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Chapitre 4 Les arguments des verbes existentiels - Essais d’analyse syntaxique

4.2 Verbe inaccusatif

4.2.1 Les verbes existentiels sont-ils inaccusatifs ?

Examinons maintenant dans quelle mesure les verbes d’existence possèdent empiriquement les propriétés syntaxiques et sémantiques qu’on attribue généralement aux verbes inaccusatifs. Tout d’abord on peut vérifier deux tests sémantico-syntaxiques facilement vérifiables en italien (Burzio 1986) : l’extraction partitive du SN postverbal et la sélection de l’auxiliaire perfectif. Un troisième test est l’emploi du nom nu en espagnol et en italien. A côté de ces trois tests morphosyntaxiques, les V inaccusatifs se distinguent traditionnellement des V inergatifs par le fait qu’ils apparaissent dans deux constructions syntaxiques particulières : l’inversion explétive et l’inversion locative.

4.2.1.1 Cliticisation partitive du sujet postverbal

Comme nous l’avons mentionné plus haut, en italien les verbes intransitifs inaccusatifs permettent la ne-extraction, c’est-à-dire la cliticisation partitive du sujet postverbal avec le clitique ne, tout comme l’objet direct des verbes transitifs (22). En revanche les verbes intransitifs inergatifs interdisent la cliticisation partitive (23). L’argument postverbal du verbe inaccusatif (24) se comporte donc comme l’OD d’un verbe transitif.

(22) Abbiamo molti problemi. Ne abbiamo molti.

(23) Hanno telefonato molti esperti. *Ne hanno telefonato molti. (24) Sono venuti molti esperti. Ne sono venuti molti.

Étant donné que les verbes d’existence permettent la cliticisation (25) - (26), ils semblent donc faire partie de la catégorie des verbes inaccusatifs15 :

(25) Ci sono molti problemi. Ce ne sono molti. (26) Esistono molti problemi. Ne esistono molti.

Ce diagnostic peut également être vérifié en français, où le clitique partitif apparaît comme objet direct de verbes transitifs (27), dans la construction impersonnelle (28) et dans la construction existentielle en il y a (29).

15 Le statut de la cliticisation partitive comme diagnostic de l’hypothèse inaccusative a été mis en question par Legendre et Sorace (2003), qui rejettent ce critère parce que la classe des verbes donnant lieu au en quantitatif est plus large que celle qui est définie comme inaccusative par les propriétés de sémantique lexicale.

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(27) Jean mange des moules tous les soirs. Il en mange tous les soirs. (28) Il arrive des trains tous les matins. Il en arrive tous les matins. (29) Il y a des trains tous les jours. Il y en a tous les jours.

L’espagnol ne connaît pas le clitique partitif ne de sorte que le critère n’est pas vérifiable.

4.2.1.2 Sélection de l’auxiliaire perfectif

En italien les verbes transitifs (30) et inergatifs (31) sélectionnent l’auxiliaire perfectif avere, contrairement aux V inaccusatifs (32) qui sélectionnent essere.

(30) Luigi mangia una mela. Luigi ha mangiato una mela. (31) Luigi telefona. Luigi ha telefonato.

(32) Luigi arriva. Luigi è arrivato.

Les verbes existentiels (33) - (34) sélectionnent également essere et répondent donc positivement aux deux tests morphosyntaxiques principaux habituellement utilisés pour diagnostiquer les constructions inaccusatives en italien (Moro 1997 : 8-9).

(33) Esiste un problema. E esistito un problema. (34) Ci sono molti problemi. Ci sono stati molti problemi.

Notons que le français connaît également deux auxiliaires perfectifs, mais les verbes existentiels sélectionnent avoir comme le montrent les exemples (35) et (36) :

(35) Il y a eu beaucoup de problèmes.

(36) Les premiers mammifères ont existé il y a des millions d’années.

Selon Legendre et Sorace (2003 : 214) cet état de choses s’explique par le fait que les verbes statiques d’existence occupent le milieu d’une « hiérarchie de sélection de l’auxiliaire » (Sorace 2000). Ainsi ils sont parmi les verbes les plus périphériques (non centraux), tant par rapport aux inaccusatifs qu’aux inergatifs. Partant ils sont indéterminés, ce qui résulte dans une fluctuation d’auxiliaires à travers les langues.

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4.2.1.3 Noms nus

Un troisième diagnostic de l’inaccusativité d’un verbe est le fait de permettre un nom sans déterminant, appelé aussi nom nu16, comme sujet postverbal. En effet, il a souvent été noté dans la littérature que dans les langues romanes, la distribution des noms nus est soumise à des limitations importantes quant aux positions syntaxiques qu’ils peuvent occuper. Ainsi, en français, les noms nus ne peuvent en général pas apparaître dans des positions argumentales.

En revanche, dans les autres langues romanes, les noms nus doivent être gouvernés par un nucléus lexical. Ainsi, ils ne peuvent pas apparaître comme sujet préverbal (37), mais bien comme objet direct (38). Or, contrairement aux sujets des verbes transitifs (39) et inergatifs (40), le SN postverbal des verbes inaccusatifs peut apparaître sans déterminant (41), comme c’est le cas des objets internes des verbes transitifs (38). Les verbes d’existence permettent le nom nu en position postverbale (42) – mais non préverbale (43) - et semblent partant faire partie du groupe de verbes inaccusatifs.

(37) * Hombres han comprado manzanas. (38) Juan ha comprado manzanas. (39) *Han comprado hombres manzanas. (40) ?? Juegan niños.

(41) Salieron ratones del armadio.

(42) Existen hadas y enanitos en el bosque. (43) *Hadas y enanitos existen en el bosque.

16 Les hypothèses syntaxiques et sémantiques sur les noms nus (dits bare nouns en anglais et nombres

escuetos en espagnol) sont innombrables de sorte que nous renvoyons au livre édité et introduit par Bosque (1996). D’autres études importantes sont Silva-Corvalán (1984), Torrego (1989), Hoekstra & Mulder (1990), Laca (1999) et Conti Jiménez (1999, 2005). Pour l’italien voir Longobardi (1994, 2000) et Moro (1997). Pour une perspective romane nous renvoyons à Dobrovie-Sorin & Laca (2003) et Dobrovie-Sorin (2009).

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4.2.1.4 Inversion explétive

Un quatrième diagnostic proposé pour distinguer les verbes inaccusatifs des verbes inergatifs est l’inversion explétive17. Ainsi seuls les verbes inaccusatifs comme arise dans (45) seraient acceptables dans la inside verbal there-construction18, dans laquelle le SN est directement adjacent au V et à l’intérieur du VP comme c’est le cas dans (44). En revanche, dans la outside verbal there-construction dans laquelle le SN apparaît à droite du VP ( =V+PP) comme dans (46), les verbes inaccusatifs seraient inacceptables, contrairement aux verbes intransitifs inergatifs19 comme walk dans (47).

(44) There were three spoons on the table.20

(45) There arose many trivial objections during the meeting. (46) There came towards me someone carrying three spoons. (47) There walked into the room a fierce-looking tomcat.

Parallèlement, en français, il a souvent été noté que la plupart des verbes qui apparaissent dans la construction impersonnelle sont considérés inaccusatifs. Toutefois, la restriction dite inaccusative a été rejetée comme incorrecte par Kuno & Takami (2004) et Mackenzie (2006), qui affirment qu’il n’y a pas de lien direct entre la structure informationnelle présentationnelle et l’inaccusativité :

By far the most common presentational verbs are those that indicate appearance, arrival, occurrence, presence, absence and so forth, and typically these are classified as unaccusative. The affinity of the il construction for certain unaccusatives can thus be more accurately described as an affinity for presentational unaccusatives. Presumably the deep-seated feeling that expletive inversion diagnoses unaccusativity in general stems from the prominence of such cases. But it is clearly the striking presentational capability of these verbs, rather than their syntax, that explains their frequency in the expletive construction. (Mackenzie 2006 : 33)

17 Sur cette notion, voir i.a. Burzio (1986), Belletti (1988), Lumsden (1988) et Levin & Rappaport (1995).

18 La distinction entre inside verbal et outside verbale there-constructions remonte à Milsark (1974).

19 La liste des verbes qui apparaissent dans la outside verbal there-construction est beaucoup plus longue et ressemble à celle des verbes qui apparaissent dans la construction d’inversion locative (Levin & Rappaport Hovav 1995 : 149). Aissen (1975) parle d’ailleurs de presentational

there-construction pour les outside verbal there-constructions.

101 Mais même s’il n’existe pas de restriction lexicale stricte sur les verbes intransitifs apparaissant dans les constructions impersonnelles (Hériau 1980), le fait que les verbes existentiels apparaissent très fréquemment dans cette construction (pour certains il y a est même l’impersonnel par excellence), constitue un indice de plus que les verbes existentiels font partie de la catégorie de verbes inaccusatifs.

4.2.1.5 Inversion locative

Une deuxième construction syntaxique généralement reconnue comme test diagnostique de l’inaccusativité est la construction dite à inversion locative. Dans cette construction, un SP de lieu peut apparaître en position préverbale et le SN thème (le sujet syntaxique du verbe) apparaît toujours en position postverbale. Il peut alors être indéfini ou un nom nu, ce qui fait qu’il semble être un objet interne (voir 4.2.1.3).

(48) Existen hadas y enanitos en el bosque. (49) En el bosque existen hadas y enanitos.

Toutefois, il arrive que les noms nus apparaissent avec des verbes intransitifs inergatifs (50) et même transitifs (52), mais à condition qu’un SP locatif apparaisse en position préverbale. On trouve des exemples comparables en italien (Belletti 1988).

(50) En la calle juegan niños. (51) ?? Juegan niños en la calle.

(52) En muchas civilizaciones antiguas servían la comida niñas. (Conti Jiménez 2005 : 1080-1081)

En conséquence, Levin et Rappaport Hovav (1995) et Conti Jiménez (2005) rejettent la validité de cette construction comme diagnostic de l’inaccusativité. D’après eux, c’est la fonction discursive de la construction qui favorise le type de signifiés exprimés par les verbes d’existence et d’apparition. Tout verbe serait passible d’apparaître dans la construction à inversion locative, du moment qu’il n’ajoute aucun type d’information à l’énoncé comme c’est le cas dans (53). Il s’agit alors d’un verbe sémantiquement léger. (53) En este teatro cantan artistas famosos.

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En revanche, Torrego (1989) et Hoekstra et Mulder (1990) expliquent les exemples comme (53) en proposant que le verbe subit un processus de inaccusativisation. Ils résolvent donc le problème en posant que dans ces constructions à inversion locative avec des verbes inergatifs on assiste à l’inaccusativisation de ces verbes, un processus qui va de pair avec une décoloration sémantique de ces lexèmes (Godard 2003 : 17).

Quoi qu’il en soit, il semble clair que les verbes d’existence sont des verbes sémantiquement légers permettant l’inversion locative (même sans l’antéposition d’un SP locatif). Ils peuvent donc être considérés comme inaccusatifs. Or, il est indéniable que les verbes existentiels présentent quelques caractéristiques différentes des verbes inaccusatifs dynamiques comme tomber.