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La quatrième caractéristique formelle des CEP que nous allons étudier est la présence d’une telle particule figée d’origine locative. Esquissons brièvement son évolution à partir du latin vers la situation actuelle dans les trois langues romanes concernées21.

1.4.1 Le latin

Melander (1921 : 61) montre qu’en latin la construction avec habet inclut généralement un complément locatif (49) qui peut toutefois parfaitement être implicite (51). L’adverbe ibi, dans l’exemple (50) garde sa pleine signification locative de là.

(49) Habet in bibliotheca Ulpia librum elephantinum. (Tacite, Flav. Volpisc. Tacitus 8,1 apud Väänänen 1981 : 128)

(50) Ibi habet dactulum Nicolaum maiorem. (Theodosius, 65 apud Melander 1921 : 60) (51) Teres diligenter, ne astulas habeat. (Apicius, De Re Coquinaria II apud Bauer 1999 : 597)

Graduellement, l’adverbe perdra son autonomie lexico-syntaxique et sémantique locative et deviendra le simple morphème présentatif qu’il est dans les langues romanes actuelles. Blasco Ferrer (2004), qui a étudié ce processus de grammaticalisation à travers les langues romanes, distingue trois phases dans cette évolution : (1) l’adverbe garde son acception propre de lieu, (2) il assume une fonction anaphorique ou cataphorique, (3) il est un simple morphème formel.

21 Les particules locatives qu’on trouve dans les CPE des langues romanes actuelles, sont dérivées de différents adverbes locatifs latins. Voici la liste proposée par Blasco Ferrer (2004 : 34) :

IBI > sarde b’at/ b’est, italien v(i) ha/v(i) è, aragonais bi ha/bi ye/b’istá;

HIC (+IBI) > catalan hi ha, occitan i a, français il y a; espagnol hay, provençal estai; HINC > sarde inc’at/nci at, aragonais en a;

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1.4.2 Adverbe de lieu

Dans la première phase, la structure pragmatico-syntaxique prototypique de la construction existentielle comprend généralement un SP (o SAdv) avec valeur locative ou temporelle qui assume le rôle de thème et qui précède l’ensemble rhématique V-SN. (52) fr. en Tristan out mout buen archier (Tristan 1279)22

(53) esp. en essa misma cibdat avié un buen cristiano (Berceo, Milagros 237, 4)

(54) it. che sotto l’acqua ha gente che sospira (Dante, DivCom, Inf.7, 118, ed. Petrocchi/Di Salvo) Cette phase se caractérise par une distribution complémentaire (quasi parfaite) entre la présence d’un localisateur SP et SAdv, c’est-à-dire que la particule apparaît, lorsqu’il n’y pas de SP ou SAdv présent dans la phrase comme dans (56), alors qu’elle fait défaut dans le cas contraire comme dans (55) (cf. Starr (1947) pour l’ancien espagnol, Kawaguchi (1980 : 13) pour l’ancien français).

(55) Semeije que en tierra de moros non a vivo omne, (Cid, 1346) (56) Tales y a que prenden, tales y a que non. (Cid, 3501)

Fondamentalement rien n’a encore changé par rapport à la construction latine : le pronom adverbial garde encore son acception propre d’adverbe de lieu.

1.4.3 Adverbe anaphorique ou cataphorique

Dans un deuxième stade, il apparaît de plus en plus un clitique adverbial i, qui fonctionne comme anaphore ou cataphore de SP ou Sadv disloqué à gauche ou à droite de l’ensemble V-SN respectivement. Ainsi dans l’exemple (57) en ancien français, le i réfère anaphoriquement au SP locatif en France dans la phrase précédente :

(57) fr. en France en ad mult merveillus turment : Orez i a de tuneire e de vent (Roland 1424,

apud Kawaguchi 1980 : 13)

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Dans nombre de contextes la pro-forme apparaît à une distance considérable de l’élément coréférentiel (SP, SAdv, SN) et se trouve trop loin pour pouvoir garantir une cohésion forte entre les parties. C’est le cas du SP en un prado et de l’adverbe hi dans (58).

(58) esp. Yo maestro Gonçalvo de Verçeo nomando Ientdo en romería caeçi en un prado

Verde e bien sençido, de flores bien poblado, Logar cobdiçiaduero pora omen cansado. Daban olor soveio las flores bien olientes, Refrescavan en omne las caras e las mientes, Manavan cada canto fuentes claras corrientes, En verano bien frias, en invierno calientes.

Avie hi grand abondo de buenas arboledas (Berceo, Milagros)

Blasco Ferrer (2004) voit là une condition primordiale pour savoir interpréter correctement la perte de signification sémantique successive de la fonction anaphorique des pro-formes23 :

23 Melander (1921 : 65) proposait déjà une interprétation semblable : « la particule n’a pas de fonction absolument nécessaire ; elle n’est que la répétition assez oiseuse du lieu déjà mentionné. Mais l’ancien français affectionnait ces répétitions, et c’est sans doute dans cette prédilection de l’ancienne langue pour les expressions pléonastiques qu’il faut chercher la raison de l’emploi constant que fait le français actuel de l’adverbe y avec l’avoir impersonnel. »

31 Gli stadi tiplogici esaminati hanno gettato luce […] su un passaggio particolarmente importante nella trasformazione da strutture lessicali in strutture grammaticali. Mi riferisco alla fase di transizione, in cui i meccanismi di coesione testuale disciplinavano un uso ancipite di Avv, tra particelle semanticamente svuotate e foneticamente dipendenti dall’ospite V. La mansione di clitici anaforici costituisce dunque un anello di congiunzione ineliminabile nella ricostruzione globale del processo. Quando le caratteristiche stesse del testo provocano l’opacità funzionale dei clitici, questi non decadono, ma si fondono inesorabilmente coi verbi, dando vita a nuovi morfemi presentative : c’è, v’è, ci ha, vi ha, ci sta e tutti i correlati neolatini passati in rassegna. (Blasco Ferrer 2004 : 45)

Dans la phase de transition, la construction existentielle devient segmentée, la pro-forme perd sa fonction dans la cohésion textuelle et la présence de la pro-pro-forme devient peu à peu obligatoire.

1.4.4 Morphème présentatif

Dans le troisième stade, le pronom adverbial n’est plus l’anaphorique d’un terme précédent. Il perd sa valeur textuelle d’anaphore pour s’incorporer dans le lexème verbal et devient un clitique qui fait partie intégrante du V présentatif. Cette perte de signification24 à partir du 15e siècle se confirme autant par l’emploi fréquent du clitique lorsqu’il n’y a pas d’antécédent, que par son emploi pléonastique immédiatement devant ou après l’antécédent qu’il remplace. Les exemples (59) à (61) illustrent ce deuxième phénomène.

(59) it. Sí disse Bruno – ben farai con pane e formaggio a certi gentilotti che ci ha dattorno (Decameron, II, 351, ed. Branca)

(60) fr. Sire, fet ye, n’y a chevaler en tot lo mond (FFW 56, 3-5, ed. Brandin) (61) esp. Que en el castello non i avrie morada (Cid 525)

Dans cette phase, nous ne sommes plus très loin de la situation actuelle.

24 En espagnol l’adverbe y devient morphologique et disparaît en tant qu’adverbe lexical indépendant. L’on constate à cette époque l’apparition de ahí comme pronom anaphorique (Meilán García 1988, Sánchez Lancis 2001). Selon Molho (1969 : 72) il y a une évolution qui va d’une fonction anaphorique originale vers la représentation d’un lieu indéfini : le pronom adverbial locatif « ne signifie plus, par rappel anaphorique, un lieu singulier, mais, dans l’en-dessous de cette représentation, celle d’un avant de ce lieu, qui n’est autre que l’espace, lieu général contenant de tous les lieux particuliers pensables auxquels il préexiste inévitablement ».

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1.4.5 Situation actuelle

A l’état actuel la particule locative est présente formellement dans tous les temps et tous les modes en français (y dans il y a) et en italien (ci dans c’è / ci sono). En revanche, en espagnol elle n’apparaît que sous la forme amalgamée enclitique -y à l’indicatif présent hay comme dans (64). Dans les autres temps et modes verbaux25 cette particule fait toujours défaut (65).

(62) Il y a beaucoup de monde dans la Grande Place. (63) Ci sono molte persone nella Piazza Maggiore. (64) Hay mucha gente en la Plaza Mayor.

(65) Había mucha gente en la Plaza Mayor.

Lorsqu’un autre élément locatif est présent dans la phrase existentielle, il y a donc toujours cooccurrence avec le pronom locatif. Aussi pour la langue actuelle ce pronom locatif est-il généralement considéré comme un locatif grammaticalisé qui n’a plus de fonction syntaxique et qui est devenu un élément formel caractérisant les présentatifs existentiels. En effet, une comparaison avec le comportement du pronom locatif y auprès des verbes existentiels intransitifs exister, existir et esistere, montre qu’il n’y a jamais cooccurrence d’un locatif nominal et d’une particule locative. Lorsque le pronom locatif apparaît, il assume toujours une fonction clairement anaphorique. Ainsi dans (66) le pronom locatif y renvoie au SN les Etats-Unis dans la phrase précédente.

25 L’origine et l’histoire du morphème y ont été tracées par entre autres Schmidely (1996). En espagnol médiéval le clitique locatif apparaissait auprès de haber impersonnel dans tous les temps. Au 13e

siècle, il y avait encore alternance entre ay et y a (Lloyd 1987). Il est intéressant qu’en ancien espagnol l’on ne rencontre presque jamais y dans les phrases négatives, ce qui pourrait indiquer que lorsque l’existence d’êtres ou d’objets est niée de manière absolue, leur relation avec l’espace s’estompe (Moreno Bernal 1978). Il en va de même pour les objets abstraits qui ne peuvent se situer dans l’espace. Là encore le verbe ha apparaît systématiquement seul et révèle ainsi cette absence de relation avec l’espace (Douvier 1978 : 36). Finalement, la particule locative a perdu son contenu adverbial pour devenir un indice d’impersonnalité (Benítez Marco 1989 : 133). Molho (1969 : 84) explique la seule maintenance du morphème y à l’indicatif présent par analogie au verbe d’existence ser : au même moment apparaît soy à côté de so. Dans une opinion différente, Sánchez Lancis (2001) insiste sur la compétence commune de généralisation spatio-temporelle de l’indicatif présent et du pronom spatial.

33 (66) Et les Etats-Unis, ce n’est pas la France. Il n’y existe ni politique sociale, ni politique de la

ville, ni revenu minimum d’insertion. (Le Monde, 13/01/95)

La grammaticalisation d’une particule locative est donc spécifique aux CPE, mais non aux verbes existentiels en général.