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3.1 Le verbe existentiel

3.1.1 Existence et prédication

L’existence est-elle une propriété ? Autrement dit, le verbe existentiel est-il un prédicat d’existence ? Ou faut-il plutôt y voir un opérateur quantificationnel ? Cette question, qui a agité le débat philosophique et logique depuis longtemps, donne toujours lieu à des controverses, en philosophie comme en linguistique1.

Dans la logique classique on amalgamait la proposition attributive (A est B) et la proposition existentielle (il existe un A = A est existant). Depuis Frege et Russell l’interprétation standard en philosophie analytique est que l’existence est une propriété. En revanche, la logique moderne oppose les propositions attributive et existentielle en écrivant la première f(x) et la seconde ∃(x)2.

Dans le domaine de la linguistique, il est indéniable que il y a a l’apparence d’un quantificateur. En effet, il y a (tout comme il existe) fournit une parfaite traduction de l’opérateur de quantification existentielle : il y a au moins un x. Aussi n’est-il pas surprenant que Maillard (1985 : 100) considère que la notion même de prédicat d’existence est « épistémologiquement dépassée » en linguistique. Toutefois, cette hypothèse n’est pas incontestée et le prédicat d’existence se rencontre encore chez de nombreux linguistes.

1 Pour un aperçu en philosophie voir Miller (1975, 1986).

2 Dans la formule logique f(x), le symbole f indique une fonction prédicative (p.ex. ‘est bleu’) qui représente une constante, tandis que x est une variable quelconque à laquelle s’applique cette fonction prédicative. La formule peut donc se lire comme x satisfait à f. Le symbole ∃ porte le nom d’opérateur de quantification existentielle et la formule ∃(x) signifie ‘il existe au moins un x tel que le prédicat P est vérifié pour x’ (Maillard 1985 : 99).

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3.1.1.1 Assertion d’existence

Grand nombre de linguistes, parmi lesquels on trouve entre autres Pottier (1974 : 115), distinguent nettement entre la présentation et la prédication existentielle. Ainsi Kleiber (1977) propose de reconnaître deux emplois du verbe exister : le quantificateur existentiel (∃) il existe d’une part et le prédicat exister de l’autre.

De même, Maillard (1985 : 99) insiste sur le fait qu’il faut distinguer la simple assertion existentielle de la prédication existentielle attributive. Ainsi l’impersonnel d’existence pose un référent dans le discours sans se prononcer sur le mode d’être de ce référent, qui peut rester purement mental. En revanche, en position prédicative, exister affirme de son sujet, préalablement défini, qu’il est vrai, c’est-à-dire qu’il est qualitativement adéquat au réel3 :

Les deux propositions [il existe SN] et [SN existe] ne sont ni logiquement équivalentes, ni linguistiquement substituables en un point donné d’un procès argumentatif. Ainsi telle personne qui acceptera sans difficulté la proposition Il

existe beaucoup de chimères (dans la tête des hommes), rejettera comme fausse sa variante prédicative : Beaucoup de chimères existent (ce serait reconnaître que certaines productions de l’imaginaire sont les répliques exactes de ce qui se passe dans le réel). De même, ce n’est pas pareil d’affirmer qu’il existe des dieux chez les

anciens (ils sont honorés dans les temples) et de soutenir que ces dieux existent (que leurs images sont fidèles à une réalité transcendante). (Maillard 1985 : 99)

Dans le même ordre d’idées Rothstein (2004 : 62) observe qu’en anglais dans de nombreux contextes il est difficile de paraphraser la formule there is par le prédicat exist. Il est en effet généralement admis que dans les constructions présentationnelles le verbe existentiel a dans une très large mesure perdu sa valeur sémantique d’existence suite à un processus de grammaticalisation (Givón 2001). Tel est aussi le point de vue de Bentley (2004) :

[…] new referents are introduced in discourse with existential structures, even when the purpose of the utterance is not to assert the existence of such referents, but rather to provide other information about them. (Bentley 2004 : 99)

3 La logique formelle et philosophie existentielle n’ont cessé de souligner l’opposition entre essence et

existence (Maillard 1985 : 101), c’est-à-dire entre existence conceptuelle et effective (Martin 2002 : 81-82) : « Dire d’une chose qu’elle n’existe pas, c’est laisser entendre qu’elle n’a pas d’autre réalité que conceptuelle, qu’elle existe dans le discours, mais pas dans la réalité. Dire qu’elle existe, c’est affirmer au contraire qu’elle fait partie de la réalité, indépendamment de ce que nous en pensons ou des discours que nous tenons. »

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Sasse (1987 : 576) indique très justement que la prédication attributive d’existence se limite généralement aux cas où l’existence d’une entité déjà mentionnée est mise en question. Aussi n’est-il pas étonnant de trouver des exemples où les deux types de phrases existentielles apparaissent dans un seul énoncé. Il cite l’exemple suivant dans lequel on trouve d’abord une assertion d’existence au moyen de il y a et ensuite une prédication d’existence avec l’emploi personnel de exister :

(1) Si peu longtemps que l’on nous laisse parler, il y aura un texte, dit Foucault, et qui restera. […] Ce texte existe, c’est celui que Michel Foucault a accepté ce matin d’écrire, […] (Lire, 10/76, apud Sasse 1978 : 576-577)

Voici un exemple italien tout à fait parallèle, que nous avons trouvé sur une bouteille d’eau d’Acqua Panna (2008) :

(2) C’è un luogo sulle colline toscane dove la natura, la storia, la bellezza armoniosa e prodotti natural di eccellente qualità convivono dolcemente; dove l’acqua sgorga leggera, limpida e luminosa. Questo luogo esiste, è a Panna.

De ce qui précède, nous retenons que les constructions existentielles remplissent une double fonction linguistique : soit elles introduisent des entités dans le discours sans qu’il y ait prédication d’existence, soit elles fonctionnent comme prédicat en posant l’existence d’un référent préverbal. De ce point de vue, il semble que les locutions existentielles que nous étudions ne fonctionnent pas comme des prédicats d’existence et qu’ils ne signifient pas strictement l’existence. Or, d’autres linguistes considèrent les locutions existentielles comme de véritables prédicats.

3.1.1.2 Prédicat d’instanciation

En effet, le point de vue philosophique de Frege et Russell a un pendant linguistique dans l’analyse sémantico-pragmatique des phrases existentielles de McNally (1998). Ainsi, selon elle, les phrases existentielles en there be comportent un prédicat d’instanciation (there be serait synonyme de be instantiated) qui prend comme argument une propriété (c’est-à-dire un non particulier)4.

4 McNally (1998) assimile la distinction de Strawson (1959) entre particulier et non particulier à la distinction qui oppose particulier à propriété. La différence entre les noms particuliers et non

particuliers consiste dans la façon dont ils peuvent être instanciés : « alors qu’à un moment donné du temps, un particulier ne peut être instancié qu’en un seul endroit du monde ou, en d’autres termes, ne peut recevoir qu’une seule instance, en revanche, un non particulier peut, à un moment donné du temps, être instancié en différents endroits du monde » (Dobrovie-Sorin & Beyssade 2004 : 62).

67 Pour McNally les phrases existentielles sont donc des propositions de la forme sujet - prédicat, dans lesquelles le sujet est une propriété et le prédicat affirme (ou nie) son instanciation (voir Dobrovie-Sorin & Beyssade 2004 pour une discussion détaillée). Ainsi une phrase comme il y a des nuages signifie que la propriété nuage vérifie le prédicat être instancié. Les conditions vériconditionnelles de la proposition seront remplies si et seulement si un particulier existe (en l’occurrence une certaine quantité de nuages). Le prédicat d’existence est donc une propriété de deuxième ordre, puisque les phrases existentielles sélectionnent un argument dénotant une propriété (et non des particuliers). Selon elle c’est d’ailleurs ce prédicat qui introduit la quantification existentielle et non le SN postverbal.

Selon McNally (1998), c’est précisément le fait que les prédicats existentiels sont des propriétés de deuxième ordre qui fait apparaître la fameuse restriction de définitude (discutée supra dans 2.1.2). Si on accepte que tous les SN faibles (et quelques SN forts) ont des dénotations de type propriété, alors que la plupart des SN forts ne les ont pas, il est en effet tout à fait logique que les tours existentiels soient incompatibles avec la plupart des SN forts. Ainsi dans (3) le SN faible peu de jeunes réfère à une propriété, alors que dans (4) les pronoms personnels – les variables d’individus par excellence – réfèrent à des noms particuliers :

(3) Il y avait eu peu de jeunes au bal.

(4) *Peu de jeunes ont reconnu qu’il y avait eu eux au bal.

Cette hypothèse pourrait être confirmée par une observation de Lumsden (1988), qui montre que même des SN avec déterminant universel (comme tous) peuvent apparaître dans des constructions existentielles, à condition qu’ils quantifient sur des non particuliers comme les noms types, genres et espèces. Ainsi dans les exemples suivants, un type d’instructeur ne dénote pas un individu particulier mais un ensemble d’individus (en d’autres termes une propriété) de sorte que l’exemple (5) est admissible. En revanche, l’exemple (6) ne l’est pas puisque every instructor dénote des individus particuliers. (5) There was every kind of instructor available at the school. (Lumsden 1988 : 161) (6) ? There is every instructor available at 10.30 a.m. (Lumsden 1988 : 161)

Concluons que l’hypothèse de McNally est fort intéressante, puisqu’elle présente l’avantage de pouvoir expliquer certains aspects de la restriction de définitude qui semblent difficilement explicables à partir des autres approches.

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3.1.1.3 Prédicat d’existence nucléaire et étendue

Dans une perspective tout à fait différente de celle adoptée par McNally, Martin (2002) affirme que dans une approche purement linguistique tout porte à assimiler il y a (tout comme il existe) à un prédicat : la fonction de il y a est non seulement de signifier des manières d’existence (absolue ou occurrentielle)5, ce qui est de l’ordre de la prédication ; linguistiquement il y a possède en plus toutes les caractéristiques du prédicat. Ainsi il y a se conjugue à tous les temps et à tous les modes et la locution est modalisable comme n’importe quel autre prédicat (il y a admet la négation, l’interrogation et l’hypothèse). Selon Martin (2002), dans la forme il y a un x tel que la fonction proprement quantificationnelle se situe du côté du déterminant et non pas de il y a6.

La distinction entre existence absolue et l’existence occurrentielle de Martin (2002) correspond mutatis mutandis à celle proposée par Heine (1997), qui distingue entre existence nucléaire (Y existe) et existence étendue (Y existe par rapport à X). Dans le deuxième cas de figure, l’expression d’existence est accompagnée d’un ancrage, qui apparaît le plus souvent sous la forme d’un locatif spatio-temporel.

Cependant, on pourrait dire qu’il y a toujours un localisateur dans les deux types d’existence, mais que dans le cas de l’existence nucléaire, celui-ci est sous-entendu dans le souci d’éviter la redondance. D’ailleurs, comme cela a souvent été noté, parfois le localisateur est omis dans une phrase exprimant l’existence étendue pour la même raison. Il semble donc que le locatif peut être sous-entendu – Quirk et al. (1985 : 1406) parlent dans ce cas de bare existential sentences – s’il renvoie soit à la situation d’énonciation comme dans (7), soit à la situation lato sensu comme dans (8).

(7) Il n’y a plus de pain (dans la maison).

(8) Il n’y a pas de vaccin contre l’hiver (dans l’univers).

Le fait que même en l’absence d’un locatif dans la CPE, il semble toujours y avoir un locatif implicite, est particulièrement intrigant. Aussi n’est-il pas étonnant que pour grand nombre de linguistes la construction existentielle se caractérise essentiellement par une relation locative entre deux constituants phrastiques : un SN et un locatif. Etudions plus en détail le lien entre existence et localisation.

5 Martin (2002) distingue entre existence absolue, c’est-à-dire existence dans la réalité (par opposition à l’existence purement conceptuelle) et existence occurrentielle, c’est-à-dire la simple présence ou survenance dans une situation donnée.

6 Signalons que cette interprétation diffère sensiblement de la formalisation de McNally, parce que d’après Martin, la phrase existentielle comporte un prédicat d’existence et une quantification existentielle sur un nom particulier et non sur une propriété.

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