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Chapitre 1

Première rencontre avec il y a, hay et c’è

Un cas de grammaticalisation

Il paraît logique de commencer une thèse par la définition, délimitation et structuration du sujet d’étude. Or, avant de procéder à une telle caractérisation globale des constructions existentielles, il est intéressant de s’attarder brièvement sur la morphologie des trois locutions existentielles que nous allons étudier, à savoir il y a, hay et c’è. Celles-ci montrent en effet une diversité intéressante du point de vu de leur réalisation morphosyntaxique, notamment en ce qui concerne (a) le choix du verbe existentiel sur base de habere ou esse, (b) la possibilité de l’accord verbal, (c) la présence éventuelle d’un sujet explétif, et (d) celle d’une particule locative. Dans ce chapitre nous allons successivement passer en revue ces différents traits morphologiques. Là où cela s’avère opportun, nous rappellerons quelques informations diachroniques.

1.1 Choix du verbe existentiel

Une première différence importante entre les CPE espagnole, française et italienne consiste en le choix du verbe existentiel. Alors que le latin ne disposait pas d’un morphème ad hoc pour l’assertion d’existence (Maillard 1985 : 73), les trois langues romanes que nous étudions se sont forgé un présentatif existentiel particulier. Regardons cette évolution de plus près.

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1.1.1 Latin

Il est bien connu que les présentatifs romans actuels ont leur origine dans les verbes latins esse, stare et habere (Blasco Ferrer 2004). Déjà en latin classique, ces trois verbes pouvaient servir à introduire des référents dans le discours et cela en apparaissant devant le SN1 (Rosén 1998, Spevak 2004). Celui-ci se met au nominatif avec esse (1) et stare (2) et à l’accusatif avec habere (3). Voici quelques exemples illustratifs que nous citons d’après Blasco Ferrer (2004 : 29) :

(1) sic erit ulla res publica (Cicéron, Cato 79)

(2) in ipsa uia non longe a ciuitate stat columna marmorea (Antonimi Piacentini It., recensio altera 25)

(3) habet in biblioteca Ulpia librum elephantinum (Tacite, Historiae Augustae, Flav. Volpisc. 8,1)

Comment expliquer le passage de habere comme verbe possessif dans une structure bivalente (SVO) à verbe présentatif dans une structure monovalente (VO)2 ? Selon Bassols de Climent (1963 : 82), ce passage est dû à une confusion entre les constructions du type (4) et (5), d’où viendrait une construction du type (6), avec changement de valeurs actancielles3. Ainsi dans (4) domus est au nominatif en tant que sujet de habet, alors que dans (5) domi assume le rôle de locatif auprès de est. Dans (6), le locatif domi se trouve en position de sujet de habet.

(4) Domus habet multum vinum. (5) Domi est multum vinum. (6) Domi habet multum vinum.

1 Etant donné que le latin est généralement considéré comme une langue SOV, la position postverbale du SN est non canonique (Spevak 2004).

2 L’emploi d’un verbe transitif pour exprimer un état, en l’occurrence l’existence d’une chose, et non pas une transaction, semble à première vue étonnant. Néanmoins le verbe avoir n’est pas un verbe transitif à part entière, comme l’a fait noter Benveniste (1960 : 121) : « Entre le sujet et le régime de

avoir, il ne peut exister un rapport de transitivité, tel que la notion soit supposée passer sur l’objet et le modifier. Un verbe avoir n’énonce aucun procès. »

3 Fernández Fuertes (2003 : 37) observe que l’alternance entre (4) et (6) existe toujours. Ainsi en espagnol on dira aussi bien Esta ciudad tiene 10 millones de habitantes que Hay 10 millones de

19 García Hernández (1992 : 169) a pour sa part fait remarquer qu’il existe une relation diathétique4 lexicale entre les verbes latins sum et habeo, puisque les deux ont un causatif commun dans le verbe dare5. Ainsi les trois verbes forment un système diathétique avec sujet distinct :

(7) Pater pecuniam filio dat. (8) Pecunia filio est.

(9) Pecuniam filius habet.

N’empêche qu’en latin classique l’emploi impersonnel de habere dans une fonction présentationnelle était nettement moins fréquent que celui de esse et stare. La fréquence d’emploi de habet augmentera considérablement pendant l’époque impériale tardive, notamment dans les itinéraires de pèlerins (Luque Moreno 1978). Ce sera ce remplacement de plus en plus fréquent de esse par habet qui sera à la base du choix verbal dans les CPE française et espagnole.

Reste à expliquer la fréquence croissante de l’emploi présentatif (et impersonnel) de habet en latin médiéval. Si García Hernández (1992) invoque la possibilité d’un emprunt au grec ancien (echei), Bauer (1999) écarte cette hypothèse en insistant sur le fait qu’en latin les verbes impersonnels constituaient déjà une classe large et archaïque. Elle signale plutôt que le remplacement de esse par habere dans les constructions existentielles n’était pas un phénomène isolé en latin, comme le montre entre autres l’émergence du verbe transitif habere suppléant les constructions possessives du type mihi est. Pour Bauer (1999) la montée de l’emploi de habet s’inscrit donc dans une augmentation générale de schémas transitifs en latin médiéval, qui sera encore plus accentuée dans les langues romanes. Citons à ce propos Bauer (1999) :

The emergence of impersonal habet constructions is in line with changes that affected residues of active typology in Latin, possessive mihi est constructions and impersonal verbs. These changes are not limited to Latin, but are observed in all daughter languages : they are Indo-European developments reflecting the spreading of transitivity and nominative patterns. (Bauer 1999 : 607)

4 La diathèse est « l’orientation de la relation prédicative » (Culioli 1999 : 45). En français, on utilise souvent la notion de diathèse soit comme un synonyme de voix, qui concerne la relation syntaxique entre le verbe et les différents participants du procès, soit comme un terme à orientation plus sémantique que syntaxique (Muller 2005 : 73).

5 Le présentatif existentiel est d’ailleurs es gibt en allemand et der gives en danois. Signalons également l’existence de si dà en italien littéraire (Lambrecht 2000 : 646).

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D’autre part, il pourrait bien s’agir d’un phénomène encore nettement plus général. Ainsi Heine et Kuteva (2005 : 33) affirment que la grammaticalisation6 d’une forme de avoir pour signifier exister est très répandue à travers les langues du monde, en particulier dans les langues romanes et créoles7. Les raisons qui sont à l’origine de cette tendance sont complexes (Heine 1997). Selon Lambrecht (2000) par exemple elles sont liées à la fonction pragmatique présentationnelle des constructions existentielles :

The use of […] transitive existential verbs has the double advantage of allowing both for non-nominative case marking and for postverbal, i.e. non-canonical, position of the SF [Sentence Focus] subject, without requiring subject-inversion in the strict sense. (Lambrecht 2000 : 645)

L’emploi d’un verbe existentiel transitif permet en effet au SN introduit d’apparaître en position postverbale en tant qu’objet direct, sans que l’inversion du sujet s’impose.

1.1.2 Langues romanes

Dans les langues romanes médiévales l’on trouve des tours présentatifs sur base des trois verbes latins esse, stare et habere. Ainsi l’ancien espagnol utilisait encore fréquemment le verbe ser, comme l’atteste l’exemple (10) :

(10) En toda buena obra será abondamiento (Prof. 14, 23 apud Moreno Bernal 1978 : 283) L’ancien italien n’avait pas non plus de préférence particulière pour un verbe spécifique et utilisait autant des formes de averci que de esserci (D’Achille 1990, Amenta 2001, 2004). L’extrait suivant de Giordano da Pisa illustre de façon particulièrement claire l’alternance des deux verbes :

(11) E dicono quelle favole che cci sono le bestie mischiate con uomo: et ècci il cavaliere e ’l cavallo in uno corpo mistiato insieme, et ècci tale che pare mezza femina, con capelli, e

6 La notion de grammaticalisation est très débattue. Dans le chapitre 8, nous aurons l’occasion d’entrer dans plus de détails. Retenons pour l’instant qu’il s’agit d’un processus par lequel un élément lexical acquiert un rôle grammatical. Dans le cas présent, le verbe avoir a perdu sa signification possessive dans la phrase existentielle.

7 On trouve la grammaticalisation d’une forme de avoir entre autres dans les dialectes Romansch (Stimm 1980), dans les dialectes allemands du sud (es hat), en bulgare (ima), en grec moderne (éxi), en chinois (you) et dans les langues créoles antillais à base lexicale française (Heine & Kuteva 2005 : 33).

21 l’altra parte cavallo; et hacci omini che non sono omini e asini, e di molte fatte, e c’hanno volti d’uomo. (Giordano da Pisa, 51, apud Amenta 2004 : 20)

Ce n’est qu’après le 15e siècle que les différentes variations diatopiques romanes occidentales8 généralisent une structure particulière en tant que présentatif existentiel, ou même deux en fonction du trait de la définitude du SN introduit (Blasco Ferrer 2004 : 39). Ainsi l’espagnol, l’occitan, l’aragonais et le sarde maintiennent l’opposition en utilisant une forme dérivée de habet pour les SN indéfinis et une autre dérivée de esse ou stare pour les SN définis (Benítez Marco 1989, Bentley 2004). Ainsi, en simplifiant, l’espagnol utilise généralement hay avec les SN indéfinis (12) - (13), estar avec les SN définis s’il s’agit d’un objet (14) et ser s’il s’agit d’un événement (15) (cf. i.a. Bull 1943, Utley 1954).

(12) Hay un libro en la mesa.

(13) Hay una fiesta en la Plaza Mayor. (14) El libro está en la mesa.

(15) La fiesta es en la Plaza Mayor.

Cette opposition a donné lieu à l’hypothèse de la restriction de définitude dans les constructions existentielles. En revanche, le SN est généralement défini dans les constructions locatives comme (14) et (15). Nous y reviendrons supra sous 2.1.2.

Les constructions impersonnelles dérivées de habet ont survécu principalement en français, sous la forme figée de avoir, à savoir il y a, et dans les langues ibéro-romanes : en espagnol dans hay, en portugais9 dans há et en catalan dans hi ha. Cependant, dans des contextes spécifiques, tels que l’incipit des contes de fées, tant le français que l’espagnol peuvent encore utiliser une CPE sur base de esse10. Il s’agit de il est en français et de érase en espagnol (Fernández Soriano & Táboas Baylín 1999 : 1759).

(16) Il était une fois une très belle princesse qui vivait dans un château … (17) Érase una vez une princesa muy guapa que vivía en un castillo …

8 Le roumain se sert du verbe esse sous la forme a fi dérivée de fieri en latin.

9 En portugais brésilien haver est généralement remplacé par une forme impersonnelle de ter, alors que l’emploi de haver est restreint au registre écrit (Delport 2004 : 477).

10 Coseriu (1976 : 66) signale que ces locutions fonctionnent comme un « ausdrückliches Zeichen des

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En revanche, en italien actuel se présente la situation opposée. Les formes dérivées de habet, à savoir ci ha (averci) et vi ha (avervi), ne sont usitées que très rarement dans la langue courante (19). La construction avec essere est de loin la plus courante11 (18). D’autre part, il existe dans les régions méridionales une variante dérivée de stare (20) (Renzi 2000 : 289, Blasco Ferrer 2004 : 38).

(18) ora non c’è / v’è alcun dubbio12

(19) ora non v’ha il benché minimo dubbio (20) nel camping ci sta un cane rabbioso

Pour notre propos, nous retenons de tout ce qui précède que dans les trois langues romanes que nous étudions, il existe actuellement une locution existentielle figée qui est largement prédominante dans les contextes présentationnels. Mais là où l’italien continue la lignée de esse, le français et l’espagnol utilisent une forme dérivée de habet.