui contiennent donc un thème et un rhème (généralement sujet et prédicat).

Dans une approche en termes d’articulation informationnelle10, les constructions thétiques sont considérées à focus11 phrastique (sentence focus) (Lambrecht 1994, 2000) ou à focalisation large12 (wide focus) (Pinto 1997) :

9 Le terme est dû aux philosophes Brentano et Marty (voir Kuroda 1973, Ulrich 1985, Sasse 1987, Ladusaw 1994, Rosengren 1997, Lambrecht & Polinsky 1997, Lambrecht 2000 pour des approches plus modernes). Dans la littérature on retrouve les énoncés thétiques sous d’autres étiquettes, comme

neutral description (Kuno 1972) et sentence focus construction (Lambrecht 2000).

10 La théorie de la structure informationnelle proposée dans Lambrecht (1994) concerne le codage morphosyntaxique et prosodique des suppositions du locuteur concernant le statut cognitif des signifiés d’un énoncé dans l’esprit de l’interlocuteur et les relations informationnelles dans lesquelles ces signifiés entrent avec des propositions. Les notions pertinentes à cet égard sont celles de

présupposition, assertion et focus. Voici les définitions de ces notions dans Lambrecht (2004 : 30) : a) présupposition : l’ensemble des propositions codées lexicalement ou grammaticalement dans une phrase que le locuteur suppose que l’interlocuteur sait ou croit ou est prêt à tenir pour vraies au moment de l’énonciation (l’information donnée).

b) assertion : la proposition exprimée par une phrase que le locuteur suppose que l’interlocuteur sait ou croit ou est prêt à tenir pour vraies à la suite de l’énonciation (l’information nouvelle).

c) focus : la composante d’une proposition pragmatiquement structurée par laquelle l’assertion diffère de la présupposition. La composante focale est par définition une portion imprévisible de la proposition.

11 Dans la terminologie de Lambrecht (1994) aucune distinction théorique n’est faite entre focus et

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Sentence–focus construction : Sentence construction formally marked as expressing a pragmatically structured proposition in which both the subject and the predicate are in focus. The focus domain is the sentence, minus any topical non-subject arguments. (Lambrecht 2000 : 617)

Lambrecht distingue en effet entre trois types d’articulation informationnelle : le focus sur prédicat (predicate focus), le focus sur argument (argument focus) et le focus sur proposition (sentence focus). Voici les exemples proposés par Lambrecht (1994 : 222-223) :

(23) What happened to your car ?

a. (La mia macchina) si è ROTTA. b. (Ma voiture) elle est en PANNE. (24) I heard your motorcycle broke down ?

a. Si è rotta la mia MACCHINA. E la mia MACCHINA che si è rotta. b. C’est ma VOITURE qui est en panne.

(25) What happened ?

a. Mi si è rotta (ROTTA) la MACCHINA. b. J’ai ma VOITURE qui est en PANNE.

Dans l’articulation focus sur prédicat seul le prédicat est en focus. Ainsi dans l’exemple (23), la voiture est l’information présupposée (topic) de sorte qu’elle peut rester implicite en italien et apparaître sous la forme d’un pronom personnel en français. Dans l’articulation focus sur argument seul l’argument est en focus comme dans (24) où le prédicat broke down est présupposé alors que la voiture est focalisée (en contraste avec la motocyclette). Finalement, dans l’articulation focus sur proposition, il n’y a pas de contraste ente l’information présupposée et assertée (25) : aussi bien le sujet que le prédicat sont en focus.

12 La focalisation large s’oppose à la focalisation étroite. Dans le premier cas la proposition forme un bloc unique d’information, alors que dans le deuxième cas un des constituants de la proposition est focalisé.

47 Il est intéressant de noter que dans la définition citée ci-dessus, Lambrecht n’exclut pas la présence éventuelle d’un élément topique. En effet, certains auteurs assument que malgré le fait qu’elles sont thétiques, les constructions existentielles peuvent bel et bien contenir une structure thématique de type thème-rhème. La question est alors de trouver ce qui peut prétendre au statut de topique.

Dans la CPE le SN nominal postverbal est à l’évidence rhématique13 (Lazard 1994). En revanche, le statut informationnel du verbe présentatif est controversé. Certains le considèrent comme thématique (e.a. Österreicher 1991), alors que pour d’autres le verbe présentatif fait partie intégrante du rhème en formant avec le SN postverbal une phrase globalement rhématique (e.a. Ulrich 1985). Selon Lazard (1994 : 4) il est probable que l’un et l’autre soient possibles selon le cas.

D’autres ont vu un thème dans l’élément spatio-temporel qui apparaît souvent en position initiale de phrase et qui spécifie le cadre de l’événement dénoté par la proposition (e.a. Chafe 1976, Tasmowski & Willems 1987, Erteschik-Shir 1997 et Nikolaeva 2001). C’est pourquoi Charolles (2003) appelle ce type d’adverbiaux en tête de phrase les adverbiaux cadratifs. Ils correspondent mutatis mutandis aux scene-setting clause external topics de Nikolaeva (2001). Tasmowski & Willems (1987) distinguent entre la construction avec inversion du sujet nominal et la construction impersonnelle :

VS emboîte une construction thétique (VS) dans un énoncé catégorique (Loc VS) où le topique est constitué par le complément circonstanciel et où VS a une valeur rhématique certaine. Il VS est, lui, un énoncé thétique simple, la représentation globale d’un état de fait. (Tasmowski & Willems 1987 : 186)

Erteschik-Schir (1997 : 26-32) va plus loin en suggérant qu’il existe dans toutes les phrases thétiques un argument spatio-temporel ou stage topic qui n’est pas nécessairement réalisé syntaxiquement14. Le topique scénique (traduction du terme par Lahousse 2003, 2008) désigne le contexte spatio-temporel15 dans lequel la proposition exprimée par la phrase en question est assertée comme vraie ou fausse. Ce topique scénique peut parfaitement rester implicite, si son contenu est spécifié par la situation déictique d’énonciation (26) ou par le contexte discursif précédent (27) :

13 Toutefois, Leonetti (2008 : 150) fait noter qu’on trouve également des occurrences de CPE où le SN est topicalisé comme dans Ardillas, hay en el bosque (McNally, sous presse).

14 Voir Lahousse (2008) pour des arguments empiriques en faveur de l’existence de topiques scéniques

implicites.

15 Fournier (1997) et Lahousse (2003 : 123) proposent une notion élargie du topique scénique : « Le topique scénique d’une proposition correspond à la localisation spatiale, temporelle ou abstraite (incluant l’addition, la succession, la correspondance, l’origine et la cause) où l’événement dénoté par le verbe a lieu. »

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(26) Il neige.

(27) Nous sommes arrivés en Laponie. Il neigeait.

On peut se demander avec Ladusaw (1994) s’il ne faut pas considérer la phrase existentielle comme catégorique si elle contient un tel élément topique spatio-temporel.

2.2.2 Caractérisation formelle des énoncés thétiques

Après le travail innovateur de Sasse (1987) sur le caractère universel de la distinction entre phrases thétiques et catégoriques, d’autres auteurs ont explicité les propriétés linguistiques caractérisant les propositions thétiques dans les langues humaines. Ainsi Lambrecht & Polinsky (1997) et Lambrecht (2000) proposent une stratégie universelle pour l’expression formelle du focus phrastique à travers les langues. La proposition thétique fonctionnerait essentiellement comme un marquage de détopicalisation du sujet, terme généralement étroitement associé à la fonction de topique :

Since the distinctive property of SF [sentence focus] sentences is the absence of a topic-comment relation between the subject and the predicate, SF marking entails the marking of the subject as a topic. I show that across languages this non-topic marking of SF subjects tends to be done via those morphosyntactic, prosodic, or behavioural features which are normally associated with the focal objects of PF constructions. (Lambrecht 2000 : 611)

Dans les langues romanes le contraste entre phrases thétiques et catégoriques s’exprime linguistiquement par différentes constructions qui permettent au sujet d’apparaître dans la position postverbale, généralement réservée à l’objet16. Certaines constructions se prêtent spécifiquement à cet effet. En espagnol et en italien, la construction la plus fréquente dans ce contexte est sans doute celle à inversion du sujet nominal17 (Lambrecht 1994) comme dans (28) et (29) respectivement :

(28) ¿Qué pasó? Llegó Juan.

(29) Che cosa è successo ? E arrivato Giovanni.

16 D’autres langues utilisent entre autres la prosodie (anglais) ou une marque morphologique (japonais) (Kuno 1972).

17 Pour le lien entre théticité et inversion, voir Matras et Sasse (1995), qui concluent toutefois que l’inversion ne doit pas être considérée comme un marqueur de théticité.

49 Ce type d’inversion étant très restreinte en français, cette langue utilise plutôt une construction existentielle (clivée) introduite par il y a comme dans (30) ou la construction impersonnelle (il VS) comme dans (31).

(30) Qu’est-ce qui s’est passé ? Y’a Jean qui est arrivé. (31) Il est arrivé un grave accident.

Autant l’inversion du sujet nominal, que la construction impersonnelle française, font partie des constructions existentielles dérivées, c’est-à-dire les constructions existentielles largo sensu, telles qu’elles ont été définies par Conti Jiménez (voir 2.1.4). Il est intéressant de voir que l’on établit une distinction parallèle parmi les énoncés thétiques, à savoir les existentiels et les événementiels.

2.2.3 Les énoncés thétiques existentiels et événementiels

Traditionnellement on distingue deux types de constructions thétiques : les constructions existentielles (daseinssetzend/entity-central/presentational) qui introduisent une entité nouvelle dans le discours comme les exemples (32) à (34) et les constructions événementielles (ereignisbezogen/ event-central/event-reporting) qui introduisent un événement comme dans les exemples (35) à (38) (Ulrich 1985, Sasse 1987, Lambrecht 1994 : 143-144, 2004 : 53).

(32) Il y a des gens qui n’aiment pas les films d’horreur. (33) Hay gente a quienes no les gustan las películas de horror. (34) C’è gente a cui non piacciono i film dell’orrore.

(35) Il y a ton frère qui a téléphoné. (36) Llamó tu hermano.

(37) Ha chiamato tuo fratello.

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Les exemples précédents montrent qu’en français, il y a apparaît autant dans la construction thétique existentielle (32) qu’événementielle (35), alors qu’en espagnol hay ne peut s’utiliser que dans le premier type (33), les constructions thétiques événementielles s’exprimant par l’inversion du sujet nominal (36). L’italien présente une configuration intéressante : c’è peut apparaître tant dans les constructions thétiques existentielles (34), que dans les constructions thétiques événementielles (38), mais dans cette dernière construction la formule existentielle entre en concurrence avec l’inversion (37).

Plus récemment, Ladusaw (1994) et Marandin (2003), parmi d’autres, considèrent qu’il ne s’agit pas d’une opposition et que l’énoncé thétique événementiel est subordonné au type existentiel. En effet, la proposition décrivant une situation implique inévitablement l’existence de ses participants.

Dans une telle interprétation, on comprend aisément que le français et l’italien utilisent leur construction existentielle pure dans le contexte événementiel. Cependant, c’est précisément cette capacité de il y a et c’è à apparaître dans des phrases qui correspondent aux énoncés thétiques événementiels, qui a fait qu’on les a appelés des présentatifs et plus précisément des présentatifs existentiels.