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Les socialisations de l’alimentation de rue Axes d’analyse et problématisation sociologique

1. Penser l’actualisation des normes alimentaires

Le repas commensal indique que l’acte alimentaire dépasse le fait de se nourrir pour devenir un fait social. Étant impliquée dans des mécanismes de transmission, de création et de maintien des liens sociaux, de construction et des identités culturelles, l’alimentation joue un rôle

essentiel dans les processus de socialisation, (A. Dupuy, 2010; A. Dupuy et Watiez, 2012). Mais comment peut-on donc définir un « vrai repas » ? Et comment cette définition bouge-t- elle selon les contextes socioculturels et les époques ? Le repas commensal quotidien européen, par exemple, ne saurait être retrouvé à l’identique dans d’autres contextes socioculturels. En effet, nous interrogeons dans cette recherche les formes particulières des socialisations alimentaires dans les dispositions socio-spatiales du kampung. Nous commencerons par une présentation des articulations théoriques des normes sociales entre holisme et individualisme, et des façons dont elles se déclinent dans l’alimentation.

Pour les courants déterministes, la socialisation est le processus par lequel les individus apprennent et intègrent les normes et les valeurs de leur groupe d’origine pour construire ainsi leur identité sociale et assurer la reproduction de ces modèles. Il s’agit ici de la thèse classique de la sociologie d’Émile Durkheim pour qui c’est au travers des différentes institutions sociales que l’individu interagit avec son environnement social et s’y intègre. Pour ces courants, les manières d’agir et de penser s’imposent aux individus de l’extérieur, lui préexistent, et le processus de socialisation consiste en leur intégration. Les individus obéissent à des normes qui déterminent leurs choix et qui sont présentes dans tous les domaines de l’interaction. La marge de liberté de l’individu est de ce fait très limitée. Les institutions sociales, concept fondateur de la sociologie déterministe, désignent les systèmes d’action sociale par lesquels se régulent les interactions et les pratiques.

« On peut (...) appeler institutions, toutes les croyances et tous les modes de conduite institués par la collectivité. La sociologie peut être alors définie comme la science des institutions, de leur genèse et de leur fonctionnement » (Durkheim, 1895)

Les pratiques alimentaires sont, dans ce sens, cadrées par des normes sociales touchant au temps, aux lieux, à l’ordre des actions, etc. Pour le courant structuraliste de Mary Douglas, toutes les prises alimentaires n’ont pas le même statut ; une « prise alimentaire » ou une « occurrence alimentaire » est un moment quelconque, neutre, où de la nourriture est consommée et qui, selon la complexité, l'abondance et la solennité du rituel de partage, sera plus tard différencié comme du « repas » ou des « snacks » (Douglas, 1974, 1991a). Le « repas » correspond à un évènement structuré qui se définit comme toute circonstance sociale organisée par des règles relatives au temps, à l’espace et à la séquence d’actions. Une « snack » est, à son tour, une prise alimentaire non structurée, sans aucune règle de combinaison ni de séquence. Le repas commensal est ainsi une forme hautement ritualisée des consommations alimentaires.

Dans l’occurrence des rencontres d’un même groupe de commensaux, les interactions tissent des liens intimes forts qui seront après des facteurs de différenciation et de régulation sociaux.

Manger ensemble signifie rester ensemble et c’est en mangeant ensemble que les mangeurs s’intègrent à leur groupe social, tissent et maintiennent ces liens. En même temps, par le rassemblement, les repas structurent la vie quotidienne et les festivités, d’où l’importance de leur statut social. L’alimentation étant soumise à des contraintes sociales sert à transmettre les normes de la vie en société qui visent l’intégration générale de l’individu. Si les repas remplissent bien des fonctions physiologiques, leur organisation est un fait social ; par conséquent, la commensalité est souvent considérée comme un aspect qui lui est inhérent (Mäkelä, 2012), et les repas solitaires comme quelque chose d'indésirable (Fischler, 2011). L’instance première de la socialisation est la famille au sein de laquelle se transmettent les valeurs de la société et les codes d’interaction à travers les règles qui s’imposent pour le partage de la nourriture. Le repas comme rituel familial sert à préserver la solidarité entre les membres tout en étant aussi un espace de négociation voire aussi de confrontation (Coveney, 1999; McIntosh, 1996; Gill Valentine, 1999).

En deuxième lieu et en opposition à ce « paradigme du conditionnement », comme l’appelle Raymond Boudon, et qui tend à donner un poids excessif aux processus de socialisation, se trouve le paradigme de « l’interaction » qui « apparait plus réaliste et plus souple » (2001) que le premier et qui met l’accent sur les raisonnements qui mènent les individus à agir. Dans le

Dictionnaire critique de la sociologie, cet auteur et François Bourricaud, indiquent que la

socialisation n’est pas seulement « un mécanisme d’intériorisation, mais un processus

d’adaptation à des situations changeantes et variées », il s’agit « d’un processus jalonné d’arbitrages et de compromis effectués par le sujet entre les normes qui s’imposent à lui, les valeurs et croyances auxquelles il souscrit, et ses intérêts tels qu’il les conçoit » (Boudon et

Bourricaud, 2011, p. 136). L’action sociale est ainsi modulée par « des manières d’être » qui dépendent du parcours social spécifique de l’individu. S’inscrivant dans le courant de l’individualisme méthodologique, où l’individu, et non le groupe, est l’unité privilégiée de l’analyse sociologique, ces approches partent du principe que les individus sont inclus dans des systèmes d’interaction dont la structure fixe certaines contraintes à leurs actions. Pour ces théories, il faut considérer que les sociétés doivent, afin de se maintenir comme telles, mobiliser partout « leurs membres pour en faire des participants de rencontres autocontrôlés » (Goffman, 1974, p. 42). Erving Goffman soutient qu’il est bien possible que l’aptitude générale à être lié par des règles morales appartienne à l’individu, mais que les règles particulières qui font de lui un être humain, proviennent des nécessités inhérentes à l’organisation sociale. Bref, pour qu’une rencontre devienne un système d’interactions viable et organisé, il faut qu’il y ait des règles et des conventions.

L’interactionnisme symbolique avec les travaux de G.H. Mead, E. Goffman et Howard Becker entre autres, établit son domaine d’étude dans la concrétude des relations sociales pour identifier les processus à l’œuvre dans une société toujours en constitution. Ce paradigme sépare d’une part l’acteur social et de l’autre le soi individuel. L’acteur social est marqué par un processus de socialisation et le soi est l’acteur présent dans une situation dont l’action répond au contexte social présent. Selon l’endroit et l’environnement social, les codes de conduite déterminent des comportements différents. Goffman définit une situation sociale comme « un

environnement qui permet à deux ou plusieurs individus en présence de se surveiller mutuellement de façon continue, et qui s’étend à tout le territoire sur lequel une telle surveillance est possible » (Goffman, 1974, p.137). Sur cette base, les interactions alimentaires

ne se limitent pas aux commensaux, mais impliquent aussi bien dans l’acte alimentaire toutes les personnes présentes, ce qui permet de comprendre les « occasions alimentaires socialisées » au-delà du repas ritualisé et de les contextualiser.

Fig. 4 – Détermination matérielle et détermination culturelle des pratiques et des représentations (d’après Jean-Pierre Poulain)

Le schéma ci-dessus montre les mouvements en double sens, des déterminations culturelles et matérielles des pratiques : le premier part du principe que les pratiques sont déterminées par les systèmes de valeurs et, l’autre, qui considère les contextes concrets et leurs jeux de contraintes temporelles et matérielles comme déterminant les pratiques. Dans le sillage des travaux de Poulain, et notamment du concept d’espace social alimentaire qui prépare l’articulation de l’autonomie du social revendiquée par le fonctionnalisme tout en permettant de « penser les marges » du fait alimentaire (Poulain, 2002b), nous essaierons de trouver les points d’intersection avec les cadrages théoriques des normes alimentaires.

Le point d’articulation de ces deux grands courants est l’inclusion des normes sociales dont nous souhaitons comprendre (pour les mobiliser dans notre terrain) les mécanismes de leur actualisation dans des contextes techniques et sociaux définis. Face à une situation qui se présente, l’individu agit guidé par les attitudes normatives résultant du processus de socialisation auquel il a été exposé (Berger et Luckmann, 2012). Pour Pierre Demeulenaere (2001), la « présence normative » y intervient à deux instances. Premièrement, pour chaque action il existe un répertoire de possibilités. L’action consiste donc à sélectionner une des possibilités parmi les autres. Le répertoire des possibles est constitué socioculturellement, mais l’action s’actualise individuellement. Ces choix sont réalisés par les individus selon le degré d’intériorisation des normes, selon leur « rigidité ». La marge de « liberté » réside dans le fait qu’à chaque nouvelle situation il y aura la possibilité de modifier certains acquis de sa socialisation. Les théories des socialisations plurielles (Berger et Luckmann, 2012) permettent en outre de démontrer que les individus peuvent être soumis avec des intensités variables aux effets engendrés par les contextes d’interaction dans lesquels ils se trouvent. Par exemple, des situations comme les migrations où les individus entament un processus d’acculturation et de métissage (Corbeau, 1997a; Ray, 2017; Tibère, 2009) ou, encore, la mise en couple (Sobal et

al., 2003) sont des tournants forts qui impliquent un nouveau processus de socialisation et des

nouveaux choix à travers les pratiques alimentaires. La deuxième « présence normative » entre en jeu lorsque l’action a une dimension imposée socialement et qu’elle ne relève pas d’une pure préférence individuelle (Demeulenaere, 2001). Les normes sociales correspondent au devoir

être socialement construit par des injonctions qui s’enracinent dans des traditions culturelles,

sociales et familiales résultant des processus de socialisation d’un individu. Ce devoir être admet deux sous-catégories : le devoir est « ressenti » par l’acteur qui se considère contraint d’agir d’une certaine manière d’une part et, de l’autre, le devoir qui lui est imposé par des contraintes externes qui peut ne pas être en lien avec ses motivations internes (Demeulenaere, 2003).

Le « devoir être » de l’alimentation par ses caractéristiques bioculturelles correspond à la fois à la « norme diététique » et à la « norme sociale ». La première se construit à travers des discours professionnels et des avancements scientifiques en nutrition humaine diffusés ensuite dans le milieu médical, tandis que la deuxième correspond aux ensembles normatifs qui cadrent les structures des prises et les modes de consommation. L’une et l’autre s’influencent et se construisent selon le contexte socioculturel (Gaspar, 2018; Poulain, 2002b). La conformité ou au contraire le décalage par rapport à la norme évoquée peut être un « lieu de lecture » des modes de changement de l’alimentation (Barthes, 1961). Ces normes ont un caractère évolutif

qui fait qu’entre des générations la perception et les pratiques d’un « vrai repas » diffèrent voire s’opposent (Mäkelä, 1991, 2012). Une des caractéristiques centrales des normes sociales est alors leur variation. Elles varient d’un groupe social à un autre, dans le temps et l’espace.

2. L’acte alimentaire entre surdétermination sociale et marge de liberté

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