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kampung jakartanais

3. Le projet urbain entre régionalisation et verticalisation

La période entre les années 1980 et 1990 a été exceptionnelle dans l’histoire économique indonésienne. Les politiques néolibérales portées par les États-Unis ont poussé la démission de Suharto ce qui a permis la libération de l’économie appelée l’Ouverture. Les changements politiques et législatifs ont permis aux capitaux étrangers de circuler dans le pays. Cette dynamisation économique a eu des répercussions sur tous les aspects de la vie des îles. Les investissements étrangers et l’exploitation et l’exportation des ressources naturelles ont apporté une croissance économique annuelle de 7 % (The World Bank, 2011; Vickers, 2005). Une nouvelle société de consommation venait de naître et les malls et centres commerciaux proliféraient dans les pôles urbains comme un symbole du progrès et de la modernité suivant l’exemple des autres villes globales (Sassen, 1996). Ces nouvelles ressources, ces « temples du capitalisme » et cette « prospérité » n’étaient accessibles qu’à la croissante classe moyenne, ce qui a agrandi la brèche entre les riches et les pauvres, entre les urbains et les ruraux. Jakarta s’est engagé dans un « double mouvement de course à la compétitivité avec les autres

métropoles majeures de la région tout en cherchant à maintenir officiellement une justice sociale pour sa population. » (Dietrich, 2014b).

Les évolutions économiques se sont manifestées dans l’espace urbain notamment de la capitale qui se projette comme la vitrine de la réussite économique du pays et de son inscription dans la mondialisation ainsi que dans le groupe des pays dits « émergents » (Ansori, 2009; Dietrich, 2014b; Evers et Gerke, 1997; Simone, 2014a). Deux mouvements se sont déployés en parallèle dans l’espace urbain : un premier de concentration des fonctions métropolitaines dans quelques centres et un second, d’étalement urbain par l’adjonction progressive des municipalités

23 Pour UN Habitat, l’agglomération est un environnement bâti, densément peuplé et qui contient la « ville

centrale » ou le city proper, les banlieues et un réseau de transport qui s’accroît en les réunissant en permanence. UN Habitat, Urban Indicators Guidelines, 2009.

périphériques (Dietrich, 2014a). Suite à la crise économique de 1997, le gouvernement de Jakarta a poussé le développement des centres de business comme Mega-Kuningan, Jalan Sudirman et Thamrin. L’objectif était de disposer d’excellentes infrastructures et services pour assurer efficacement leurs opérations et leur accrochage aux mouvements de la mondialisation et de la croissance économique au niveau international. Les politiques publiques d’urbanisation étaient au service de l’accès au marché capitaliste et tendaient à afficher les signes de la modernité et du progrès. Les grands groupes de développement urbain comme Lippo, Citta ou Pomodoro se sont positionnés comme étant des symboles du progrès de la ville et pas seulement comme les facilitateurs et les producteurs de cette modernité.

Cette vision de la modernité n’inclut pas seulement des résidences mais des écoles, des voies de circulation, des hôpitaux, des centres de loisirs et des conglomérats commerciaux dans un processus de création de plusieurs centres spécialisés au sein de la ville. Simultanément à la concentration spatiale de ces infrastructures on assiste à la verticalisation du bâti (surtout des résidences en appartements et des centres administratifs). Ce modèle urbain « modernisé » promu par les politiques publiques de la ville rapprochait Jakarta des autres grande villes mondialisées (Dietrich, 2014b; Simone, 2014a). Les fonds d’investissement en plus des politiques sociales se dirigent vers un mode de vie en appartement ce qui provoque des différenciations sociales très visibles qui se déploient dans les usages et les implantations spatiales. En général, la régionalisation dans les villes d’Asie du Sud-Est répond à trois mouvements : un premier mouvement de sécurisation des quartiers pour éviter des vols et autres problèmes ; un deuxième mouvement d’ordre social où les groupes plus aisés emphatisent et manifestent leur consommation tant spatiale (taille de la terre, de la maison) que culturelle par l’assimilation au modèle du progrès notamment américain, et un troisième mouvement de différenciation ethnique très marqué et touchant particulièrement les minorités chinoises (Leisch, 2002).

Les richesses produites par le développement économique de la fin du XXe siècle ont permis une croissance sans précédents de la classe moyenne indonésienne, néanmoins ces richesses ont aussi été réparties de façon différenciée et ont creusé les inégalités socioéconomiques24.

Dans les classes aisées, plusieurs actions au niveau matériel et symbolique marquent ce prestige et se manifestent notamment par les formes de consommation et d’utilisation de l’espace de la ville suivant un modèle occidental de la vie « moderne » où (climatisé, propre, insonore et ordonné). Avec la montée des classes moyennes, de nouveaux espaces résidentiels façonnent

24 Le coefficient des inégalités des revenus GINI national (où la valeur 0 représente l’égalité totale et 100

les rapports sociospatiaux et les façons dont les citadins s’expriment et profitent des ressources de la ville. Les familles de la classe moyenne contemporaine de Jakarta se distinguent de la famille étendue traditionnelle indonésienne. De taille plus petite, la structure nucléaire étant de plus en plus fréquente, elles résident dans des appartements au sein des grands conglomérats résidentiels. Ni l’homogénéisation du niveau de vie ni la concentration de la population dans ces gated communities25, n’entraine un mode de vie en communauté et beaucoup de résidents

rapportent ne pas connaître leurs voisins, contrairement aux modes de vie plus horizontaux des

kampungs (Jellinek, 2005; Simone, 2015). Plusieurs de ces quartiers sont fermés par des murs

qui ne sont parfois pas de taille suffisante pour vraiment sécuriser la résidence, ce qui symboliquement renvoie à une volonté de se démarquer notamment face aux valeurs communautaires de la société indonésienne (Leisch, 2002). Toutefois, à l’intérieur de ces foyers les modes de vie ne sont pas toujours différents des modes plus traditionnels. Derrière l’apparence moderne on peut se trouver face à des foyers sans télévision, où le linge est lavé à la main et les consommations alimentaires se font à même le sol (Leisch, 2002). C’est-à-dire que le passage d’un mode de vie à l’autre ne se fait pas de façon abrupte. Certains ménages modifient leur propriétés (expansions verticales et horizontales des structures existantes, nouveaux usages commerciaux des espaces résidentiels, etc.) de façon à garder un sentiment de continuité avec l’ancien mode de vie plus horizontal (Simone, 2013, 2015; Simone et Fauzan, 2013b). Les grands projets urbanistiques sont pensés pour centraliser un grand nombre de résidences et d’espaces commerciaux, administratifs et de loisirs (cinéma, bowling, terrains sportifs). Les hypermarchés s’installent dans ces centres commerciaux et les résidents expriment leur préférence pour ces environnements modernes, calmes et climatisés. Ce système d’approvisionnement s’adapte aux rythmes du travail et d’organisation domestique. Dans une étude réalisée auprès de 240 foyers choisis dans ce type de résidence, un tiers des répondants ont exprimé leur désir d’intensifier ce mode de vie en se différenciant du mode de vie plus traditionnel (Leisch, 2002).

Le concept de near-South de AbdouMaliq Simone qualifie les modes de développement des villes comme Jakarta qui se trouvent « proches » autant du modèle du sous-développement que de celui du Nord, et qui produisent un modèle de ville qui croît et se reproduit dans l’espace dans la tension de ces deux modèles.

“Accordingly, near-South also means not simply the proximity of these cities to conventional

southern conditions but also the proximity of the South to the conditions of the city everywhere.

Major cities of the South have grown spectacularly during the past decades, not just in terms of population size but also in their ability to mirror cities of the North in terms of infrastructure,

wealth, amenities, cultural assets, urban vibe, and social and economic dynamism. This mirroring and jumping capacity have enabled improvements in urban conditions for many inhabitants, but they have also left in place substantial spaces of localized practices, shadow economies, marginality and social and economic domains which is difficult to find adequate labels. “Informality” is the usual placeholder label applied to these spaces” (Simone, 2014a, p. 32).

En 2009, 20 % du total de l’habitat de la ville était classifié comme informel (Indrakesuma, 2011). Nonobstant, il faut tenir en compte que les chiffres de l’informalité ne sont pas fiables car les migrants non identifiés résident dans les slums et donc ne sont pas recensés (l’habitat par occupation non autorisée de terrains ne figurant pas dans les recensements). La localisation de l’habitat des populations pauvres26 détermine leur accès au marché de l’emploi ainsi qu’à

d’autres ressources économiques grâce aux réseaux dynamiques de l’économie informelle. Les

kampungs sont principalement localisés dans le centre de Jakarta. Aujourd’hui, les politiques

d’aménagement urbain appelées Normalisasi (« normalisation ») cherchent à relocaliser les populations de tous les kampungs du centre vers la banlieue. Dans le prolongement d’actions menées par la Banque Mondiale pour la réduction de la pauvreté, notamment du programme KIP (Kampung Improvement Program) du P2KP27, les politiques publiques de la ville orientent

la construction de logements sociaux suivant le mot d’ordre du développement de la ville, la verticalisation. Cette verticalité s’oppose cependant à la vie commune horizontale des kampung que nous décrirons dans le point II. de ce chapitre. Dans des immeubles collectifs à plusieurs étages et excentrés, ces projets de logement visent l’amélioration du niveau de vie des populations des kampungs. Mais les intérêts de ces évictions vont plus loin : l’utilisation des espaces vacants pour la construction de conglomérats commerciaux et résidentiels localisés stratégiquement au centre de la ville. Loin d’éradiquer la pauvreté, ces projets tendent plutôt à la rendre invisible afin de répondre aux processus de métropolisation (Dietrich, 2014a, 2014b). Les classes moyennes sont à la fois l’objectif et le moteur de ces évolutions urbaines. Nous rappellerons dans la partie suivante les caractéristiques de ce groupe social et de ses formes de consommation à Jakarta avec l’objectif analytique de compréhension des modes de changement de l’alimentation des populations pauvres et dépendantes des réseaux informels. Le changement social dans les pays du Sud se caractérise par la croissance de la classe moyenne ce qui implique

26 Dans les études sur les configurations et segmentations géographiques des villes, les travaux de l’Ecole de

Chicago ont été pionniers dans la différenciation des quartiers-type selon les parcours de vie des citadins depuis l’arrivée migratoire jusqu’à la réussite sociale. Cependant le modèle concentrique de Chicago, sur lequel ils ont basé leurs études n’est pas transposable à d’autres modèles de villes, multicentriques et « fractales » comme Los Angeles ou Jakarta.

que des groupes autrefois pauvres améliorent leur pouvoir d’achat et modifient ainsi leurs habitudes de consommation (Kuhn, 2009; Popkin, 1999; Schmidt, 2009; Zukin, 1998).

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