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3.1 Le verbe existentiel

3.1.2 Existence et localisation

Il a été noté très fréquemment que l’affirmation d’existence va souvent de pair avec sa localisation dans l’espace. Le commentaire suivant de Carlier (2005) en dit long :

Non seulement l’existence sur le mode statique est exprimée par le biais de la localisation spatiale, mais il en va de même pour l’existence sur le mode dynamique, c’est-à-dire la venue à l’existence. De nombreux verbes marquant un déplacement vers un certain lieu comme arriver, entrer, venir, monter ou à partir d’un certain lieu comme sortir, descendre, surgir, jaillir ou des verbes qui précisent la trajectoire du mouvement dans l’espace comme suivre, passer, circuler peuvent marquer la venue à l’existence. (Carlier 2005)

La relation étroite et systématique entre affirmation d’existence et localisation a été vérifiée dans grand nombre de langues. Van de Velde (2005) le résume ainsi :

Toute la littérature concernant les relations entre existence et localisation tend vers la conclusion translinguistique que les constructions à thème inverse sont en général des constructions locatives dans lesquelles un lieu occupe, au moins dans la structure logico-sémantique, et peut-être dans la structure syntaxique, une position dominante qui permet au thème indéfini placé après la copule de recevoir une interprétation existentielle. (Van de Velde 2005 : 39-40)

Il est en effet incontestable qu’il y a des points communs entre les constructions existentielles et locatives : il n’est pas un hasard que dans beaucoup de langues on trouve systématiquement auprès des verbes existentiels un élément déictique d’origine locative, soit en position de sujet (comme there en anglais), soit comme partie du verbe sous la forme d’un clitique locatif (comme ci en italien et y en français) ou encore intégré aux morphèmes verbaux (comme –y dans hay en espagnol).

Mais Lyons (1967) va plus loin. Il a notamment été parmi les premiers auteurs qui ont essayé de démontrer que les phrases possessives, existentielles et locatives avaient en réalité la même structure profonde (dans le cadre de la grammaire générative). Ainsi les quatre phrases suivantes se distingueraient uniquement par l’aspect défini / indéfini du SN livre et par l’opposition animé / inanimé du locatif, le possesseur Jean pouvant être considéré comme un localisateur animé.

(9) Il y a un livre sur la table. (10) Le livre est sur la table. (11) Jean a un livre.

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Après Lyons de nombreux auteurs ont développé davantage la fameuse hypothèse locative7 et proposent une analyse uniforme des constructions existentielles et locatives (et parfois aussi possessives8), généralement dans une perspective comparative9 (cf. Clark 1978, Freeze 1992, Heine 1997, Koch 1999).

Dans une telle interprétation, la différence entre les variantes existentielle et locative consiste essentiellement dans l’ordre des constituants et dans l’aspect défini ou indéfini du SN. Ainsi, Clark (1978) montre de façon convaincante que la distinction dans l’ordre des mots entre les structures existentielles, dans lesquelles l’élément locatif précède le sujet, et les structures locatives, dans lesquelles le sujet précède le locatif, est typologiquement très fréquente. Freeze (1992) insiste plutôt sur la différence quant à l’aspect défini ou indéfini du SN entre les phrases existentielles et locatives :

[…] probably no language allows the existential to have a definite theme; if the theme is definite the structure must be that of a predicate locative. (Freeze 1992 : 557)

7 La littérature à ce sujet est immense (entre autres Lyons 1967, Christie 1970, Kuno 1972, Kimball 1973, Clark 1978, Wilson 1983, Kawaguchi 1991, Freeze 1992, Rigau 1997, Heine 1997, Feuillet 1998, Koch 1999). Pour un bilan critique voir Heine (1997 : 214-222).

8 Il est intéressant que dans les structures possessives du russe (parmi d’autres langues dont le maltais), on ait recours à la préposition spatiale y avec le sens de chez ou près de (Feuillet 1998 : 748). Le rapprochement des constructions possessives et locatives est étroitement liée à l’hypothèse locative

stricto sensu, c’est-à-dire le rapprochement des constructions existentielles des locatives. Ainsi, selon Kimball (1973 : 268), « Grammatically objects are inalienably possessed by their places of location. It

follows from this claim that any statement of existence is necessarily a locative, for inalienably possessed NP’s semantically and syntactically occur only with their possessors. »

Or, Heine (1997 : 89) sépare clairement les constructions possessives des constructions existentielles et locatives. Parmi les raisons qu’il avance pour le faire, il invoque entre autres que les deux types de constructions présentent un comportement morphosyntaxique différent, en ce sens que les constructions possessives ne connaissent pas de changement dans l’ordre des mots selon la définitude du SN possédé. Ainsi on peut dire Jean a un livre, comme Jean a le livre. Comme le rapprochement avec les possessifs est une problématique qui nous mènerait trop loin de notre sujet d’étude, nous ne nous attarderons pas plus longtemps sur cette hypothèse.

9 Il existe une controverse quant à l’aspect structuré ou arbitraire de la lexicalisation de ces trois concepts. Ainsi Wilson (1983) propose un schéma de lexicalisation très intéressant de ces différents champs sémantiques, comparable à celui connu pour les couleurs. Il développe notamment une sorte d’arbre universel de probabilité de lexicalisation qui montre quels sont les champs sémantiques (par exemple possession et existence) qui sont susceptibles d’être lexicalisés de façon parallèle avant d’autres (par exemple possession et localisation). Toutefois, si certaines constellations sont en effet très rares à travers les langues du monde, il reste à notre avis une (trop) grande diversité dans la lexicalisation translinguistique pour qu’une telle hypothèse soit véritablement convaincante.

71 Partee & Borschev (2007) proposent une analyse légèrement différente en distinguant les phrases existentielles des locatives en termes de Perspective Structure. Selon eux les deux types de phrases ont la même structure argumentale, à savoir « BE (THING, LOC) », mais la situation existentielle ou locative est structurée soit à partir de la perspective de la CHOSE, soit à partir de la perspective de la LOCALISATION. Dans la structure non marquée, la CHOSE fonctionne comme point de départ de la prédication, ce qui engendre une phrase locative. En revanche, dans une phrase existentielle, c’est le LOC qui fonctionne comme point de départ ou centre de perspective (ou Perspectival Center), un choix qui retourne la prédication en disant que dans le LOC se trouve la CHOSE.

Ce qui est intéressant dans cette hypothèse, c’est qu’elle pose préalablement que l’existence du centre de perspective est présupposée. Il s’ensuit que dans la phrase locative négative seule l’existence de la CHOSE (désignée par un sujet au nominatif) est présupposée comme le montre l’exemple (13). En revanche, dans la phrase existentielle négative (dans laquelle le sujet est au génitif) seule l’existence du LOC est présupposée. Ainsi dans l’exemple (14) on ne peut nier que le concert a eu lieu. En russe on voit donc morphologiquement par la marque casuelle du SN (au nominatif ou au génitif respectivement) que l’existence du locatif est présupposée dans la phrase existentielle : (13) Studenti ne byli na koncerte. Koncerta ne bylo.

Les étudiants n’étaient pas au concert. Il n’y avait pas de concert. (14) Studentov na koncerte ne bylo. *Koncerta ne bylo.

Il n’y avait pas d’étudiants au concert. *Il n’y avait pas de concert.

Néanmoins, comme le note Bolinger (1977), il est souvent difficile de distinguer clairement les phrases existentielles des phrases locatives :

Something can be brought into awareness by relating it to a concrete scene or to an abstract one (existence). Location and existence are the two extremes, but there is no dividing line between them […] To exist, a thing has to be somewhere […] – and if the somewhere is not expressed it can be inferred. (Bolinger 1977 : 99)

Dans une perspective cognitiviste, Lakoff (1987 : 543) a proposé d’interpréter l’existence comme la localisation dans un espace conceptuel : « existence is understood as location in conceptual space ». Cette idée a été développée plus en détail par Huumo :

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The basic function of existential structures is the establishing of new, typically indefinite elements in domains that are established by locative adverbials or more generally space-builders10. Locative adverbials and other space-builders such as temporal, possessive and domain expressions, conditionals and counterfactuals, introduce mental spaces, which can be defined as structured, incrementable sets – that is, sets with elements […] and relations holding between them […], such that new elements can be added to them and new relations established between their elements. (Huumo 1996 : 296)

C’est dans une perspective analogue que certains ont tenté de donner un rôle cadratif au clitique locatif dans les constructions existentielles (Lorentzen 2006 : 171). En ce qui concerne spécifiquement le rôle de y dans il y a, Damourette et Pichon (1911-1940 : 517) affirment déjà que ce morphème « représente le cadre très général » de l’assertion d’existence, contrairement à l’opinion la plus répandue selon laquelle le y dans il y a est entièrement fossilisé, « a perdu son acception matérielle et n’a plus d’autre fonction que de marquer l’impersonnalité du verbe avoir » (Melander 1921 : 65). Dans la même veine, Le Goffic (1993 : 178) considère le clitique y comme un « complément de localisation vague » et Culioli et al. (2002 : 211) l’interprète comme « un marqueur abstrait11 qui signifie que vous localisez par rapport à quelque chose ». Ainsi selon lui dans son exemple Il y a un livre sur la table, « y signifie ‘en un endroit’ ».

Selon Lambrecht (1988 : 152, 2000 : 50), l’élément y a ce qu’il appelle a referent-locating function dans la construction clivée en ya, en ce sens que y dénote le point de repère par rapport auquel l’entité nouvelle introduite dans le discours est située (15). Sémantiquement y y aurait un rôle de locatif, entendu au sens large du terme. Le morphème assumerait ainsi une fonction comparable au siège de perception dans (16). Dans cet exemple, Muriel serait le point de repère par rapport auquel le bébé pourra ensuite être introduit dans le discours.

(15) Ya un bébé qui pleure.

10 Fauconnier (1984) introduit la notion d’espaces mentaux en linguistique. L’espace mental est construit au fil du discours en accord avec les indications fournies par des expressions linguistiques qui fonctionnent comme constructeurs d’espace (space builders) ou introducteurs : « On appellera

introducteurs les expressions qui établissent un nouvel espace ou renvoient à un espace déjà introduit dans le discours » (Fauconnier 1984 : 32). Sur les espaces mentaux voir aussi Fauconnier (1994) et Langacker (1991, 1993).

11 De même, selon Langacker (1991 : 352-353), « there designates an abstract setting (or un

unspecified setting) construed as hosting some relationship » . Pour d’autres interprétations comparables de there en anglais, voir parmi d’autres Bolinger (1977), Quayle (2003), Rothstein (2004) et Méry (2006).

73 (16) Muriel entend le bébé qui pleure.